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Full text of "Le docteur Rameau"

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LES BATAILLES DE LA VIE 



LE DOCTEUR RAMEAU 




DU MÊME AUTEUR 



ROMANS 

LES BATAILLES DE LA VIE: 

Serge Panine, ouvrage couronné par VAcadémîe 

française^ i58« édition. — i volume grand 

in-iS 3 fr. 3o 

Le Maître de Forges, 25 8* édition. — i volume 

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Use FJenron, ii2« édition. — i. volume grand 

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Ia Grande Marniëre, 160® édition. — i vol. 

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Les Dames de Croix-Mort, loo* édition. — i vol. 

grand in-i8 • 3 fr. 5o 

Koir et Rose, 74° édition. — i volume grand 

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Volonté, 116® ÉDITION. — I vol. grand in-i8. 3 fr. 5o 

THÉÂTRE 

Régina Sarpi, drame en cinq actes (Théâtre des 

A''£ï/ir>ji.v;, I volume grand in- 18 2 fr. » 

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Serge Panine, pièce en cinq actes (Gymnase), i vol. 

grand ni- 18 2 fr. » 

Le Maître de Forges, pièce en quatre actes et cinq 

tabkaux (Gymnase), i volume grand in- 18. 2 fr. » 
La CoTïïtesse Sarah, comédie en cinq actes [Gymnase], 

X ^ rikimvj grand in-i8 2 fr. » 

La Grande Marnière, drame en huit tableaux 

{Poriç-Saint'Martin)^ i vol. grand in- 18. 2 fr. » 

l'jiria, — Typ. G. Chamerot, 19, rue des Saints-Pèreg — 2331 1. 



LES BATAILLES DE LA VIE 



LE 



DOCTEUR 

RAMEAU 



GEORGES OHNET 



QUATRE-VINGT-SEPTIEME EDITION 




PARIS 



PAUL OLLENDORFF, EDITEUR 

2S bis, RUE bE RICHELIEU, 28 bis 

1889 

Tous droils réservés. 



I I, A ÎTÉ TIRÉ A PART 

Cent cinquamt'-huiî exemplaires de luxe numérotés 
à la presse, savoir : 

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LE 

DOCTEUR RAMEAU 




PREMIÈRE PARTIE 



Parmi les illustres praticiens que compte la scioiice 
médicale contemporaine, le plus universellenii nt 
admiré est, sans conteste, le docteur Rameau de rVi- 
rières. Réputé le premier chirurgien de son temiis, 
professeur d'anatomie à l'École de Médecine, H\\- 
meau est aussi un médecin hors ligne. Il a fai! r\\ 
thérapeutique des découvertes surprenantes, Dnru' 
d'un coup d'œil supérieur et d'une audace singulit' r v . 
il tente, in extremis, l'application de remèdes U»}- 
droyants. Et, avec un bonheur sans égal, il a o}k'h' 
des cures miraculeuses. 

La confiance qu'il inspire est certes pour moitit^ 
dans la réussite de ses traitements. Il est telleriicnl 

1 



3 LES BATAILLES DE LA VIE. 

établi que la présence de Rameau au chevet d'un ma- 
lade met lamort en déroute, que le patient, envoyant 
entrer le docteur, se sent déjà sauvé. Aucun souve- 
rain en Europe n'a jamais eu une sérieuse indisposi- 
tion ^^ans que Rameau ait été appelé h grands frais. 
Lorsq ue les chirurgiens d'Inspruck voulaient couper 
la jambe à l'archiduc Albert, tombé au fond d'un 
ravin en chassant le coq de bruyères, c'est lui qui 
trouva, à force de soins ingénieux, le moyen de ne 
pas faire du prince un invalide. Il réclama pour ses 
peïneî^lasomme de centmillethalers. Étant allé à Câ- 
pre ra opérer Garibaldi d'un phlegmon qui le mettait 
daii!!^ b' plus grave danger, il demanda au grand aven- 
turier, comme honoraires, une fleur de son jardin. 

Rameau est démocrate et libre-penseur. Démo- 
crate parce que, sorti du peuple, il en a conservé les 
après tendances égalitaires. Libre penseur parce que 
(tans b^es profondes investigations scientifiques il n'a 
jamais rencontré que la matière au bout de son 
scalpel et que sa vaste intelligence se refuse à ad- 
nuîLtift ce qu'elle ne peut pas expliquer. R est un des 
adepîps du transformisme et il a fait, sur la perfecti- 
bilité (les races, des études de la plus haute portée. 

Arrive à cinquante ans, dans toute la vigueur 
d'une nature qui n'a été affaiblie par aucun excès, 
Raiiu au est un homme de haute taille, au visage 
tourmenté comme un sol volcanique. Son front im- 
mense estcouronnéd'unechevelure grise, onduleuse 



LE DOCTEUR RAMEAU. 3 

et rude, semblable à la crinière d'un vieux lion. Ses 
yeux gris, clairs et perçants ainsi que ses outils 
d'acier, sont surmontés de sourcils noirs et touffus. 
Son teint très coloré annonce un sang brûlé par 
l'activité d'une vie entièrement consacrée au tra- 
vail. Sa boucbe aux lèvres épaisses respire la bonté. 
Mais un pli profond, qui se creuse entre ses sourcils, 
à la racine du nez, chaque fois qu'il est préoccupé 
ou mécontent, lui donne un aspect terrible. A l'hô- 
pital ou à l'amphithéâtre, la locution : « Rameau a 
son pli, » est pour le^ internes et les élèves un signal 
d'alarme. Tout tremble et se tait quand l'effrayante 
ride barre le front génial du savant, car ses emporte- 
ments sont formidables, et rien ne peut les arrêter. 
Sa brutalité est légendaire comme son adresse. 
Aucune femme ne ferait un pansement, ne poserait 
un bandage d'une main plus légère et avec des doigts 
plus agiles. Il n'est pas de charretier qui jure contre 
ses chevaux plus violemment que le docteur contre 
ses aides. Les malades épouvantés se renfoncent 
dans leur lit, s'enfouissent sous les oreillers, en en- 
tendant la voix tonnante du chirurgien qui brandit, 
d'un air menaçant, un trocart à la lame aiguë . Il s'em- 
pare d'eux et, avec ravissement, les malheureux plus 
morts que vifs apprennent que l'opération est finie 
quand ils la craignaient à peine commencée. Alors 
ils bénissent la prodigieuse habileté de ce bourru 
bienfaisant et comprennent pourquoi, derrière son 



LES BATAILLES DE LA VIE 



LE DOCTEUR RAMEAU 



È LES BATAILLES DE LA VIE. 

Je côté les mystères cabalistiques. Dans le petit ap- 
parlomant « [lul occupait, au cinquième étage, rue de 
Lu llarpfijl avait transformé la cuisine en laboratoire 
et. sur te rmirneau habilement aménagé, ilfaisaitdes 
eKpériLiH't ;^, La nuit, les voisins voyaient la jpetite 
fonr^lre s'i'cluirer de lueurs fantastiques. Et les bons 
liourgL^ois ses voisins le regardaient avec terreur pas- 
ser rituis l'iwcalier, serré dans une longue redingote 
noire, le.s cheveux épars sous son chapeau cabossé, 
ayant une v ague ressemblance avec Fhoffmannesque 
doc Leur Miracle. 

Ce fui à ^ûn concours pour l'agrégation que sa 
liai n IL* «le t onjbattant se manifesta, pour la première 
fois* iUiua luiite sa violence autoritaire. Il stupéfia les 
examinaleirrs parla hardiesse de ses tendances et la 
nouveauté de ses aperçus. Ce jeune homme osa ex- 
poser (i levant ses maîtres des théories qui aboutis- 
SNÏerit à la négation formelle des doctrines admises. 
11 df^fenilil sa manière de voir avec une éloquence 
âpre eî tivuichante qui fit bondir tout le bureau et 
pitjvoipia les manifestations enthousiastes parmi 
lesassislanb. 

Les atliires de réformateur du docteur Rameau 
<lè [►! ïirei j i souverainement : il passa pour un révolté. 
ihï le <li*[iei^^nit comme un brouillon ambitieux, ca- 
jiable, s il prenait possession d^ine chaire à la Fa- 
culte, lie bouleverser les idées ayant cours. Ses ju- 
ge^, ]iron>n Jément blessés de s'être senlis dominés 



LE DOCTEUR RAMEAU> 9 

par lui, le mirent à l'index. Il fut deux fois de suite 
refusé. Au mépris de toute justice, on lui fit passer 
sur le dos des camarades dont la médiocrité n'était 
point gênante. Rameau rugit de colère. Et, dès lors, 
la lutte fut engagée entre ses maîtres et lui. « Nous 
ne le laisserons jamais arriver », avaient dit ceux-ci. 
« Je prouverai au monde entier qu'ils sont des ânes », 
répliqua Rameau. 

Et enragé, tout en continuant à préparer -son exa- 
men nouveau, il publia les brochures qui commen- 
cèrent à attirer sur lui l'attention du monde mé- 
dical. En Europe, ses travaux furent commentés, 
ses livres traduits. Le célèbre professeur Schultz, 
de la Faculté de Leipsick, écrivit un mémoire pour 
appuyer les tendances du jeune savant français. 
L'opposition de Rameau prenait les proportions d'un 
schisme. Il eut des partisans passionnés qui versè- 
rent dans l'exagération. Il fut obligé de réagir et de 
tracer des limites à ses réformes. On commença à le 
trouver raisonnable, en le voyant contenir les fana- 
tiques et les déréglés. Et puis, trop de bruit s'était 
fait autour de son nom, Teffroi commençait à gagner 
ses détracteurs. La presse scientifique s'était empa- 
rée des questions discutées, et tous ceux qui combat- 
taient les doctrines de Rameau étaient traités de ré- 
trogrades. Il devint de bon ton de hocher la tète d'un 
air grave en parlantde lui, et de dire : « Remarquable 
intelligence, un peu fougueuse, mais que l'âge disci- 

1. 



i 



10 LES BATAILLES DE LA VIE. 

plineni. Homme avec lequel il faut compter. wTout 
un Tiiouvuïiu nt républicain et libre-penseur s'était 
proïliiit miloïir de Rameau. Et les gens timorés di- 
saient, en parlant de lui à voix basse : « C'est un ré- 
vol ut.inm un n* et un athée. » 

[itMolulioriiiaire, il Tétait dans son art, mais non 
aiilrpHieiil. Il clait fort dédaigneux de tout ce qui 
ressembltiil ?'» des affaires, fût-ce celles du pays. Un 
dtîs ehels du radicalisme, s'étant trouvé en rapport 
avoc lui, ^onL;ca à exploiter la popularité du jeune 
savant au jnotît de son parti et lui demanda pour- 
quoi, avec SJL grande intelligence, il ne faisait pas 
do fNïUt^|iH'. Rameau le regarda du haut de sa tête, 
et brusquer! nnit : 

— Parera que c'est trop facile! 

Quant à son athéisme, il était réel, mais point mi- 
litant. Il lie s'occupait pas de ce que son voisin pen- 
sait. Il avait ses idées à lui, et n'essayait jamais d'y 
convmtïr ^[m que ce fût. Il ne se cachait point de 
n adniottre rion de ce que la religion enseigne, et le 
dimanflie. ù Lii gny, dans lapetite maison du docteur 
St^nant, allablé avec son bienfaiteur, il se laissait 
housjiillii^r ]\i\r le vieux praticien, qui était croyant 
comnit' \in\<> f tmx qui vivent dans les larges espaces 
di^ la ( ampaiijne où l'harmonie de la nature éclate 
s(>ii\c'rriiurin*'ïitaux yeux. Mais il ne discutait pas. 

11 f*ctiiiliiil, Mvec un tranquille sourire, les violentes 
ïïUrLip.s du Ijuuliomme et lorsqu'il sentait trop vive- 



LE DOCTEUR RAMEAU. H 

ment la pointe d*une épigramme, il secouait ses 
larges épaules, comme un lion harcelé par un mou- 
cheron, et disait gaiement en levant son verre : 

— A votre santé, docteur. Je croirai en Dieu s'il 
m'accorde la joie de vous voir centenaire ! 

La Providence ne fait évidemment pas de propa-. 
gande, car le docteur Servant mourut à soixante-dix 
ans, pleuré sincèrement par Rscmeau et laissant un 
fils qui était capitaine d'artillerie. 

Le seul être devant lequel Rameau ne se gênait 
point et rêvait tout haut était son ami Talvanne, 
médecin comme lui et fils du célèbre aliéniste. 
Talvanne, destiné à succéder à son père dans la di- 
rection de la maison de santé de Vincennes, avait 
fait de très fortes études et s'était adonné avec pas- 
sion à l'anthropologie. Il poussait le goût des iiF- 
vestigations craniométriques jusqu'à la manie. Il 
n'ëtait pas rare de le voir, au milieu d'une réunion 
d'étudiants, se lever, sortir de sa poche un gonio- 
mètre, sorte de compas à branches allongées en tra- 
vers desquelles manœuvre une règle graduée, et, 
s'emparant de la tête d'un de ses camarades, lui me- 
surer les pommettes et le renflement des tempes, 
puis dire gravement : 

— Angle pariétal presque nul, brachycéphalie 
associée à un faible écartemenj; des pommettes et des 
jircades zygomatiques... Crâne d'Auvergnat, mon 
bonhomme ! 



12 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Et loiit le monde de rire, de pousser des cris 
d'animauK et de s'écrier : 

— Bravo, l'anthropologiste ! 

Chez lui Talvanne avait rassemblé une considé- 
rable €olloclion de crânes, et il s'occupait à faire des 
expériences de jaugeage, pour déterminer la capa- 
eité eén^brale des espèces. Il emplissait un crâne 
avec de Teau, suivant la méthode de Saumarez, Vi- 
trey et Treadwell ; de mercure, suivant celle de Bro- 
v'd\ de sable, comme Hamilton; de millet, comme 
Mitiito^a?./:a; de graine de moutarde blanche, comme 
Philijjprt, et enfin de plomb de chasse, comme Mor- 
fun. Kt, quand on entrait dans le vaste cabinet de 
Iravaii qu'il occupait au rez-de-chaussée de la niai- 
sori (le son père, on trouvait des crânes partout, sur 
h's tables, sur les chaises, sur la cheminée, sur la 
pendule; un crâne même servait de pot à tabac. 
Tout re qui, de près ou de loin, se rattachait à la 
cniui^iinêtiie intéressait Talvanne. Il collectionnait 
les rf)Utls depapier sur lesquels, dans les conîorma- 
leur^, lt> ihapeliers prennent la mesure de la tête de 
leui^s elii lits. 11 prétendait obtenir ainsi de curieux 
ëujelri <bi comparaison. 

Fils (le famille, vivant dans un milieu bourgeois, 
ah li'^ ùlfHts très avancées n'étaient point reçues, de 
plus (iy:tjit été élevé par une mère pieuse, Talvanne 
^^ardaU iiu fonds de croyances que ses études n'a- 
vaien L pu ébranler. Très chaud partisan du transfor- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 13 

misme, il était déiste. Etquand, par hasard, Rameau 
se laissait aller à nier Dieu, des discussions terribles 
s'engageaient dans lesquelles Talvanne, dédoublé 
en quelque sorte, sentait ses instincts de bourgeois 
se révolter contre les théories du matérialiste, tan- 
dis que ses tendances de savant l'entraînaient à pen- 
ser comme lui. Mais le bourgeois était le plus fort, 
et, d'au tant plus indigné qu'il était moins convaincu, 
Talvanne finissait par accabler Rameau d'injures. 
La discussion commençait tranquillement. 

— La caractéristique de l'homme, disait Tal- 
vanne, est la religiosité. L'être humain se voyant 
faible éprouve le besoin de croire à une puissance 
supérieure qui ne lui' est pas révélée. 

— Si elle ne lui est pas révélée, qu'est-ce qui lui 
prouve qu'elle existe ? 

— Ce sentiment intime, que l'on trouve chez 
tous les habitants de la terre, blancs, noirs, rouges 
ou jaunes, et qui leur fait adorer quelqu'un ou quel- 
que chose. Dieu, le feu, le soleil, un serpent ou une 
pierre... 

— Superstition, faiblesse d'esprit ! 

— Sans religion l'homme est impossible à gou- 
verner. 

— Je le crois bien ! Les trois mobiles des con- 
ceptions religieuses ne sont-ils pas la peur, l'admira- 
tion et la reconnaissance? C'est pourquoi tes prêtres 
n'ont à la bouche que l'enfer pour terrifier, les mi- 



iJl LES BATAILLES DE LA VIE. 

racitîs puur étonner, et la miséricorde divine pour 
alliiTr... Spéculations sur l'ignorance et la pusilla- 
nniûl<:^ liinnaine... Au fond de tout cela, qu'y a-t-il? 
Du (.■linrlîUanisme! 

Heguli<nement alors Talvanne perdait son sang- 
Iruld et commençait à crier : 

— Si aveugle que tu sois, tu ne peux cependant 
pas iii(.i' <[N'il y ait eu une force créatrice... 

^^ Je no le nie pas, seulement je l'analyse, cette 
fiîH I? cn^alrice, et je la trouve à l'état latent dans 
la nuiliri'L', Toutes les formes organiques naissent 
It'^ iiiK s Jes autres par des modifications insensibles. 

— ■ ;Miii>^ il y a eu un dessein dans la nature, repre- 
iiîtil, ïalvaiine. Il faut admettre les causes finales... 
Tout a rïi' fait pour l'usage de l'homme par un cé- 
lesio ouvrier... 

UsLitu'iiu alors se levait et marchait à grands pas, 
l'iL se< iuiant sa rude chevelure sur son cou de tau- 
rt'uu : 

— St loiit a été fait pour l'usage de 'l'homme, 
[ï(jiin(uoi t*!S animaux nuisibles, pourquoi les plantes 
vëuL'UruHs, pourquoi les cataclysmes terrestres? 
Pou n [ ui u les maladies? Ah ! oui, tu vas m expliquer 
ri lîi pjii une punition infligée à l'homme, tu vas me 
I aruulor U^ paradis terr3stre, Adamet Eve, l'histoire 
(lu p[ OUI ici* péché, les blagues de tes théologiens ! 
La lu al: a lie est aussi ancienne que la vie, ainsi que 
la [Hilroulologie le démontre... Tu vas me parler de 



LE DOCTEUR RAMEAU. 15 

l'utilité des organes et de leur appropriation à uue 
fin ! Mais Tanatomie comparée nous fait connaître 
un grand nombre d'organes rudimentaires qui, utiles 
pour une espèce, sont tout à fait inutiles pour d'au- 
tres : par exemple, les mamelles de l'homme, les 
dents de la baleine. Etriiermaphroditisme, qu'en dis- 
tu? Pourquoi des monstres? 11 y a dans la nature des 
animaux parfaitement conformés, qui naissent sans 
tête et dont la vie est impossible. Pourquoi les avoir 
créés? La vérité, c'est que ce sont les forces de la 
matière qui, dans leur rencontre accidentelle, ont 
donné naissance à d'innombrables formes; et de 
toutes ces formes, ont seules survécu celles qui se 
sont trouvées appropriées, d'une manière quelcon- 
que , aux conditions du milieu dans lequel elles 
étaient placées. Celles-là, ayant résisté, se sont dé- 
veloppées et transformées. . . 

— Oh ! sur ce point-là, nous sommes d'accord, 
interrompait Talvanne avec éclat : le transformisme, 
c'est ma loi ; mais il n'exclut pas l'idée d'un créateur. . . 

— Mais, animal, à quoi bon un créateur, puisque 
l'utilité n'en est pas démontrée ? 11 te faut absolu- 
ment un créateur, avec une grande barbe et un ton- 
nerre dans la main? Quelle rage d'adoration as- tu? 
C'est l'absurde faiblesse humaine qui veut se raccro- 
cher à une puissance supérieure, comme un noyé à 
une branche ! La passion d'être dominé et surtout 
d'éviter la responsabilité... Si Dieu n'existait pas, il 



!6 LES BATAILLES DE LA VIE. 

faudrait Tinventer, n'est-ce pas? Eh bien, moi je te 
dis une chose : c'est que si ton Dieu existe, c est un 
monstre qui nous a orées pour notre malheur et qui 
se réjouit de nos misères. Et comme je ne veux pas 
porter une accusation aussi impie, j'aime mieux 
croire à la fécondité naturelle de la matière. 

Avec une âpre éloquence, Rameau développait 
sa pensée, abordant les conceptions philosophiques 
les plus nouvelles et, avec la précision froide d'un 
opérateur.taillant la chair vive, coupait les ailes aux 
aspirations spiritualistesdesonami. Et, dans la nuit, 
à la clarté de la lampe de travail, au coin du feu, Tal- 
vanne restait des heures à écouter Rameau , blessé 
dans ses sentiments, mais émerveillé de la profon- 
deur de vues du savant, et rendant hommage à ce 
lumineux esprit qui, dans quelque direction que 
les hasards de la vie l'eussent poussé, aurait été un 
homme supérieur. 

Cependant, dans l'étroite intimité des jeunes gens, 
un tiers s'était introduit. Sur le même palier que Ra- 
meau, dans la maison de la rue de La Harpe, habitait 
un jeune peintre allemand nommé Frantz Munzel, 
venu de Stuttgard pour suivre les cours de l'École 
des Beaux- Arts. Il était silencieux, paraissant tra- 
vailler beaucoup. Tous les soirs, on l'entendait jouer 
au piano de l'Haydn ou du Mozart. Il était visible- 
ment doux ettimide. Rameau savait qu'il était pein- 
tre parce qu'il l'avait rencontré, dans la rue. des 



LE DOCTEUR RAMEAU. 17 

toiles sous le bras et sa boîte à couleurs à la main. 
Mais les deux voisins ne s'étaient jamais adressé la 
parole. Ils échangeaient un coup de chapeau, en 
passant, et c'était tout. Ils ne connaissaient même 
pas leur nom. Quand par hasard Rameau parlait de 
Munzel, il disait : le peintre d'à côté. 

Un jour Munzel rentra de l'Ecole des Beaux- Arts 
très pâle. Le soir il ne joua pas sa sonate accoutu- 
mée. Il s'était mis au lit avec une grosse fièvre. Le 
lendemain une angine des plus graves se déclarait. 
Ses camarades d'atelier, pour lui faire une charge, 
l'avaient, pendant toute une matinée, attaché nu et 
tatoué à la table du modèle, par un froid glacial. En 
trois jours le mal avait pris un développement ef- 
frayant. Le malheureux était à toute extrémité. Le 
médecin du quartier venait de se retirer en déclarant 
au concierge qu'il n'avait plus d'espoir et que toute 
opération serait inutile. Celui-ci ne sachant que ré- 
soudre eut l'idée de frapper à la porte de Rameau. 

Le docteur travaillait, sans feu, les jambes entou- 
rées de la couverture de son lit, préparant une des 
thèses qui lui avaient valu tant de déboires. Il se leva 
silencieusement et, entendant le malheureux Frantz 
râler dans l'obscurité de sa chambre, il prit sa lampe 
et s'approcha du lit. La face congestionnée, le cou 
énorme, les yeux en dedans, le pauvre diable étouf- 
fait. 

— Il n'en avait pas pour une heure, dit Rameau 



\n LES BATAILLES DE LA VIE. 

upn- s un rapide examen. Les membranes ont gagné 
j !t>(] 1 1 aux fosses nasales. Cependant je vais tenter la 
IrîH'Iiéotomie. 

Il revint avec un bistouri; d'une main ferme, 
l rouant la chair, il enfonça une canule dans la gorge 
(lu mourant et, avec un admirable mépris de la con- 
tiigioii, il aspira violemment. Un flot de mucosités 
^îihf^uiaolentes jaillit et Tair siffla, vivifiant et déli- 
i'i(.'nv, dans les poumons du mourant. 

— 11 faudrait maintenant faire prévenir la fa- 
miUr,.. 

— 11 n'y en a pas. Il est seul à Paris, c'est un étran- 

Rameau jetaun regard sur le front pâle couronné 
di! i:lieveux blonds bouclés du malade, il s'approcha 
uiip seconde fois du lit, et palpa le crân^ avec soin : 

— Selon Camper nous avons aflaire à un sous- 
(>iarhycéphale. Votre locataire est-il Allemand? 

— Oui, monsieur Rameau, mais il parle bien le 
IViiiiiîiis, dit le concierge qui ne comprenait pas la 
|Kii Ire de la question du savant. 

— Bien. Sous-brachycéphale et Allemand, fit Ra- 
iriism sLvec un léger sourire, voilà qui fera plaisir à 
Talv^time. 

IN ndant toute la durée de la maladie, Rameau ne 
qui lia pas Munzel. Il fut à la fois médecin et infir- 
mii*r. Il travaillait, dans la journée, sur un coin de 
lalilr, dans la chambre du Wurtembergoois, et la 



LE DOCTEUR RAMEAU. 19 

nuit il lisait, en prenant des notes à la lueur de la 
veilleuse, écoutant avec satisfaction ronfler son ca- 
marade. 

— L'entends-tu ? disait-il avec satisfaction à Tal- 
vanne, venu pour savoir ce qui arrivait à son ami, 
il respire mieux qu'avant, ce mâtin-là ! 

Tant que Frantz fut au lit et que les soins de Ra- 
meau eurent un caractère professionnel, Talvanne 
manifesta pour le malade une réelle sympathie. Il 
remplaça le docteur auprès de lui, et le veilla même, 
sans lui tàter le crâne, et sans lui mesurer l'angle na- 
sal : il se dévoua, non par amour de la science, mais 
par amour de l'humanité. Cependant quand, le ma- 
lade étant guéri, l'intérêt que lui porta Rameau prit 
vraiment un caractère amical, Talvanne se refroidit 
sensiblement et commença à regarder le peintre de 
travers. L'affection que le jeune aliéniste avait pour 
celui qu'il considérait comme une des futures gloires 
de la médecine française, était trop vive pour aller 
sans jalousie. Il fallut toute l'autorité que Rameau 
possédait surlesprit de Talvanne pour forcer celui- 
ci à accepter Frantz. Et dès lors commença une exis- 
tence à trois qui fut souvent traversée par de violents 
orages. 

Dans l'association de Talvanne et de Rameau, l'Ai - 
lemand rêveur apporta un élément nouveau. Il était 
profondément mystique. Il avait gardé dans son cer- 
veau un peu de l' ombre des hautes cathédrales go thi- 



20 LES BATAILLES DE LA VIE. 

qués de son pays. Et, dans cette ombre, passaient, 
radieuses et charmantes à la fois, les saintes nimbées 
d or des vitraux de chapelle et les blanches fées des 
légendes du Rhin. Rameau disait en riant : Munzel 
iist un clérical-païen. Mais il avait, pour les idées du 
Joiine homme, une indulgence toute particulière qui 
mettait Tal vanne hors de lui. LorsqujBde vives con- 
troverses s'engageaient sur un sujet religieux et que 
Mu nzel et Rameau se trouvaient en désaccord , 1 e doc- 
hîur adoucissait sa voix, cotonnait ses phrases, ar- 
rondissait les angles de ses arguments, comme s'il 
craignait de blesser son ami. Talvanne avait beau 
murmurer : 

— Mais tu ne discutes pas avec lui, tu l'implores, 
tu Le traînes à ses pieds. Pourquoi lé ménages-tu? 
Il n'est plus malade ! 

Rameau restait sourd à ses excitations. Alors Ta- 
it éniste reprenait pour son compte la thèse de Mun- 
zt*l,et substituait à la rêveuse argumentation del'Al- 
li.'mand sa dialectique agressive. Aussitôt Rameau se 
réveillait et Talvanne, traité comme un misérable, 
payait, en un instant, les frais de la guerre. La grande 
voix du docteur tonnait, lançant les phrases vio- 
lentes et destructives, renversant les croix, chan- 
geant les églises en greniers à fourrages, et forçant 
Umà prêtres, sacredieu ! à revêtir le costume militaire 
pour aller faire chauffer leur eau bénite au feu des 
canons ! Il fallait Torgane musical et grave de Frantz 



LE DOCTEUR RAMEAU. 21 

pour calmer Rameau, et le docteur mécontent de 
s'être laissé emporter, craignant d'avoir froissé son 
amij s'excusait : 

— C'est la faute de cet imbécile de Talvanne... 

— Moi ? Je n'ai fait que répéter ce qu'avait dit Mun- 
zel, répliquait hypocritement Taliéniste. 

— Allons, en voilà assez : tu nous ennuies. Un 
verre de bière, Frantz.. . Et puis tu nous joueras une 
romance de Mendelssohn. 

Et la soirée se terminait tranquillement, TAUe- 
mand, les yeux au ciel, jouant les airs qui avaieilt 
bercé son enfance et semblant suivre, dans le vague 
de ses souvenirs, la marche lente et rêveuse de quel- 
que douce fille blonde qui l'attendait au pays. 

Il fallait qu'il eût quelque engagement et qu'il 
voulût y être fidèle, car Rameau ne lui connut point 
de maîtresse. Il ne parlait pas volontiers de ses 
aff*aires de famille, et jamais son ami ne put lui ti- 
rer un mot de ses affaires de cœur. Il allait tous les 
ans, au mois de juillet, passer quelques semaines à 
Stuttgard, chez son père, qui était professeur de pia- 
no et inventeur d'une nouvelle méthode de solfège. 
Il revenait triste, maigri, comme s'il eût jeûné dans 
un intérieur besoigneux, où les convives étaient trop 
nombreuxet le repas trop frïigal. Il travaillait àforce, 
sans passion, sans coup de flamme, mais avec une 
régularité invariable. Élève de Flandrin, il conser- 
vait une certaine sécheresse native dans le faire qui 



i 



22 LES BATAILLES DE LA VIE. 

sentait l^école de Dusseldorff. Mais il savait compo- 
ser harmonieusement un tableau et le peindre avec 
éclat. Il excellait dans le portrait et commençait à 
gagner de l'argent. 

Cependant ses habitudes de vie ne changeaient 
jiuint, il gardait son modeste appartement de la rue 
lie La Harpe et, s'il avait pris un grand atelier près 
du Luxembourg, c'était pour ne pas se déconsidé- 
fiv aux yeux de sa clientèle. Mais il avait beau se 
faire payer cher, il ne paraissait pas avoir un sou de 
]ilus en poche. Il se refusait tout plaisir et vivait avec 
Tàpre régularité d'une vieille fille. Rameau disait : 

— Il doit y avoir dans l'existence de ce garçon-là 
un trou mystérieux par où tout son argent s'é- 
roule... 

— Laisse-moi donc tranquille, répondait aîgre- 
îiient Talvanne, il est tout simplement avare. Son 
hou a un fond : c'est une tirelire ! 

(1 fallut six ans pour découvrir le mystère. Un 
jnur,en lisant un compte rendu scientifique dans un 
journal allemand, le nomdeMunzel sauta aux yeux 
tle Rameau. C'étaient, dans l'article Tribunaux, les 
I oiïsidérants d'un jugement par lequel ledit Otto 
.\Iimzel, professeur de musique était^débouté de ses 
prétentions à la possession de la méthode de solfège 
|*nr signes, et considéré comme ayant usurpé les 
droits des frères Pfeiffer, seuls inventeurs de la mé- 
thode en question, et était, par ce fait, le sieur Munzel 



LE DOCTEUR RAMEAU. 23 

condamné à dix mille marks de dommages-intérêts, 
plus insertions dans six journaux au choix des de- 
mandeurs, etc.. 

Depuis deux jours Frantz n'avait pas paru chez 
Rameau. Celui-ci avait vainement sonné à la porte 
de Tappartement du peintre, la porte était restée 
close. Inquiet, le docteur alla à Tatelier du Luxem- 
bourg. Il monta, entra sans frapper et trouva Mun- 
zel étendu sur son canapé, les yeux grands ouverts 
et rêvant. Sur le chevalet, un tableau commencé 
n'avait pas reçu depuis longtemps un seul coup de 
pinceau. Il était sec et embu. Le jeune homme ne 
bougea pas en voyant entrer le docteur. Il tourna 
seulement la tête et un pâle sourire erra sur ses lè- 
vres. Sans dire un mot, Rameau s'approcha et, ti- 
rant le journal, il le mit devant les yeux de Frantz. 
Celui-ci lut quelques lignes, pâlit, poussa un cri, 
et, se dressant, tomba en pleurant dans les bras de 
son ami. 

Ainsi cotait là la cause de ses secrètes tristesses. 
Voilà où passait l'argent gagné et économisé par le 
peintre. Depuis dix ans, le procès engagé par les 
Pfeiffer contre le vieux Munzel se poursuivait de- 
vant toutes les juridictions, et les frais absorbaient 
les ressources de la pauvre famille. On mangeait 
des pommes de terre et du lard aux choux, toute 
l'année, et jamais de rôti dans la vieille maison du 
professeur, pour faire face aux dépenses du procès. 




LES BATAILLES DE LA VIE. 

Maïs le père Munzel était plein de confiance, il di- 
sait h sa femme et à ses enfants : Quand j'aurai triom- 
pliiS ma méthode me donnera à la fois la célébrité 
et la fortune. Et il trottait, entre deux leçons, chez 
^oti avocat, lui portant des mémoires griffonnés sur 
du |)apier à musique. 

La perte du procès, définitive, irrémédiable, était 
Ifeî coup suprême pour la famille. Il faudrait, pour 
payer les dix mille marks, voir partir le mince mobi- 
lier, le piano, les partitions. Un malheur sans égal 
pour ces humbles gens, etsous lequel Frantz, depuis 
deu\ jours, était écrasé. Il avait, dans son tiroir, cinq 
cents francs que son marchand de couleurs venait 
de lui avancer, et pas une étude, pas un bout de cro- 
1(11 is à vendre. Depuis longtemps il faisait argent de 
ioul et les toiles peintes ne traînaient pas dans Tate- 
l'uw : aussitôt enlevées que finies, et à bas prix, par des 
marchands qui flairaient le besoin d'argent. Aussi 
toiinnent allait-il faire ? Il ne pouvait laisser la mère 
et. les marmots sur le pavé et le père en prison. Le 
bnnikomme en serait mort. Il fallait qu'il leur vint 
en tiide. Et, depuis quarante-huit heures, étendu 
sur son divan, jour et nuit, il retournait dans sa tète 
l't^ désolant problème, sans lui trouver une solution. 

Hameau posa sa large main sur Tépaule de Frantz, 
id limitant silencieusement sa grosse tête aux che- 
veux rudes : 

— Voilà donc la cause de toutes tes privations?.. . 



LE DOCTEUK RAMEAU. 25 

Va, ne te tourmente pas, mon fils, nous nous pro- 
curerons la somme, j'ai chez moi trois ou quatre 
mille francs, et, pour le reste, j'en fais mon affaire. 
Le reste, ce futTalvanne qui le donna. Mécontent 
de s'être trompé sur le compte du Wurtembergeois, 
il prêta, en rechignant, une dizaine de mille francs 
à Rameau : 

— S'il n'a pas la protubérance de l'avarice, dit-il 
à son ami, il a celle de Tingratitude. Observe son 
crâne. C'est un véritable modèle du genre. Après 
avoir étudié une pareille tête, au lieu d'ouvrir son 
cœur à celui qui la possède, un homme sage lui fer- 
merait sa porte. 

— Tu m'ennuies à la fin avec ta craniologie, ré- 
pondit rudement Rameau . A force de ramener toutes 
les conformations individuelles à des types spéciaux, 
tu divagues complètement. Tu finiras par être aussi 
fou que tes malades. 

Mais Talvanne était tenace. 

— Bon ! bon ! Nous verrons ; l'avenir t'édifiera 
sur le compte de ce garçon... 

En dépit des diagnostics de Talvanne, les années 
s'écoulèrent sans que rien vînt sérieusement trou- 
bler la bonne harmonie de leur intimité. Chacun 
fit sa poussée. Talvanne succéda à son père et devint 
le remarquable médecin légiste, dont le seul travers 
est de voir des irresponsables dans tous les crimi- 
nels. Munzel fut, grâce aux immenses relations de 



:>0 ^ LES BATAILLES DE LA VIE. 

Rameau, un peintre très recherché. Ils marchaient 
lnn>i les trois sur la roule de Tillustration et de la 
fortujie. 

Rameau était alors professeur d'anatomie et ve- 
nnil d'entrer à FAcadémie de Médecine. Nul n'était, 
ilcuis le monde savant, en état de balancer son in- 
ii Qunce. Il était autantadmiré que redouté. Avec une 
puissance rare, il avait forcé tous les obstacles éle- 
vés devant ses pas. C'était un homme terrible pour 
si's adversaires. Il avait Taudace, qui engage à tout 
fil I reprendre, et le génie, qui permet de tout accom- 
plir. Pas un savant qui ne portât ses marques. Il les 
iîvait tous pris à partie, les plus incontestés et les 
plus forts, et s'était montré leur maître. Il n'était 
doux que pour les faibles et pour les humbles. Mais 
h'ii présomptueux et les superbes, illes déchirait, les 
bafouait avec une sorte de sombre joie. 
y II allait rarement dans le monde. Sa rudesse se 
pnMait peu aux élégances apprêtées des salons, et 
i»a parole n'avait pas la banale douceur qui convient 
aux ronversations murmurées. Il y était mal à l'aise, 
se laisait, ou si, par malheur, on essayait de le pous- 
ser jiour le mettre en évidence, il parlait avec une 
Mnr|uence enflammée qui étonnait toujours et cho- 
quai t souvent ses auditeurs. Il passa promptement 
pour im original. On disait de lui : Il a le cerveau 
iiiï peu dérangé, c'est le détraquement habituel du 
grnîe. Mais quel merveilleux chirurgien et quel 



LE DOCTEUR RAMEAU. 27 

admirable médecin ! Il sauve tous ses maladies. 

Le dimanche il dînait chez Munzel, et le jeudi chez • 
Talvanne. C'étaient là ses jours de plaisir. Eiiîie ses 
deux amis, il oubliait les fatigues de sa vie Um\ on- 
tière vouée au travail. Son front s'éclairait, il IA( ItHiJ 
la bride à sa fantaisie et sa verve puissante, un peu 
rabelaisienne, éclatait en joyeux propos. Il s'aniiisail 
à tourmenter Talvanne et émettait des paradoxes 
énormes, que Taliéniste s'attachait à réfuter avec une 
ténacité qui divertissait prodigieusement Rameau. 
Munzel écoutait, en souriant, avec sa gra\4te:' fleg- 
matique d'Allemand blond. Et, quand la discussion 
s'animait, quand Rameau, s'échauffantau feu dcse^ 
arguments, élevait la voix et commençait à marcher 
en seoouant ses larges épaules, le peintre de sa voix 
douce intervenait et, en un instant, le débat redeve- 
nait calme et mesuré. 

Talvanne avait publié un ouvrage intitulé ; y- De?* 
Races et de la filiation», dans lequel il avait consi^iK' 
toute une série d'observations craniométriqnes, an 
moyen desquelles il prétendait établir sûremcjit [a 
généalogie. Un enfant, né de tel père, appartmanl a 
telle race, et de telle mère, appartenant à telh^ aulri^ 
race, devait, selon sa doctrine, avoir la tête eonfor- 
mée d'unecertaine façon et il étaitfacile, àrexanieu, 
de retrouver sur son crâne la trace des généinlionï^ 
dont il était issu. Cette méthode, présentée [nir I a- 
liéniste d'une façon très ingénieuse, avait ail ire l'at- 



28 LES BATAILLES DE LA VIE. 

tention. La Revue anthropologique s'en était occu- 
pér' et l'avait discutée longuement. C'était le grand 
su] et de controverse entre Tal vanne et Rameau. Ce- 
\m-ri éprouvait un malin plaisir à mettre cette ques- 
tion sur le tapis, tendant des pièges à son ami et 
s'aituisant, comme un écolier, quand l'aliéniste s'y 
était laissé prendre. 

■ — Voilà un enfant, disait Rameau, n'est-ce pas, 
r[iii vient au monde avec l'occiput développé, ce qui 
GHÏ 1(3 type de la race espagnole; la garde, dans le 
tablier de laquelle le médecin a jeté le marmot, au 
moment de sa naissance, trouve cette disposition 
cnniienne fâcheuse et, de ses mains, elle lui mo- 
dèle sa petite tête, molle comme de la cire, et la fait 
roiule comme celle d'un Normand. Que devient ta 
I liéurie ? Où retrouves-tu les traces de la filiation ? 
On te donne à examiner le crâne de ce gaillard-là 
quîiiid il est adulte, tu le mesures et, avec gravité 
Lu déclares qu'il est né à Yvetot. 

— Tu es absurde, grognait Tal vanne. 

— Voilà qui est vite dit. Ta méthode n'est pas 
absolue. Les conséquences que tu en tires sont va- 
riables. C'est ceci, à moins que ce ne soit cela. Au 
pi^iit bonheur! En somme, tes observations sont 
amusantes, mais elles n'ont aucune portée. 

— Amusantes ! Elles sont d'une précision rigou- 
reuse, indéniable. En tant que généralités, bien en- 
tendu ! Si tu vas me chercher des exceptions... Il 



LE DOCTEUR RAMEAU. » 

y en a en tout. Et, comme dit la grammaire^ elles 
confirment la règle... ; 

En dépit de ces railleries, Rameau patronnait très 
chaudement la candidature de son ami à TAch^I* ™i»i 
de Médecine. S'il lui plaisait de nier, dans rintimitH, 
la valeur scientifique des doctrines de Taliéniste, Il 
vantait publiquement son mérite. Il avait fait, pour 
le Traité des maladies mentales de Talvaniir. une 
préface admirable, dans laquelle il avait disculé, 
avec une autorité sans pareille, la question âv VM- 
rédité de la folie. Le livre avait, grâce à cette é[ud& 
d'une clarté effrayante, obtenu un succès cuïisiidé- 
rable. Ainsi Rameau, excellent au fond, dét*îHlable 
dans la forme, martyrisait Talvanne et, d'une mai a 
ferme, travaillait à sa renommée. 

Ce fut la phase resplendissante de la carrièi r do 
Rameau. La hauteur philosophique de son esprit se 
manifesta souveraine. Sûr de lui, il osa formuler 
ses doctrines matérialistes, avec Tàpre fougue d'un 
Calvin. Nul ne pouvait plus lui faire obstaclif^- Son 
génie, comihe un feu dévorant, consumait tout te 
qui essayait d'arrêter son expansion. SaproiVssîon 
de foi publique eut un éclat d'autant plus giiind, 
qu'il la fit dans un milieu officiel, à la face dc^ au- 
torités gouvernementales plongées dans l'anéantis- 
sement d'une stupeur, profonde. 

Ce fut à l'inauguration solennelle delà Socit*lii do 
philosophie contemporaine que, répondant à la lli »- 

2. 



30 LES BATAILLES DE LA VIE. 

cution pâteuse et vide du ministre de rinstructioQ 
publique, il prononça son célèbre discours sur la 
(lieation de Thomme et la substance de l'âme. Il y 
étudiait la question de savoir où en était la physiolo- 
gie, d'après ses derniers résultats, par rapport à 
rii ypothèse d'une âme individuelle essentiellement 
ilistincte du corps. Et, après avoir discuté les faits 
avec une merveilleuse lucidité, il était arrivé à cette 
conclusion que, pour lui, rien dans les études physio- 
logîiiuesne le conduisait à admettre une âme. Puis, 
cl lui voix de tonnerre, agitant sa crinière de lion, 
|)i'trissant des mains le bois de son fajiiteuil, il avait 
i< dressé à la théologie une formidable apostrophe, 
couronnée par une négation absolue de la divinité, et 
avait terminé en attestant qu'il se glorifiait d'être 
piTimi ceux qui doutaient le plus. 

A peine eut-îl cessé de parler que le vide se fit 
autour delui. Touslesfonctionnaires, qui occupaient 
Testrade, s'éclipsèrent avec une étonnante rapidité. 
En une seconde, Rameau ne vit plus que des dos 
d'habits brodés. Autour du ministre très pâle, un 
cercle s'était formé dans lequel les têtes s'agitaient 
av*^c violence et les bras se levaient vers le plafond, 
comme pour prendre le ciel à témoin. << Oîi allons- 
iicius, messieurs ! Afi'reux scandale ! » s'écriaient les 
grands personnages, tandis qu'avec un ensemble 
touchant le fretin gouvernemental reprenait, ap- 
puyant la protestation des puissants du jour: « Scan- 



LE DOCTEUR RAMEAU. :il 

dale affreux! scandale affreux! où allons-nous? ti 

Rameau, seul comme un pestiféré, regardé de tra- 
vers par les municipaux qui se demandaient, datis 
leur conscience étroite de soldats, si on n'allait pas 
Tarrôter, gagna la cour pour chercher sa voiture. 
Là il retrouva Talvanne qui, bouleversé, rattendait. 
L'aliéniste ne put lui dire que ces mots : 

— Oh! mon ami, quel fatal emploi tu fais de les 
admirables facultés!... Que de monstruosités lu m 
avancées!... Mais avec quelle éloquence!... Diable 
de garçon, va! 

Et plein, à la fois, d'horreur et d'admiration, en- 
traîné par sa chaude amitié, le bon Talvanne ppil iït 
serra fortement sous le sien le bras du grand hommo 
qui s'éloignait silencieux, au milieu de la réprol^n* 
tion officielle. 

Le lendemain Rameau fut informé qu'il était re- 
levé de ses fonctions de professeur. Il ne protesta 
pas. Il n'était un agitateur que dans le monde des 
idées. Sa révocation produisit une vive émolînn 
dans le quartier des écoles, où le discours avait m 
un énorme retentissement. Des manifestations fu- 
rent organisées par les étudiants qui vinrent, t ii 
masse, sous les fenêtres du savant, et firent reten- 
tir de leurs vivats la rue, dont les habitants mon- 
traient déjà aux fenêtres leurs visages inquii4s 
Rameau fut sourd à ces appels et resta invisibb ^ ii 
s'était réfugié chez Munzel et, étendu sur le divan do 



32 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Tatelier, il fumait en écoutant le peintre. Celui-ci 
laissait courir ses doigts sur le clavier de l'orgue 
qui occupait tout le fond de la vaste pièce, jetant à 
la voûte sonore et haute les graves et tendres mélo- 
dies de sa rêveuse inspiration. 

Chassé de la chaire, Rameau fit de la clientèle. Cet 
cUliée, que le grand monde pieux eût voulu exorciser, 
éiait néanmoins appelé aussitôt que se présentait un 
cos grave. On disait : « Il a signé un pacte avec le 
diable. » Maislaguérison, vînt-elle de Tenter, ce n en 
était pas moins la guérison. Et, au prix de quelques 
messes expiatoires, on semettait en règle avecleciel. 

Rameau gagna couramment deux cent mille francs 
duQS son année. Il était arrivé à la fortune et, avec 
ses goûts simples, il ne savait pas en jouir. Talvanne 
essaya de lui prouver qu'un train d'existence plus 
large lui était nécessaire. Il voulut le forcer à démé- 
nager : Rameau s'y refusa. Il habitait toujours la mai- 
son de la rue de La Harpe ; seulement,du cinquième, 
i l était descendu au premier. Il avait là un apparte- 
uieiitde cinq pièces qu'il trouvait parfaitement suf- 
lisant pour lui. Du salon il avait fait son cabinet et, 
vers quatre heures, au moment de sa consultation, 
un trouvait du monde jusque sur les banquettes de 
Ta niichambre . Son domestique donnait des numéros 
il'urdre aux arrivants et tous, riches ou pauvres, 
éguuxdaiislasouffrance,confondusensemble, atten- 
daient patiemment leur tour. Souvent il y avait de 



LE DOCTEUR RAMEAU. 33 

nombreuses voitures de maître à la porte de la mai- 
son. Et, du haut de leur siège, les cochers, gravement 
enfoncés dans leurs fourrures, regardaient avec <lé- 
dain le ruisseau boueux de la vieille rue, dans loquel 
trempaient les pieds des chevaux habitués aux chaus- 
sées soigneusement balayées des quartiers aristo- 
cratiques. 



II 



Cependant la Providence, comme disait Talvanne, 
( Ml le Kasard, comme répliquait Rameau, se préparait 
îï motlifier Texistencedu savant. Un jour, à l'heure 
itr* la consultation, une femme d'une quarantaine 
d'tiïim^es, vêtue comme une bonne de petits bour- 
geois, la tête couronnée d'un tricot de laine noire, 
uij jKirapluie dégouttantd'eauàlamain, se présenta, 
demim dant à parler tout de suite au docteur Rameau . 
Le valet de chambré, en habit noir, cravaté de blanc, 
coin lu e un officier ministériel, eut une moue de pitié, 
el., duiiuant un numéro à la solliciteuse, ouvrit la 
p^ïrtu d'une piè(;e, dans laquelle quinze personnes 
aUGnduient patientes et silencieuses. La femme 
liou^-siL une exclamation et fit un pas en arrière. Le 
domestique referma la porte et doucement : 

— ^i vous craignez que ce soit trop long, revenez 
demtiin, mais deux heures d'avance... 

— Demain! s'écria la femme, en frappant ses 



LE DOCTEUR RAMEAU. 35 

mains l'une contre l'autre, avec une expression de 
visage désespérée. Mais, ce soir, il sera peut-être 
trop tard!... Il faut que je parle sur-le-cbamp au 
docteur... 

— C'est impossible ! 

— Il faudra donc que ma maîtresse meure sans 
secours? Mon Dieu ! que va dire mademoiselle? 

EUes'assit, les jambes cassées, etfonditen larmes, 
la tête basse, ses pleurs coulant sur son tablier, ou- 
bliant où elle se trouvait, toute à son chagrin. 

— Mais, madame.. . hasarda le valet de chambre, 
un peu troublé malgré sa froide habitude des mi- 

. sères humaines au défilé desquelles il assistait cha- 
que jour. 

Un coup de timbre lui coupa la parole et, sans plus 
se soucier de son interlocutrice désolée, il ouvrit une 
porte et s'apprêta à reconduire la personne qui sor- 
tait du cabinet de consultation. Dans la pénombre 
du jourtombant, la haute figure de Rameau apparut. 
Quelques brèves paroles de congé s'échangèrent en- 
tre le docteur et son malade. La femme qui pleurait 
avait redressé la tête. Avec l'intuition de la douleur, 
elle devina, dans cet inconnu à peine entrevu, le sau- 
veur qu'elle venait implorer et, se levant avec viva- 
cité, elle s'élança à sa suite dans le cabinet, ftameau 
la laissa faire et l'examinant avec un sourire : 

— Qu'y a-t-il, ma bonne dame? dit-il de sa belle 
voix grave. 



36 LES BATAILLES DE LA VIE. 

— Ah T mon cher monsieur, fit la femme avec agi- 
tation, G'est bien vous, n'est-ce pas, qui êtes le doc- 
teur Rameau? 

— Oui, c'est moi... 

— C'est le ciel qui m'a permis de vous aborder ! . . . 
Ahl Dieu, votre domestique disait qu'il fallait at- 
tendre, ou revenir demain . . . Comme si la mort atten- 
cïait! 

— La mort? 

— Oui, mon bon et cher monsieur, la mort!... 
Noire médecin l'a déclaré : c'est une question d'heu- 
res. ., Si l'opération n'est pas faite ce soir même, ma 
maîtresse ne passera pas la nuit ... Et il n'y a que vous, 
paralUI, qui soyez capable de la réussir... Alors 
madeuioiselle m'a crié: Cours chez le docteur Ra- 
meau, ramène-le... Ah! Dieu! Promets-lui ce qu'il 
voudra... Nous vendrons les meubles, s'il le faut, 
pour le payer... Mais qu'il sauve maman!... 

Uamt'au avait froncé le sourcil. La femme vit, sur 
le front du savant, un nuage passer, elle rougit et 
s'arri^ta confuse: 

— I*ardonnez-moi, reprit-elle... Je suis si trou- 
blée que je dis tout, comme ça me vient... Mais je 
soïaÏH lâchée de vous avoir déplu... 

Rameau fit un geste d'insouciance : 

— Vos maîtres sont donc pauvres? demanda-t-il. 
— ^Ïiélas4 oui, les chères dames, après avoir été 

dans une belle position! La gêne ne leur en est que 



LE DOCTEÎ^R RAMEAU. 37 

plus péDible. .. Mais tellement bonnes, qu'on se ferait 
hacher pour elles... Et mademoiselle si douce et si 
belle! Ah! docteur, si vous la connaissiez! 

— Qu'a donc votre malade? 

— Oh! c'est des choses gangreneuses. On Ta d'a- 
bord soignée pour un rhumatisme dans l'épaule et 
puis, du jour aulendemain, ils se sont aperçus qu'elle 
était à toute extrémité. Ah! monsieur, si elle avait 
été encore riche, on ne l'aurait pas laissée aller jus- 
qu'à deux doigts de sa perte... Mais les pauvres, ça 
peut mourir, n'est-ce pas? 

Rameau hocha la tête et très doucement répondit: 

— Non, ma bonne femme. 

Il fit résonner le timbre. Son valet de chambre 
parut : 

— IHon chapeau, dit le docteur. 

— ^ Oh! Seigneur! Vous venez? s'écria la sollici- 
teuse avec une joyeuse stupeur. Attendez, je cours 
chercher un fiacre... 

— J'ai ma voiture en bas, dit Rameau en sou- 
riant, nous irons plus vite. Où demeurez-vous? 

— Boulevard des Batignolles... 

— Monsieur sait qu'il y a encore dans le salon des 
personnes qui attendent depuis ce matin, hasarda 
le domestique d'un air fâché. 

— Dites-leur de revenir demain, répondit Rameau. 
Il prit sur un meuble sa trousse toute préparée, 
et, suivi de la femme, il s'élança dans l'escalier. 

3 



38 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Au coin de la rue des BatignoUes, tout près de 
rétablissement de bains chauds et d'hydrothérapie, 
qui étale su r le boulevard une façade prétentieuse, se 
di*easD une haute maison à cinq étages, dont lesplâ- 
Ire^i i-oogés par les eaux pluviales, noircis par le 
battage des tapis, donnent à la construction, nue et 
triste, un aspect de misère sordide. Une porte étroite 
s'ouvre sur un couloir dallé, qui passe devant 
la loge du concierge et conduit à un escalier dont 
les murs peints en vert clair s'écaillent, salpêtres 
par rhumidité. Des réflecteurs, recevant un peu de 
jour imr le haut d'une cour étroite et profonde 
comiiie un puits de mine, éclairent vaguement et 
pennelLent, dansTaprès-midi, de se diriger à travers 
les paliers inégaux. Les marches restent raboteuses 
des couches de boue entassées par le passage jour- 
nalier des cent locataires de cette ruche ouvrière. 

La boune, montant devant Rameau avec la ra- 
pidité d'une personne dont le pied connaît tous les 
recoins de Tescalier, s'arrêtait de temps en temps, 
avec sollicitude, disant : 

— Prenez garde, là il y a un tournant... tenez la 
rampe... 

On sentait qu'elle eût voulu soulever dans ses bras 
le sauveur qu'elle amenait triomphante. Au qua- 
Irièiue étage elle s'arrêta et, prenant une clef dans 
son tablîiT, elle ouvrit une porte sur laquelle une 
plaque de cuivre était attachée off'rant cette indi- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 39 

cation : M""® Etchevarray, Modes, Rien de navrant 
comme cette annonce coquette et luxueuse : Modes j 
sur ce carré misérable, dans cette maison qui puait 
la pauvreté. Quelles modes, héJas ! pouvait-on faire 
dans ce quartier où les femmes sortaient nu-tête ou 
bien coiffées de bonnets de linge? Triste métier qui 
ne devait pas nourrir son ouvrière ! 

La pièce d'entrée était une salle à manger noire 
et enfumée, meublée d'une table en noyer, de quatre 
chaises et d'un buffet sur lequel traînaient les restes 
d'un maigre repas. Des rideaux de reps fané pen- 
daient aux croisées qui donnaient sur la cour .Les cui- 
sines de l'autre corps de logis étalaient sur leurs fenê- 
tres les torchons et les lavettes qui séchaient, répan- 
dant de fades odeurs d'évier. Sur un poêle en faïence, 
couvert d'un marbre gris fendu par la chaleur, un 
champignon de bois supportait un chapeau com- 
mencé. 

Rameau, d'un regard, embrassa tout cet ensemble 
pendant que la bonne passait vivement dans une 
pièce voisine. Uiie exclamation se fit entendre et, 
dans l'encadrement d'une porte soudainement pous- 
sée, le docteur vit paraître la plus radieuse incarna- 
tion de la beauté vivante. Il se sentit les mains pressées 
par des mains nerveuses et chaudes. Il entendit une 
douce voix qui disait : 

— Ah! monsieur, que de reconnaissance nous 
vous devrons! 



40 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Et, sans avoir le temps de répondre un mot, il se 
trouva amenéau pied d'un lit, dans lequel une femme 
maigre et pâle était étendue. Là le sentiment profes- 
fiîonncl ressaisit Rameau, ses regards recouvrèrent 
leur iiiîtieté, ses oreilles cessèrent de bourdonner. 
Il redL^vint le grand praticien au coup d'œil infail- 
I ibiu* Il oublia tout ce qui n'était pas la maladie. 

— Cesi derrière le cou, docteur, entre l'épaule et 
la uiKjue, dit de nouveau la douce voix. 

Il Ligita la tête et commença à examiner la femme 
couchée. Abattue, elle gémissait, sans force pour 
parler, Des gouttes de sueur perlaient sur son front 
jauni et creusé par la souffrance. Les artères de son 
bras, étendu sur le bois du lit, battaient avec vio- 
lencf!. Un gonflement violacé, au-dessous de l'oreille 
droite, débordait des linges qui entouraient le cou. 

D une main légère Rameau détacha le pansement 
et sîL ligure grave se rembrunit. 

— Comment a-t-on laissé le mal se développer 
ainsi? murmura-t-il. 

Il recula de quelques pas et, se tournant vers la 
femme qui l'avait amené : 

— I*répare^-moi des bandes, dit-il. 

Et posant son chapeau sur une table, il se dirigea, 
sa trousse à la main, vers la pièce voisine. 

— Docteur, allez-vous donc opérer ma mère tout 
de suite? demanda la jeune fille avec un trouble vio- 

iLMlt. 



LE DOCTEUR RAMEAU. 41 

Rameau leva les yeux et la vit très pâle. 

— N'est-ce point pour cela que vous m'avez en- 
voyé chercher? dit-il en adoucissant sa voix rude. 

— Est-ce que c'est aussi grave que Fa dit notre mé- 
decin? 

— Très grave, mademoiselle. 

— Mon Dieu!... Mais vous voyez l'état de fai- 
blesse de ma pauvre malade. Ne serait-il pas pos- 
sible d'attendre à demain ? 

— Non, mademoiselle, Tétat de madame votre 
mère est des plus sérieux. Elle souffre d'un anthrax 
gangreneux qu'on a laissé s'étendre jusqu'auprès 
de la carotide... Le salut, pour elle, est une question 
d'heures. Ce soir, il serait peut-être trop tard. 

La jeune fille resta anéantie, les jambes cassées, 
s'appuyant à la table, la tête penchée sur la poitrine. 
Rameau ne put se défendre de la regarder. Elle était 
de moyenne taille, svelte, avec une grâce noncha- 
lante de femme du Midi. Son teint mat était avivé par 
la rougeur fraîche de ses lèvres et par l'éclat de 
ses yeux bruns. Ses cheveux noirs, naturellement 
ondes, couvraient un front un peu bas, coupé par 
des sourcils fiers. L'ensemble de sa personne of- 
frait une élégance et une distinction rares. Elle était 
de ces femmes qui, placées dans n'importe quelle si- 
tuation, par les caprices de la destinée, s'y montrent 
supérieures. Danscethumblelogis,vêtued'une mau- 
vaise robe de lainage gris, elle avait l'air d'une reine. 



42 LES BATAILLES DE LA VIE. 

— L'opération sera-t-elle longue? dit-elle. 

— Oui, mademoiselle. Il faudrait endormir votre 
mère. Je vous prierai donc de bien vouloir envoyer 
cherchfir votre médecin, il m'aidera. 

Le médecin, après lequel la bonne courut dans le 
quartier, ne vintqu'auboutde deux heures. Rameau, 
rentré dans la chambre de la malade qui sommeillait 
lourdement, se mit à causeràvoix basse avec la jeune 
filio . Il ne songeait pas à s'éloigner. Il aurait pu em- 
ployer à quelques visites urgentes le temps qui s'é- 
coulait. Mais un charme secret le retenait. Dans 
l'obscurité grandissante, il ne distinguait plus nette- 
ment les objets environnants. Une ombre vague s'é- 
tendait autour de lui. La silhouette de la jeune fille 
se découpait en noir sur la fenêtre éclairée par la lu- 
mière de la rue, dans laquelle les réverbères, allu- 
més déjà, piquaient leurs points d'or tremblants. Ils 
pariaient. Lui très paternel, la voix grave, elle, très 
simple avec une émotion qu'elle ne réussissait point 
à contenir. Ses nerfs, trop tendus depuis une se- 
maine pnr l'inquiétude et la fatigue, s'amollissaient 
soudainement, et dans ces ténèbijes, à deux pas du 
lit de sa mère mourante, auprès de ce savant illus- 
tre dans lequel elle devinait un sauveur, elle se lais- 
sait aller a dévoiler toutes les tristesses et toutes les 
misères de sa vie. 

Elle se nommait Conchita et était fille de José Et- 
chevarray, capitaine espagnol, entré en France avec 



LE DOCTEUR RAMEAU. 43 

les débris d'une troupe carliste écrasée par les sol- 
dats d'Isabelle. Sa mère l'avait amenée à Carcas- 
sonne, où le gouvernement français avait interaé les 
réfugiés. Elle était alors âgée de sept ans. Son père 
avait accepté un emploi de teneur de livres chez un 
grand négociant en vins. Et, dans ce beau pays, sous 
le ciel bleu qui était presque celui de l'Espagne, ils 
avaient vécu tranquilles et heureux. La guerre ter- 
minée et l'internement ayant cessé, le carliste avait 
voulu gagner Paris où il se flattait d'obtenir, par 
ses relations, ime situation exceptionnelle. Mais la 
fraternité des camps avait disparu avec l'uniforme. 
Les chefs du mouvement insurrectionnel, réfugiés 
à Paris, accueillirent avec réserve le soldat de leur 
cause vaincue. Ils parlèrent abondamment des souf- 
frances si noblement supportées par leurs partisans. 
Ils «connaissaient beaucoup de braves gens méritant 
d'être soutenus et bien plus malheureux que le ca- 
pitaine. Certes on appréciait ses services et on s'oc- 
cuperait de lui trouver un emploi. Mais il fallait du 
temps. Le carliste navré n'avait rien vu venir, et 
regrettant son bureau de Carcassonne, il s'était 
mis bravement à donner des leçons d'espagnol. Sa 
femme, qui était adroite, avait demandéde l'ouvrage 
à une grande modiste et, avec beaucoup d'efforts 
et de privations, la famille avait vécu. 

Pendant dix ans, l'existence s'était déroulée pou-r 
eux sans péripéties, sans accidents, monotone et mé- 



11 LES BATAILLES DE LA VIE. 

diocro, ramenant cliaque matin et chaque soir les 
mêmes faits dans leur banalité : le père partant pour 
donner ses leçons, la mère se mettant à sa table, et de 
ses doigts agiles façonnant le tulle, la faille et le sa- 
tin. Quand elle avait eu quatorze ans, Conchita avait 
commencé à aider sa mère. Elle excellait à chiffon- 
ner le.s nœuds de ruban et à planter un oiseau gra- 
cieuse- ment sur le velours d'un chapeau. Cette petite 
011e,. qui n'avait rien vu, qui ignorait toutes les élé- 
gances, avait en elle un goût inné qui la faisait raf- 
finer sur les faiseuses en vogue. 

Elîe attira bientôt l'attention de la modiste pour 
laqut^llp elle travaillait. Celle-ci désira la prendre 
an magasin et lui offrit des conditions brillantes. 
Mais r^tohevarray refusa. Sa fille en grandissant de- 
venait charmante. Il la voyait s'épanouir fraîche et 
rose comme une belle grenade de son pays. Il ne vou- 
lut pas qu'elle quittât lamaison, craignant pour cette 
enfant les mauvais conseils de l'atelier et les libertés 
de la nie. Mais, pour tirer parti de l'adresse de Con- 
chita^ ils'installahardimentrueTaitbout,dansun pe- 
tit rez-de-chaussée, et ouvrit un magasin de modes. 
Les deux femmes travaillèrent avec d'autant plus 
cranU'urqu'ellesétaientà leur compte. Pendant cinq 
ans le petit commerce marcha honorablement et 
M""" Elchevarray avait une clientèle, lorsque brus- 
qiK^uicnt l'ancien carliste mourut delà rupture d'un 
aiu^vrisme. 



LE DOCTEUR RAMEAU. 45 

Du Jour au lendemain, sans préparation, sans 
avertissement, les deux femmes se trouvèrent livrées 
à elles-mêmes. Minée par un sourd chagrin qu'elle 
lAchait vainement de cacher à sa fille, la veuve finit 
par tomber malade. Elle essaya de lutter et s'épuisa 
en efforts. Soignée par Conchita et par Rosalie, ser- 
vante dévouée qui avait suivi la famille depuis son dé- 
part de Carcassonne, M^'^'Etchevarray se remit. Mais 
on eût dit qu'elle avait usé tout son courage. Elle de- 
meurait des journées entières, elle autrefois si la- 
borieuse, les yeux fixés dans le vide, son aiguille 
inactive entre les doigts. Si sa fille lui parlait, elle 
tressaillait, se redressait lentement, semblant reve- 
nir du lointain pays des rêves. 

Conchita avait beau redoubler de vaillance, faire 
des prodiges d'activité, passer les nuits, peu à peu 
la clientèle, péniblement rassemblée, se dispersait. 
La gène entrait dans le petit magasin. Les fournis- 
seurs se faisaient plus durs, inquiets au moment des 
échéances. Enfin après deux ans de lutte pénible et 
inutile, la plaque de cuivre : M""' Etchevarray, 
Modes ^ qui ornait la vitre du rez-de-chaussée de la 
rue Taitbout, était clouée sur la porte du quatrième 
étage de la maison des Batignolles. 

Et dans ce quartier populeux, loin du centre élé- 
gant, les deux femmes avaient végété tristement, 
obligées de travailler de nouveau pour les autres, 
sans espoir de remonter jamais la pente en un instant 

3. 



46 LES BATAILLES DE LA VIE. 

descendue. Puis la veuve était retombée malade et 
Conoliitftj prise entre les nécessités de sa tâche quo- 
tidienne et les absorbantes exigeances de sa mère, 
HVdit \i.i peu h peu les dettes grossir, les papiers roses 
id 1j lous du niou t-de-piété remplacer, dans les tiroirs, 
let5 objets *le quelque valeur qui restaient à la mai- 
son. Et impuissante à se défendre contre tant de 
malheurs accumulés, la jeune fille avait entendu 
avec épouviinlo le médecin qui soignait M""* Elche- 
varray parler d'une opération urgente et grave qui 
déciderait do la vie ou de la mort de la malade. 

Dans robscurité maintenant complète, Rameau 
avait écoviU} ce lamentable récit, entrecoupé par les 
larmeî? de Conchita et ses supplications désespérées. 
L'ilhislic pialirien avait été envahi par une pitié 
profonde - L ui , d epuis si longtemps blasé sur les souf- 
frances hu mai ties, il avait tressailli aux angoisses de 
eetle jeune iille^ deux heures avant inconnue. Une 
jialpitalion sourde avait fait bondir son cœur, une 
chaleur soudaine avait brûlé sa poitrine. Et celui 
dont rîronieliautainetroublaitiesplus hardis, s'était 
seiilideveiiîr finiide. 

Ces deux heures d'attente lui avaient paru pas- 
ser comme une minute ; quand il avait essayé de se 
les rappeler, |)hjs tard, et d'en fixer les détails, il 
n'avïiit relroav(\ dans sa mémoire, qu'une impres- 
sion confuse ri ilouce, la sensation d'un enchan- 
tement délieieux et irrésistible. Ce qui se dégageait 



LE DOCTEUR RAMEAU. *7 

seulement très net, pour lui, de cette première 
rencontre, c'était l'arrivée de son confrère et Topé- 
ration faite sous les yeux mêmes de Conchîta. 

Il la revoyait pâle, s'accrftchant au bois du lit pour 
ne pas tomber, pendant que le médecin tàtant le 
pouls à la malade, Tanesthésiait avec du chloro- 
forme. Puis toute une suite de faits pour lui indiffé- 
rents : les outils étalés sur la table, le sang ruisselant 
sur Foreiller, les gémissements de la domestique, à 
la vue de sa maîtresse immobile et comme morte, la 
chair fouillée par le bistouri. Et, l'opération termi- 
née, les pleurs d'énervement de Conchita, cpii ne 
pouvait se calmer et qui, dans le désordre de sa 
douleur, lui avait paru encore plus charmante. 

Il avait quitté cet humble logis à regret, promet- 
tant de revenir et stupéfiant son confrère, qui con- 
naissait sa rudesse proverbiale, par la douceur ca- 
ressante de ses paroles. Il était en effet revenu, 
chaque jour, jusqu'àla guérison complète. Et jamais 
malade n'avait été traitée comme M""' Etchevarray. 
Rameau commandait les médicaments et les en- 
voyait, afin que la fidèle Rosalie ne se dérangeât pas 
pour les aller chercher. Ilnese présentait jamais sans 
apporter les fruits les plus recherchés et les plus 
belles fleurs. Un jour, il s'informa auprès de la ser- 
vante de la situation pécuniaire de ses maîtres et, 
après lui avoir fait promettre de n'en rien dire, il lui 
offrit sa bourse pour payer l'arriéré du ménage. A 



48 LES BATAILLES DE LA VIE. 

cette proposition Rosalie se cabra et refusa net, Je- 
tant Rameau dausune coiifu&ionextrême. Elle n'eut 
rien de plVi;^ pressé que de conter l'aventure toute 
cliaude a ses dames ; ' 

— Con» prenez-vous qu'JI m'a suppliée de prendre 
son argeni, disurit rju on le lui rendrait, si l'on vou- 
lait, plus tard, mais surtout qu'il ne fallait pas qu'on 
le siiL en ce uioment,, . Et il était à l'envers pour me 
faire sa pro[ïosition.., Vouv sur. cet homme-là aime 
notre demoiselle*.. Ou dit qii il gagne ce.qu'il veut... 
Et il n'est déjà pas si vieux!... Il a une figure su- 
perbe... Mais je l'ai rembavré / parce que j'ignore 
s'il a des idées convenables... 

— Taifi-toî, Rf^saiie, dit Conchita. Tu ne sais pas 
ce que tudîs, ..Le doetenrest très bon, il s'est intéressé 
à nous... Mais voîei maman rétablie et il pourra ne 
plus se déranger ponr venir hi voir. 

Le lendeMiaiii Ram en u trouva les deux femmes un 
peu graves et très eérémonieuses. Elles lui expri- 
mèrent toute leur gratiinde pour les soins si dévoués 
qu'il avait prodigués à la malade et lui donnèrent 
à entendre que des visites maivelles seraient aussi 
préjudieiabfesa lui, qui perdait un temps précieux, 
qu'à elles, qui ne sauraient comment expliquer 
son assiduité. D'ailleurs elles espéraient pouvoir un 
jour sacquiUer envers lui. En attendant, Conchita 
lui oftViL un ravissant petit eliifFonnieren soie an- 
cienne qn elle avait set^r^'tement confectionné à son 



LE DOCTEUR RAMEAU. 49 

intention. Devant la Jeune fille qui lui tendait son 
présent, avec des larmes de reconnaissance dans les 
yeux, Rameau, pour la première fois de sa vie, resta 
court. Il balbutia un vague remerciment, fit un geste 
de brusque résolution et, tournant les talons, il se 
sauva plutôt qu'il ne sortit de Tappartement. 

En s'en allant, les idées brouillées et les oreilles 
bourdonnantes, il se gourmandait : qu'allait-il se 
lancer, à son âge, dans cette amourette d'étudiant de 
première année? A cinquante ans, avec des cheveux 
gris, il se mettait à aimer une fillette ! Comme s'il de- 
vait avoir d'autre passion que la science, maîtresse 
exclusive et jalouse qui ne s'accommodait pas du par- 
tage. Et, au milieu de ses raisonnements, le pur vi- 
sage de Conchita apparaissait, avec ses yeux noirs, ses 
cheveux ondes frisant sur les tempes et ses lèvres rou- 
ges qui souriaient. Un frisson passait, voluptueux, 
dans les veines de Rameau et un soupir gonflait sa poi- 
trine à la pensée de tous les trésors qu'il dédaignait. 
Il arriva à sa porte. Là, il secoua ses épaules, comme 
il avait l'habitude de le faire quand il voulait termi- 
ner une discussion avec Talvanne, murmura : « Au 
diable les femmes ! N'y pensons plus ! » Et, quatre à 
quatre, grimpant son escalier, il entra chez lui et se 
mit à la besogne. 

Il ne dormit pas de la nuit. Enfoncé dans son fau- 
teuil profond, devant son bureau chargé des épreu- 
ves d'un livre qu'il s'apprêtait à publier, il fumait à 



m LES BATAILLES DE LA VIE. 

grosses boutTées, les regards perdus au plafond, re- 
passant tonle sa vie, et se demandant s'il n'avait pas 
été dupe d'une cliinière, en s'absorbant exclusive- 
ment dans le Ira va il. Charme de la vie de foyer, joie 
de Famour partagé, douceur de se voir renaître en 
ses enfants, bonheur imii quille du commun des 
êtres, ]] avait tout dédaigné. Qu'avait-il en échange? 
Une réputation européenne, des places honorifiques, 
des palmes sur son habit, des croix pour aller en soi- 
rée »I)u reste ^ n'aurait-il pas pu, et tout aussi sûrement 
peut-ôtie, atteindre au même but, obtenir le même 
résultat en menant l'existenee de famille ? Le calme 
n'auraît-i] pas été aussi fécond pour lui queTagita- 
tion? Ou bien son cœur n'anrait-il fonctionné qu'au 
détriment de son cf rveau? Comme le vieux Faust 
dans son laboratoire, il eut, aumilieu de seslivres,la 
vision troiiblan te de la jeune ftlle, et un soupir de re- 
grel,soi*ti de son cceu r^ vibra dans le silence de la nuit. 

Au niaf i n , i ! chassa cey pensées, se mit à l'ouvrage 
accoutume'', nlln faire son eonrs, passa à l'hôpital, et 
dînaavecïalvnnne. (jull terrorisa par les éclatsd'une 
verve paradoxale plus ardente encore que d'habi- 
tude. Puis, versdix Inujres, cette flambée s'éteignit, 
et, couché sur un divan, il resta pendant un temps 
très long sans J^s^t'rrer les dents, se leva d'un air 
morne et rentra chez lui. 

Durant loute une semaine il fut ainsi, inquiétant 
sérieui^emeot Talvanne qui prit sur lui del'interro- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 51 

ger. Il ne réussit qu'à ilrriter. Rameau envoya son 
ami au diable, le traita d'imbécile, lui déclara qu'il 
rêvait, et montra un emportement tel qiie l'aliéniste 
le quitta tout à fait convaincu, cette fois, qu'il se pas- 
sait dans ce puissant cerveau quelque chose d'anor- 
mal. 

Il s'en ouvrit à Munzel qui, procédant par des 
moyens tout différents, toucha du premier coup la 
corde sensible et provoqua une crise d'attendrisse- 
ment, pendant laquelle le grand homme lui confia 
tout. L'Allemand sentimental et doux pleura avec 
Rameau et amollit, comme de la cire, le bronze de 
ce caractère. Il lui prouva que refuser le bonheur, 
quandil se présente, c'est commettre un crime contre 
soi-même. Et, avaat le soir, il l'avait décidé à revoir 
Conchita. De la revoir à l'épouser il n'y avait qu'un 
pas : il fut vite franchi. 

Alors se produisit une extraordinaire éclosion 
d'amour dans le cœur de Rameau. Il ne pensa plus 
qu'à sa fiancée. Il subordonna tout à elle. Cet homme, 
qui n'avait jamais vécu par les sens, se livra à sa 
passion avec une joie enivrée. Son visage rayonna 
sous ses cheveux grisonnants, comme un rosier qui 
fleurit à l'automne. Il eut des fantaisies de jeune 
homme, s'habilla avec élégance et montra au monde 
savant, pétrifié d'étonnement, un Rameau riant, 
brillant, pimpant, qui était bien un des phénomènes 
les plus inattendus de cette fin de siècle 



52 LES BATAILLES DE LA VIE. 

il se rt? trouva lui-même, cependant, pour refuser 
de se marier à Téglise. Lorsque M""® Etchevarray 
rengagea à faire publier les bans à la paroisse, le 
matérialiste regarda sa belle-mère d'une si singu- 
lière fa^on, que la bonne dame n'osa pas pronon- 
cer une parole de plus. Ce fut Conchita qui revint 
à la (I large. L'Espagnole, plus superstitieuse en- 
core que pieuse, entrevit avec terreur un mariage 
qui serait contracté sans la bénédiction d'un prêtre. 
Et, avec dtïs larmes, elle supplia Rameau de se con- 
former a la règle. 

Pour lu première fois, elle le trouva rétif. Il secoua 
sa grosse tête, voûta ses larges épaules, comme s'il 
s'apprêiai t à supporter tout le poids d'une cathédrale 
et, avoc lies précautions de langage, il essaya de faire 
comprendre à la jeune fille que subir le mariage 
religieux ce serait mentir à son passé, renier toutes 
ses convictions et exécuter la plus humiliante pali- 
nodie, Certes, il avait à cœur de lui plaire, mais il 
ne pouvai t, pour un caprice d'enfant, prêter si cruel- 
lement à rire. 

Coiirliita ne se mit pas en frais de discussion, elle 
eut recuiii-s à l'éloquence des larmes. Mais elle vit 
Rameau inébranlable. Alors elle devint muette et 
froide comme une pierre. Elle laissa le savant dis- 
cuter pondant des heures, sans même écouter les 
arguments merveilleux dont il se servit pour la con- 
vainc re. Cette parole de flamme glissa sur elle comme 



LE DOCTEUR RAMEAU. :i3 

la lave sur le marbre. Le torrent de feu écoulé, elle 
se retrouva aussi nette, aussi ferme dans sa réso- 
lution. Comme il la questionnait ardemment, quê- 
tant un mot qui lui donnât gain de cause, la Jeune 
fille lui dit gravement : 

— A Téglise ou pas. 

Il partit sans s'être décidé et passa sur Talvanne 
une des plus formidables colères qui eussent ja- 
mais bouillonné dans un cerveau humain. L'alié- 
niste avait eu le tort de lui dire avec une ironique 
bonhomie : 

— Après tout, je ne te comprends pas. Qu'est-ce 
que ça peut te faire d'aller à la messe? Tu accom- 
pliras cette formalité comme un devoir de conve- 
nance mondaine. Ne t'ai-je pas déjà vu, vingt fois, à 
des enterrements de confrères, au temple, à la sy- 
nagogue ou h l'église? Étais-tu déshonoré en sor- 
tant ? Tu t'étais tenu à ta place, décemment, comme 
un homme bien élevé, tu avais assisté à l'office sans 
y prendre part. Qu'y avait-il d'exorbitant en cela? 
Le grand avantage de l'athéisme, c'est de permettre 
à l'homme de supporter, sans embarras, les mani- ^ 
festations religieuses les plus diverses. Du moment 
que tu ne crois pas, rien ne peut te gêner. 

— Eh! ce n'est pas pour moi, répondit Rameau ; 
mais que dira-t-on? 

— Ah ! voilà ! reprit Talvanne. Tu te préoccupes 
de la galerie, tu te sens en représentation et tu n'as 



54 LES BATAILLES DE LA VIE. 

pas le mr>|iiis absolu du public... Tu as peur de ce 
qu'on ptMit^era...Ilya de la pose dans ton affaire!... 
J*ai toujours été convaincu que, vous autres maté- 
rialistes, si Ion vous enfermait dans un noir cachot, 
tout hii'ïils, loin des regards, sans espoir d'échapper 
à la mort, ^ ous vous mettriez à genoux, comme 
njmporte qui, et vous tâcheriez de vous rappeler 
votre prière ! 

Rtjiineîui *\m avait écouté en silence, soucieuse- 
ment, avait alors éclaté et si rudement injurié son 
iiiin que celui-ci n'avait pas reparu de deux jours. 
C'était le docteur qui était venu le trouver. Il avait 
fait son npparition chez Tal vanne, à l'heure du dî- 
ner, s'étuit mis à table sans parler, puis le soir, in- 
stallé diiHH le cabinet de l'aliéniste, au milieu de la 
collection des crânes, où. tous les spécimens des 
races humaines étaient rangés avec ordre, il avait 
raconté à son ami que son mariage était rompu s'il 
ne cédai! pas à la volonté de Gonchita. 

— Elle est entêtée, mon cher, comme les mules de 
son piiys, dit-il avec humeur. Elle ne discute pas, elle 
ne niisonne pas, elle dit : Je veux me marier devant 
unpri'lip. 1^1 aprèselle pleure. Elle me rendra fou!... 

^ — Je te soignerai... Les folies d'amour se guéris- 
sent... Des liains de son, une nourriture émoUiente, 
et deux heures de promenade par jour, dans un beau 
jarJiEi.,. (Vist l'affaire de trois mois... Et on se porte 
mieux qu avant!... 



LE DOCTEUR RAMEAU. 55 

Rameau ne parut pas avoir entendu. Il resta, pen- 
dant quelques itiinutes, plongé dans une profonde 
méditation, puis d'une voix triste : 

— Talvanne, elle ne pliera pas. Comment faire? 

— Y tiens-tu ? 

— Plus qu'à la vie ! 

— Un homme tel que toi I... Qu'espères-tu donc 
trouver en elle? 

Le regard de Rameau rayonna d'une passion ar- 
dente : 

— Ce que je ne connais pas : le bonheur ! 
Talvanne hocha la tête : 

— Mon vieux, mets les pouces sans plus résister : 
tu es pincé. Puisque tu crains le retentissement 
qu'aurait ton apparente apostasie, — car, ma parole, 
votre athéisme est aussi une religion, au nom de 
laquelle vous proscrivez toutes les autres, — eh bien ! 
transige en acceptant un mariage religieux en Es- 
pagne... Passe la frontière... Quoi d'étonnant ? Ta 
femme est Navarraise... Du diable si on sait ce que 
tu auras fait de l'autre côté de la montagne... 

— Oui, tu as raison, dit Rameau qui se re- 
dressa... Tu me sauves avec cet expédient... 

M™® Etchevarray, très inquiète de la tournure que 
prenaient les événements, et désireuse de ne pas 
laisser s'enfuir ce mari inespéré, avait, entre temps, 
raisonné sa fille. Celle-ci accepta, comme une vic- 
toire, la demi-capitulation de Rameau, et, redeve- 



56 LES BATAILLES DE LA VIE. 

nant douce et charmante, ne troubla plus la joie de 
son fianc<5. Ils partirent, la mère, la fille et le futur 
gendre pour Biarritz, d^où ils devaient se rendre dans 
la petî te ville, berceau des Elchevarray . Talvanne et 
Munzel, qui servaient de témoins à leur ami, les re- 
joignirent quelques jours plus tard. Et, en une se- 
maine^ sans bruit sans difficultés, le mariage se 
trouva conclu- 



III 



Le retour de Rameau fut triomphal. Il présenta 
partout sa femme avec un orgueil rayonnant. Autant, 
jusque-là, il avait fui le monde, autant il le rechercha. 
Conchita,sur qui la célébrité de son mari attirai t vive- 
ment l'attention, produisit une sensation profonde, et 
fut, dès le premier jour, classée parmi les beautés in- 
contestées. Elle se m(witra simple et calme, sans au- 
cun enivrement du succès, semblant en reporter tout 
ITionneur à son mari et le lui offrir comme un hom- 
mage. La disproportion d'âge qui existait entre Ra- 
meau et elle, avait engagé de brillants jeunes gens 
à lui faire la cour. Elle accueillit leurs adulations 
avec une tranquillité parfaite, et ne se permit aucune 
coquetterie. Les soupirants se découragèrent promp- 
tement. Et il fut établi que la vertu de Conchita 
était à l'abri de toutes les tentations. Talvanne, qui 
n'avait pas vu sans appréhensions son ami se décider 
à modifier si gravement son existence, respira plus 



58 LES BATAILLES DE LA VIE. 

librement. Il commença à croire que Rameau serait 
heureux, et à espérer qu'il le serait lui-même. Car 
tous les sentiments éprouvés par le docteur devaient 
avoir leur contre-coup dans le cœur dévoué de son 
compagnon de jeunesse. 

Au travers de Téblouissement du premier mois 
de cette vie agitée et bruyante, Rameau sentit enfin 
que le modeste appartement de la rue de La Harpe 
était un cadre indigne d'enfermer sa vie. Il acheta 
l'hôtel du maréchal Régnault de Saint-Jean-d'Ati- 
gély , au coin de la rue Saint-Dominique et de l'avenue 
do Constantine, et s'y installa très luxueusement. 
M^'^Etchevarray vint y demeurer, avec la bonne Ro- 
salie, et la maison fut tenue, sous la surveillance de 
ces deux femmes, d'une façon supérieure. Rameau 
y inaugura ses réceptions du samedi, qui attirèrent 
chez lui tout ce que le monde parisien comptait d'il- 
lustrations. Ce fut la brillante période de la vie du 
grand homme. Et ce fut aussi la période heureuse. 
Son existence intime répondit à son existence ex- 
térieure. Entre sa femme et ^s amis. Rameau fut 
pleinement satisfait. Il n'eut rien à désirer. Tous les 
soirs, Talvanne et Munzel arrivaient à neuf heures 
et, dans le petit salon, ils causaient, jouaient ou fai- 
saient de la musique jusqu'à minuit. Munzel avait 
découvert à Conchita une voix chaude et vibrante. 
Il lui accompagnait des chansons populaires espa- 
gnoles, qu'elle avait retenues de son enfance et qu'elle 



LE DOCTEUR RAMEAU. 59 

disait avec un brio extraordinaire. Puis, FAllemand 
restait seul au piano et interprétait, avec un senti- 
ment naïf et profond, quelque rêverie de Schubert» 
Le silence se faisait plus lourd et comme religieux. 
Souvent Conchita avait lés larmes aux yeux quand 
les derniers accords se perdaient dans la demî-ob- 
scurité du salon, et demeurait muette, absorbée dans 
son extase musicale. 

En temps ordinaire, elle gardait, vis-à-vis de 
Munzel, une réserve qui confinait à la froideur. Elle 
n'avait aucune familiarité avec lui, et le traitait pres- 
que cérémonieusement, tandis qu'elle riait, plaisan- 
tait avec Talvanne ainsi qu'avec un ami d'enfance 
ouunparent.EUeavaittoujoursditàMunzel: « mon- 
sieur w.EUe appelait l'aliéniste : « Talvanne », touf 
court. Rameau avait promptement remarqué ces 
nuances et s'en était ouvert à Conchita. La jeune 
femme, très tranquillement, avait répondu que le 
caractère froid et grave du peintre, ne se prêtait pas, 
comme celui du médecin, à cette expansion frater- 
nelle ; qu'elle avait beaucoup d'estime et d'amitié 
pour M. Munzel, mais qu'elle ne se sentait pas, avec 
lui, en confiance comme avec Talvanne. Ces senti- 
ments-là ne se commandaient pas, on les éprouvait 
ou on ne les éprouvait pas. Et voilà tout. 

Talvanne, lui, qui avait toujours conservé, au fond 
du cœur, un vieux levain de jalousie, se réjouissait 
d'être le favori de Conchita et se carrait dans son 




LES BATAILLES DE LA VIE. 

triomphe. Cependant le docteur, qui défendait Mun- 
zel cou Ire Conchita, allait avoir à se défendre lui- 
même. 

Devenue souveraine incontestée, voyant son mari 
à ses pieds et n'ayant qu'à formuler un vœu pour 
qu'il fût immédiatement réalisé, la jeune femme 
s'enhardit jusqu'à rêver de modifier les idées qui 
avaient amené ses premières, ses seules luttes avec 
Rameau. Audacieusement, elle se proposa de don- 
ner assaut à ce rempart du matérialisme, de renver- 
ser cette bastille de l'iniquité et de faire servir à la 
gluîre du ciel l'adoration profonde que le grand 
liomme avait pour elle. 

Elle s'ouvrit de ces projets à sa mère. Mais elle 
*ue trouva pas la vieille femme disposée à l'encou- 
rager. 1res pleine de reconnaissance pour Rameau, 
dont A\^. avait admiré le désintéressement et la bon- 
té, M""' i^]tchevarray faisait taire volontiers ses scru- 
pules de fervente catholique quand il s'agissait d'ex- 
cuser son gendre. Elle avait des indulgences spé- 
ciales pour lui et son étroites se d'esprit se trouvait 
CLMTip'c par l'effusion de son cœur. Alors Conchita, 
avec uue irritation d'enfant gâté à qui l'on résiste, 
se répandait en amplincations amères sur l'indignité 
qu'il y aurait, pour elle, à ne pas risquer un effort 
alla Je sauver celui dont elle partageait la vie. 

— Rester impassible et indifférente, s'écriait-elle, 
ce serait de la complicité! Je deviendrais aussi cou- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 61 

/ 

pable que lui ! Car il est coupable, ma mère, vous 
n'avez pas Tair de vous en douter, ou plutôt vous 
fermez les yeux pour ne pas voir. 

— Mon enfant, ton mari est la perfection sur la 
terre, et jenesais pas ce qu'ont pu faire les saints que 
l'on canonise , s'ils ont été meilleurs que ce mécréant- 
là. Vois-tu, il doit y avoir, pour les hommes, diverses 
manières d'être agréables à Dieu : l'une, c'est d'ob- 
server avec fidélité ses commandements et de le prier, 
comme il l'ordonne ; l'autre, c'est de se dévouer pas- 
sionnément à ses créatures et de pratiquer le bien, 
au lieu d'aller à la messe... Sans doute, il vaudrait 
mieux être à la fois vertueux et pratiquant,. mais, 
dans ce temps- ci, il ne faut pas se montrer trop exi- 
geant et, quand on a affaire à un homme qui n'est 
que vertueux, la sagesse est de s'en contenter. 

— Ma mère, il ne croit à rien. 

— Eh bien! crois pour deux. Dans la balance, le 
bon Dieu rétablira l'équilibre. 

Mais cette souriante bonhomie, avec laquelle 
M"™^ Etchevarray acceptait l'état moral de Rameau, ne 
calmait pas Conchita. Elle restait silencieuse, le vi- 
sage assombri, les yeux fixes, hantée par cette idée 
que l'incrédulité de son mari attirerait sur eux quel- 
que malheur. Comme les sommets altiers,qui défient 
le ciel, cet orgueil humain, qui bravait le créateur, 
devait être frappé par la foudre. Et ardemment, elle 
souhaitait d'obtenir de Rameau une première con- 

4 



6^ LES BATAILLES DE LA VIE. 

cebsîon, qui pût être le signe visible d'une détente de 
cette fière volonté. Elle se donnait passionnément à 
cette œuvre, elle avait des exaltations de mission- 
naire. Elle priait, avec des élans d'âme, et se sentait 
prête à tout pour triompher. 

La coquetterie lui servit de moyen. Elle chercha 
à irriter l'amour de son mari, elle voulut se faire dé- 
sirer par lui et Tattendrir par la douceur de la pos- 
gesHion. Elle eut des caprices, des mélancolies sans 
raison et des gaietés soudaines. Son caractère fan- 
tasque et charmant offrit à Rameau d'irrésistibles 
attraits. Il adora cette délicieuse enfant, dont les fan- 
taisies prêtaient, aux loisirs de son existence labo- 
rieuse, un imprévu sans cesse renouvelé. Il se sou- 
mit à la tyrannie de cette femme aimée, non seule- 
mt^nt avec complaisance, mais avec entraînement. 
11 alla au-devant de ses désirs, même les plus dérai- 
sonnables, et lui donna la certitude qu'il était dis- 
posé à tout faire pour obtenir d'elle un sourire re- 
conuais3ant. 

On était au printemps et le mois de mai commen- 
çai t, amenant les chaleurs. Les nuits étaient douces, 
le ciel clair, et les premières verdures sentaient bon. 
Un soir que Rameau avait dîné en tête-à-tête avec 
CoiK:hita,la jeune femme offrit à son mari de sortir 
à pied. Il accepta, et tous deux partirent, bras des- 
sus, bras dessous, comme deux amoureux, mar- 
chant d'un pas leste dans la solitude de l'esplanade 



LE DOCTEUR RAMEAU. 63 

des Invalides. Ils arrivèrent au quai, traversèrent 
le pont de la Concorde et se trouvèrent dans le 
mouvement de la population parisienne qui descen- 
dait vers les Champs-Elysées. 

Dans les bosquets, illuminés par les cordons de 
gaz et les globes aux blancheurs d'opale, les or- 
chestres et les chanteurs faisaient rage. Au loin, du 
côté du Palais de l'Industrie, dans un café-concert, 
des trompes de chasse sonnaient des fanfares. Les 
voitures roulaient rapides, s'engageaient par files 
dans l'avenue, conduisant aux bois les promeneurs 
avides des fraîches odeurs des taillis. Un instant, 
Conchita et Rameau demeurèrent immobiles, les 
yeux occupés par l'animation continue de ce défilé, 
les oreilles remplies par le tumulte de cette foule 
en fête. Puis, lentement, ils poursuivirent leur pro- 
menade, attirés vers le centre de la ville par l'éclat 
des lumières, le resplendissement des devantures. 

Ils parcoururent la rue Royale, elle suspendue au 
bras de son mari, caressante, comme abandonnée, 
lui jouissant avec délices de la possession de cette 
adorable femme dans toute la fleur de sa jeunesse et 
de sa beauté. Ils gagnèrent ainsi la place de la Made- 
leine, obscure au milieu de l'illumination des bou- 
levards, avec son église haute et noire, profilant son 
architecture de temple grec sur l'azur assombri du 
ciel. Ils s'avancèrent jusqu'à la grille et là, brus- 
quement, par la porte ouverte, l'intérieur de l'église 



,64 LES BATAILLES DE LA VIE. 

s'offrit à eux, avec son chœur rayonnant de cierges 
et décoré de fleui's- 

-^ C'est le mois de Marie, murmura Conchita. 

Etj arrêtée devant les marches, les yeux fixés sur 
rillumination sacrée qui resplendissait dans le loin- 
tain de la nef, elle semblait en contemplation, comme 
attirée par une force irrésistible. 

Elle soupira : « Que c'estbeau ! » Et son bras serra, 
plus caressant, le bras de Rameau qui attendait, pa- 
tient et sans arrière-pensée, que celle, qui était son 
maître et son guide, reprît sa marche. Conchita, d'un 
pas plus lent, continua son chemin, mais au lieu de 
suivre le boulevard, elle tourna le long de la grille, 
dans la solitude profonde delà place, prise d'un su- 
bit désir, qu'elle n'osait point formuler, mais qui la 
possédait victorieusement. Arrivée devant une des 
portes latérales, elle fit franchir la grille à son mari, 
et, au bout de quelques pas, ils se trouvèrent en face 
d'une entrée. 

— Oii allons-nous donc? demanda enfin Rameau, 
en résistant doucement au mouvement de Conchita. 

— Entrons.. . murmura-t-elle d'une voix basse et 
ardente, voulez-vous? 

Eu même temps, elle fixait sur lui des regards si 
brûlanlsdepassionqu'ilfrémit jusqu'au fond de lui- 
môme. 

— Voyez, reprit-elle, se serrant plus étroitement 
contre lui et le pénétrant de sa voluptueuse cha- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 65 

leur, personne n'est là, Tentrée est déserte, Téglise 
sombre : qui le saura? 
11 pâlit un peu, mais avec un sourire : 

— Moi, ma chère. 

— Eh bien! ne serez-vous pas indulgent pour 
vous-même ? 

— Il faut être indulgent pour les autres et sévère 
pour soi. 

— Oh ! ne faites pas de philosophie avec moi, 
soyez tout simple. C'est ainsi que Je vous aime, et 
alors je vous aime tant ! Serez-vous perdu pour avoir 
traversé une église avec votre femme? C'est le mois 
de Mario, une foule de curieux entre rien que pour 
admirer le luxe pompeux du culte... 

— C'est ce luxe pompeux que je blâme, et qui m'é- 
loigne. 

— Alors faites le sacrifice de vos répugnances pour 
me plaire. 

— Conchita, je vous en prie, allez seule, je vous 
attendrai ici, et très patiemment, je vous le promets. 

Elle leva la tête, et de ses yeux jaillirent deux 
éclairs : 

— Il n'est jamais bon de dire à une jeune femme : 
Allez seule!... 

Il fronça le sourcil et, sur son vaste front, le fa- 
meux pli se creusa menaçant : 

— Conchita! murmura-t-il, ne jouez pas avec m on 
cœur. 

4. 



m LES BATAILLES DE LA VIE. 

— N'est-ce pas vous qui jouez avec le mien? 

Elîo avait changé de ton et son âpreté d'une se- 
conde s'était fondue en une câline douceur. Elle se 
suspendit de nouveau au bras du grand homme, et 
seuls, auprès de cette église sombre, le long de cette 
grille, sous ce ciel étoile, ils demeurèrent presque 
enlacés, lui, sentant le jeune cœur de celle qu'il ado- 
i-ait battre contre sa poitrine, elle, se tendant dans un 
elTort suprême pour vaincre la résistance de cette 
alti/^rehostililé.Elleselevasurlapointedespiedset, 
effleurant de ses lèvres l'oreille de l'impie, comme 
si elle se défiait même de la solitude environnante, 
avec une caresse de la voix et de la bouche : 

— Son venez-vous que vous êtes déjà entré dans 
une églii^e avec moi, et en plein jour, et que vous 
avez (léchi le genou, et que vous avez courbé la tête. 
V^ius en est-il advenu tant de mal? Vous avez obtenu 
la pauvre Coiichita qui, de ce jour-là, s'est dévouée à 
vulre Loiilieur. Ne ferez-vous donc pas une conces- 
sion^ si petite, si petite, pour qu'elle vous dise de tout 
son cœur: merci. 

Le vîsag:e de Rameau se penchait sur celui de Con- 
chita, dont les yeux brillaient plus éclatants que les 
Étniles du ciel. Une flamme passa sur le visage du 
grand homme, il saisit la jeune femme par les épau- 
les et la regarda profondément, comme pour s'eni- 
vrer de sa beauté jusqu'à l'oubli, jusqu'à la trahison ; 
pub d'une voix brève : 



LE DOCTEUR RAMEAU. 67 

— Allons ! puisque vous le voulez... 

Elle lui sauta au cou et lui donna follement le plus 
suave baiser qu'il eût jamais reçu d'elle. Alors, avec 
amertume, car un esprit aussi puissant ne pouvait 
pas abdiquer complètement toute clairvoyance, il 
pensa : Je suis payé, maintenant, du premier pas que 
je fais sur la route de Tapostasie. Mais si je ne résiste 
pas, jusqu'où me mènera-t-elle? 

Entraîné par Conchita, il entra dans un des bas 
côtés presque déserts, la masse des fidèles emplissant 
la nef. Sous la voûte, le parfum des fleurs, qui se fa- 
naient sur. les autels, flottait doux et mourant; dans 
l'ombre des piliers, des formes noires de femmes age- 
nouillées faisaient des taches mouvantes. Ungrand si- 
lence régnait, l'office venait de commencer. La foule 
était rassemblée devant le chœur. Conchita, muette 
et recueillie, guidant Rameau, dont le pied indiff'é- 
rent foulait, sonore, le pavé de l'église, arriva devant 
la chapelle de la Vierge resplendissante de lumières, 
de dorures, pleine de guirlandes et de bouquets. Ins- 
tinctivement Tathée résista au mouvement qui l'em- 
portait, en pleine clarté, en pleine piété, et, dans une 
demi-obscurité, il s'arrêta. Souriante, avec un rayon 
de triomphe dans le regard, Conchita s'agenouilla 
et fit une courte prière, puis se relevant elle resta 
debout, près de son mari, regardant et écoutant. 

Après un harmonieux prélude d'orgue, des voir 
pures s'étaient élevées, montant fraîches et péné- 



68 LES BATAILLES DE LA VIE. 

trantes vers la voûte, ainsi qii\m chant de séraphins, 
puis des voix plus graves, auxquelles s'étaient ma- 
riées des voix de femmes, et c'était comme un chœur 
universel célébrant la gloire du Très-Haut. Con- 
ehita^ embrasée du désir de convaincre et de faire 
cToi rfii sentit son cœur s'amollir et se fondre comme 
sous une rosée divine. Il lui sembla que la grâce 
descendait sur elle en flots mélodieux, la baignait, 
lu pénétrait et l'imprégnait d'une joie céleste. Eni- 
vrée de sa propre foi, grisée par les parfums attiédis, 
exaUi'^c par les chants, elle voulut passionnément 
s emparer de l'esprit de Rameau, elle souhaita fol- 
lement le courber dans une soumission irraisonnée. 
Elle le crut préparé par les séductions extérieures 
d'un cil lie tout de charme et d'adoration et, lui mon- 
trant sur l'autel une Vierge de marbre, qui tenait 
dans ses bras l'enfant Dieu, souriant et superbe : 

— Je vais demander à Marie qu'elle nous donne 
un enfant doux et beau comme celui qu'elle porte... 
Joignr*iî-vous à ma prière, seulement en ployant le 
genou ot, j'en suis sûre, je serai exaucée. 

Hameau frémit en découvrant le piège : un enfant 
de Conehita et de lui, une preuve vivante de son 
amour pour cette femme qui était sa seule joie, ce 
qu'il d^'sirait le plus au monde, et elle se servait de 
cet appât adorable pour Tamener à un acte de fai- 
blesse morale qui, à ses propres yeux, devait le dés- 
honorer. Il regarda la jeune femme non pas avec 



LE DOCTEUR RAMEAU. «9 

colère, mais avec une profonde mélancolie. Même 
quand elle le faisait souffrir, il se découvrait encore 
de l'indulgence pour elle. Cependant Conchita, trem- 
blante en le voyant rester muet et soucieux, s'était 
penchée vers lui, prête à un dernier effort pour as- 
surer la victoire : 

— C'est si peu de chose. Je ne vous demande rien 
que de courber un peu la tête ; mais joignez- vous à 
moi, que notre espérance commune se confonde en 
un seul vœu et monte dans la même pensée vers le 
ciel. . . Je vous en prie, je vous en supplie ! Faites cela 
pour moi, et je vous aimerai plus encore, si c'est 
possible, et je vous servirai comme un maître uni- 
que, et j'oublierai le monde entier, pour ne voir 
que vous. 

Il hocha tristement la tête : 

— Je ne puis faire ce que vous me demandez, 
Conchita : je ne crois pas! Si la Divinité, à laquelle 
vous voulez me soumettre, existe, elle ne peut ac- 
cepter favorablement un acte de foi qui n'est point 
dicté par la conscience : si elle n'existe pas, à quelle 
comédie risible et vaine prétendez-vous me con- 
traindre? 

Il allait continuer, mais elle, les yeux agrandis par 
la terreur, blême d'horreur, en l'entendant blasphé- 
mer dans ce lieu saint, lui avait placé sa blanche 
main sur les lèvres. La bouche de Rameau s'y appli- 
qua brûlante. Conchita d'un mouvement rapide ro- 



1* LES BATAILLES DE LA VIE. 

tira ses doigts : il lui avait semblé qu'un feu sata- 
uîque avait passé dans ses veines au contact de 
limpic. Mais lui, ayant rompu les digues qui arrê- 
taient le flot de ses protestations, ne pouvait plus se 
résigner au silence. Il prit sa femme par le bras, 
l'entraîna dans un coin écarté, désert, la fit asseoir 
près d'un confessionnal, et là, comme accompagné 
par la mélodie des instruments et des voix qui réson- 
naient dans l'église, semblant lutter d'éloquence et 
de séduction avec ces chants délicieux et troublants, 
il s'efforça à son tour de conquérir, sur la piété ob- 
scure, cet esprit qu'il sentait prêt à^ë détourner de lui. 
— Conchita, je vous en supplie, ne me jugez pas 
sans m'avoir entendu : je sens qu'en ce moment je 
vous fais peur, et cependant je voudrais vous ras- 
feurer^ vous convaincre que je ne suis ni méchant 
ui injuste. S'il suffisait d'une parole pour vous satis- 
faire , croyez que je la prononcerais bien facilement. . . 
Vous savez que je vous ai cédé, déjà une fois ; vous 
avez vu que ce soir encore j'ai consenti à vous sui- 
\Te, jugez-moi sur ma complaisance passée et non 
sur te refus que j'ai dû vous opposer tout à l'heure.. . 
Quelle valeur aurait eu pour vous un consentement 
banal? Était-ce cela que vous vouliez? Oh! je vous 
en conjure, ne vous détournez pas de moi... Entre 
mon cœur et le vôtre, ne placez pas ce Dieu que vous 
dites être tout de bonté et d'amour... Vous l'aimez 
passionnément, mais moi je vous aime bien plus pas- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 71 

sionnément encore. . . Vous le priez, mais moi je vous 
adore, et je ne vis que dans la contemplation de 
votre grâce et de votre beauté... C'est ma tendresse 
qui est ma religion. Pouvez-vous me reprocher ce 
culte unique et, quand je me prosterne devant vous, 
comme aux pieds d'une divinité charmante, allez- 
vous m'en faire un crime? 

— Votre langage est corrupteur, murmura Con- 
chita à voix basse. Vous substituez une créature de 
chair au Dieu invisible et présent... Toutes vos pen- 
sées et toutes vos paroles sont d'un païen... Non 
seulement vous ne voulez pas vous amender, mais 
vous essayez de me perdre. 

— Moi ! s'écria Rameau, avec une flamme dans le 
regard, moi faire une tentative pour vous empêcher 
de croire? Non! non! J'ai toute ma vie professé la 
liberté de conscience... Et ce n'est pasr pour tour- 
menter un être adoré comme vous que je changerai 
de doctrine... Priez, Conchita, je vous le demande, 
pour votre mère, et pour moi-même... Je donnerais 
beaucoup, pour avoir une croyance qui me permît 
de prier avec vous... Mais Ja foi ne s'impose pas... 
Heureux ceux qui l'ont : je les envie. 

— Alors, s'écria la jeune femme, dont le visage 
en un instant fut inondé de larmes, essaye» donc de 
croire; élevez votre pensée vers le ciel... 

— Le ciel est vide, Conchita. Chaque peuple y a 
placé ses dieux, mais c'étaient des idoles fragiles qui 



72 LES BATAILLES DE LA VIE. 

n'étaient que ladivinisation des passions humaines... 
Les peuples ont passé, les cultes se sont succédé, 
les dieux ont changé, et le ciel est resté vide ! 

Le grand homme agita sur ses épaules sa tête 
énorme à la rude chevelure, comme pour chasser 
une pensée importune, et poussant un profond sou- 
pir : 

— Ne parlons plus jamais de ces choses, vous 
me faites de la peine et je vous fais du mal... J'en 
suis désespéré... Vous ne me convertirez pas et je 
n'essaierai jamais de vous convaincre, car je consi- 
dérerais comme un crime de détruire une croyance 
qui vous soutient et vous encourage dans la vie. 
Pardonnez-moi et soyez certaine que, malgré ma ré- 
sistance à votre volonté, je vous aime de toute mon 
âme. 

— De toute votre âme, dit Conchita amèrement : 
en avez-vous donc une? 

, — Vous avez raison, ma chère, répondit Rameau 
avee un sourire. Voyez comme les superstitions cor- 
rompcait môme le langage. Je ne crois pas que j aie 
iMie âme, mais je suis bien sûr que j'ai un cœur, et 
ce cœur est à vous complètement. 

Il prit la main de sa femme et la serrant affectueu- 
semenf % 

— En tous cas, si une créature mortelle a jamais 
eu une âme, ce doit être vous, Conchita, car vous 
êtes, pour moi> au-dessus de l'humanité. 



LE DOCTEUR RAMEAU. 73 

Elle ne répondit pas. Ils sortirent lentement, lais- 
sant derrière eux la cérémonie qui continuait, et à 
laquelle Conchita avait cessé de prêter attention, dès 
que son aide, dans Tœuvre de catéchisation, lui avait 
paru inutile. Les chants décrurent dans le lointain 
du chœur, les parfums s'affaiblirent, les lumières 
baissèrent, un vent tiède souffla délicieusement et 
la place, avec le boulevard éclairé, apparut. Ils 
descendirent les marches et, devant la grille, dans 
la douceur de cette belle nuit de printemps. Rameau 
• passant le bras de sa femme sous le sien essaya de 
l'entraîner de ce même pas souple et léger qui les 
avait amenés comme deux amoureux. Mais il trouva 
Conchita languissante et glacée. L'espérance, qui la 
conduisait en venant, était tombée. Elle n'était plus 
emportée par son désir vers la victoire attendue. 
Elle s'en allait dans l'accablement de la défaite, avec 
un commencement de haine sourde contre celui qui 
l'avait privée de l'ivresse du triomphe rêvé. 

A compter de ce jour, un grand changement se 
produisit dans l'état d'esprit de Conchita. La recon- 
naissance qu'elle avait eue pour Rameau, s'effaça; 
l'admiration tendre qu'elle éprouvait pour le grand 
homme, disparut; tout fut étouffé par l'horreur que 
lui inspirait l'athée incorrigible. Il lui apparut sous 
un autre aspect que celui auquel elle était habituée. 
Ses traits superbes, mais rudes, lui semblèrent em- 
preints d'un orgueil satanique. Avec son front creusé 



74 LES BATAILLES DE LA VIE. 

par l'effort de la pensée, Rameau lui rappela le mau- 
vais ange. Elle découvrit, dans la noirceur de ses 
épais sourcils, retroussés à chaque angle de la tempe, 
les signes effrayants d'une perversité infernale. Elle 
nota Tâpreté de ses paroles et y devina un profond 
mépris de l'humanité. 

Rameau, qu'elle avait jusque-là aimé comme un 
tendre père, se transforma soudain en un être mena- 
çant et redoutable. Elle le regarda avec inquiétude, 
et l'observa, avec la patiente ingéniosité particulière 
aux femmes. Elle ne le prit pas, une seule fois, en 
flagrant délit de faiblesse ou de ridicule. Tout ce que 
faisait, ou disait, cet homme, si réellement supé- 
rieur, était important, rationnel, méritait l'atten- 
tion ou le respect. Elle ne le vit jamais s'abaisser 
devant elle à de ridicules comédies d amour sénile. 
Il se conduisait avec un tact parfait, et la noblesse 
de son intelligence donnait de la grandeur à toute 
sa conduite. C'était un vieux lion, mais un lion. Il 
avait la crinière grise, mais son œil flamboyait et 
sa puissance était complète. 

Elle affectait de ne plus jamais prononcer devant 
lui un seul mot qui eût trait à la religion. Il lui 
semblait que c'eût été une profanation et que le ciel 
s'en fût indigné. Cependant elle avait un si violent 
levain d'amertume dans le cœur qu elle ne put se 
retenir, un soir, de parler à Tal vanne et à Munzel de 
l'incrédulité de leur ami. C'était en été, après le dî- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 75 

ner; on était resté au salon, au lieu de descendre au 
jardin comme d'habitude. Par les fenêtres ouvertes, 
une délicieuse fraîcheur entrait, et Conchita avait 
empêché d'apporter les lampes pour ne pas attirer 
les moustiques et les chauves-souris. Dans l'obscu- 
rité, M""* Etchevarray, Munzel, Talvanneet la jeune 
femme étaient assis. Les deux hommes fumaient si- 
lencieusement et Rameau venait dépasser dans son 
cabinet pour écrire une lettre. Au bout d'un instant, 
Conchita dit brusquement, ^comme si elle terminait 
tout haut sa pensée : 

— Vous, Talvann3, et vous, monsieur Munzel, 
vous êtes catholiques, et vous croyez?... 

— Oh ! moi, madame, répondit l'aliéniste, j'ai été 
élevé par ma mère et, vous le savez, l'influence des 
femmes est considérable en matière de religion. 

— Ah!... interrompit Conchita, d'un ton si rail- 
leur que les deux hommes la regardèrent pleins de 
surprise. 

Elle ajouta avec amertume : 

— Ne croyez pas à l'influence des femmes, mes 
bons amisy surtout en matière de religion. 

Talvanne, qui n'était pas sot, soupçonna la possi- 
bilité d'une dangereuse polémique, et ne se soucia 
point de l'engager. , Il poursuivit tout tranquille- 
ment : 

— Quant à Munzel, il est Allemand, c'est-à-dire 
un peu mystique, fils d'un maître de chapelle, par 



76 LES BATAILLES DE LA VIE. 

conséquent imprégné de musique sacrée, blond avec 
dos yeux bleus, donc tout naturellement porté à la 
rêverie. S'il n'était point croyant dans ces condi- 
f ions-là, il faudrait qu'il eût un caillou à la place de 
la cervelle... Et puis, il passe sa vie à peindre des 
tableaux d'église... Cela influe sur l'esprit d'un 
homme! 

— Allez-vous à la messe? demanda* M™* Etche- 
varray. 

— Moi?,.. Jamais ! dit Talvanne. 

— Vous n'êtes donc pas plus religieux que mon 
gendre ? 

— Votre gendre, ma chère dame, a sa religion à 
lui : c'est la religion de la nature. Et il y est plus 
dévot que moi à la mienne. Il communie tous les 
jours par le travail, et sa prière est fort belle, elle 
dit : Nalupe, donne-moi la force de pénétrer tous 
tes sccrtîts, aliu de secourir mes semblables et de les 
empêcher àv souff*rir. Ainsi soit-il. 

— Mon gendre est un brave homme, je le sais, 
ajouta la vitille mère, et ce ne sont pas les plus dé- 
vots qui vont aux offices. 

— Vous avez raison, madame, dit Munzel d'une 
voix douce, et très certainement Talvanne et moi 
nous ne vairons pas Rameau. Il faut se rendre compte 
de la portée de certains esprits et ne pas demander, 
à ceux qui planent dans les espaces fermés aux re- 
garda do la multitude, de ramper sur la terre et de se 



LE DOCTEUR RAMEAU. 77 

plier aux règles de runiverselle igiiarance. Tous les 
grands novateurs ont été méconnus... L'inquisition 
a failli brûler Galilée... Colomb a été emprisonné, 
parce que la découverte d'un monde nouveau était 
considérée comme une hérésie... Les grands philo- 
sophes, les savants illustres ont été en butte aux per- 
sécutions, parce qu'ils devançaient leur temps... 
Notre» ami est un être tellement supérieur que nous 
devons nous abstenir respectueusement de le ju- 
ger. . . Nous pouvons suivre sa course, craintivement, 
en la voyant si hardie et si rapide. . . Mais quant à dé- 
clarer mauvaise la route qu'il parcourt, nul de nous 
n'est de force à le faire. Qui sait s'il n'a pas raison?. . . 

— Moi, je le sais ; moi, je le dis ! s'écria Conchita 
d'une voix tremblante . Le premier devoir de l'homme 
est d'obéir à son Créateur, à son maître , à son Dieu !.. . 
S'il se révolte contre la loi suprême, malheur à lui 
et à ceux qui sont autour de lui ! 

Cette furieuse apostrophe resta sans réponse. Tal- 
vanne s'était tourné du côté de la jeune femme et 
essayait, à travers l'obscurité, de distinguer son vi- 
sage. Mais la nuit l'enveloppait et il ne put voir la 
pâleur de son front, le frémissement de ses lèvres, 
l'agitation convulsive de ses mains. 

— Allons, ma fille, reprit après quelques se- 
condes M""* Etchevarray, tu t'animes, tu t'excites, 
et pourquoi, je te le demande? 

— C'est moi qui suis le coupable, a j ou ta Munzel. 



78 LES BATAILLES DE LA VIE. 

J'ai sottement porté la conversation sur un terrain 
fertile en controverses. Mais je vais rétablir Thar- 
monie. 

11 s'assit devant rharmonium, qui faisait pendant 
au piano, et les yeux levés au plafond, comme s'il 
chert:hui lia voûte azurée, il joualentement. Les voix 
célestes de Torgue chantaient et, dans le silence noc- 
turne, la pure mélodie avait un charme délicieux. 

— Qu'est-ce donc que cela? demanda Talvanne. 

— C/est un motet de Porpora, le grand rival de 
naendel. 

Il continua de jouer, mais plus doucement, lais- 
sant tomber le son, qui n'était que comme un accom- 
pagnement à ses paroles. 

— J'avais vingt ans, quand je l'ai entendu pour 
la première fois. C'était à la cathédrale de Cologne. 
Entré un dimanche, vers midi, je fus saisi, dans l'ob- 
scurité tlelanef, parla coloration des vitrauxinondés 
de soleil. La sonnette tintait à l'autel, pour l'éléva- 
lion ; toutes les femmes s'étaient mises à genoux, un 
grand recueillement planait sur ces fronts en prière. 
Alorst dans le profond silence, comme tout à l'heure 
lorsque^ j ai commencé, les accents de cette exquise 
mélodie se firent entendre et je frémis de plaisir. Je 
ne l'ai jamais oubliée depuis et je la retrouve tou- 
jours avec joie au fond de ma pensée. 

— C'est très joli, dit Conchîta d'une voix changée. 
Au môme moment Rameau rentra dans le salon, 



LE DOCTEUR RAMEAU. 79 

suivi du domestique apportant des lumières, etTal- 
vanne put voir que la jeune femme avait les yeux 
humides et les joues très rouges. On ferma les fe- 
nêtres, la conversation changea et la soirée s'acheva 
sans incidents. 

Cependant Talvanne conserva, de Fâpre violence 
de Conchita, un mauvais souvenir et un commen- 
cement de défiance. Il était observateur par tempéra- 
ment et par profession. Il se donna latâche d'étudier 
la jeune femme. Il la surveillait, maintenant, avec 
une attention dont elle ne se doutait point, et une 
infinité de petits détails qui avaient, pour lui, passé 
jusque-là inaperçus, le frappaient étrangement. Con- 
chita, qui avait été autrefois si active, ne travaillait 
plus jamais et, pour occuper son temps, ne lisait 
point. Elle demeurait immobile, en hiver, dans son 
petit salon ou, en été, dans le kiosque du jardin, à 
rêver, comme une belle odalisque. On entrait, elle 
ne s'en apercevait pas tout de suite et il fallait lui 
parler, pour l'arracher à sa méditation. A quoi pen- 
sait-elle si obstinément et si profondément? 

Souvent elle sortait dans la journée, seule, pres- 
que à des heures régulières et quand on s'infor- 
mait de ce qu'elle avait fait, avec la tranquille assu- 
rance d'une femme qui sait ne devoir jamais être 
soupçonnée, elle répondait : 

— Je me suis promenée, ou : J'ai fait des courses. 

Promenée où? Fait quelles courses? pensait Tal- 



80 LES BATAILLES DE LA VIE. 

vanne, en la voyant plus concentrée et plus morne à 
la suite de ces sorties. Il voulut savoir où elle allait, 
et un jour, après déjeuner, il la suivit. Elle le mena, 
à travers Paris, jusqu'à l'église de la Madeleine. Elle 
grftvit les marches et entra. Talvanne étonné s'ar- 
rêta, prit un fiacre devant la rue Basse-du-Rem- 
part^ et se fit conduire à sa maison de santé de Vin- 
ceimes. Quelques jour: plus tard, nouvelle épreuve, 
nouvelle course, même arrivée devant Tescalierdela 
Madeleine et même ascension tranquille et lente des 
marches de pierre. 

Talvanne, stupéfait de la régularité de ce pèleri- 
nage, et trop Parisien pour ne pas flairer quelque 
mystère sous cette dévotion si exacte, ne fit ni une 
ni deux : il laissa Conchita entrer par la porte du bas 
côle de droite et, escaladant avec agilité, il s'élança 
sur ses traces. Il la vit, de loin, qui marchait dans 
IV^glise entre les rangées de chaises, puis elle se jeta 
do côté, et il la perdit de vue. Il se rapprocha alors 
habilement, et soudain il l'aperçut de nouveau. Elle 
étnit à genoux, dans la chapelle do la Vierge et 
priait devant la statue de marbre qui tenait entre 
ses bras Tenfant Dieu. Courbée sur la pierre, sui- 
vant la mode d'Espagne et d'Italie, elle était immo- 
bile, la tête penchée, pleine de ferveur. Dissimulé 
derrière le confessionnal, auprès duquel la jeune 
femme avait échangé avec Rameau de si redou- 
tables paroles, Talvanne attendit. Au bout d'un quart 



LE DOCTEUR RAMEAU. 81 

d'heure, Conchita se releva, reprit le même chemin 
et rentra chez elle. 

L'aliéniste respira, il craignait une aventure. Il 
renouvela sa surveillance et toujours le but de la 
jeune lemme fut Téglise, dans laquelle se trouvait 
cette chapelle, objet d'une spéciale dévotion. C'était 
beaucoup de savoir ce que faisait Conchita , mais 
Talvanne brûlait d apprendre pourquoi elle le fai- 
sait. 

Un soir il lui dit d'un air indifférent : 

— Cette semaine, je vous ai rencontrée, deux fois, 
sortant de la Madeleine. C'est une église qui est bien 
loin de chez vous, il me semble? 

Elle fressaillit, mais, fait singulier. Rameau qui 
était assis à quelques pas d'eux et qui lisait une bro- 
chure, leva la tête et fixa sur son ami des regards 
inquiets. Au même moment, Conchita, les yeux bril- 
lants et une rougeur au visage, répondit d'une voix 
sourde : 

— C'est là qu'il faut que je prie. C'est là que je dois 
m'humilier, afin de détourner de nous le malheur. 

— De détourner... commença Talvanne. 

Mais il n'eut pas le temps d'achever. Le docteur 
se leva brusquement et, de sa brochure, frappant 
, sur la table : 

— Laisse Conchita tranquille, dit-il rudement. 
Elle fait ce qui lui plaît, et cela ne te regarde pas... 

— C'est évident que cela ne me regarde pas ! grom- 



82 LES BATAILLES DE LA VIE. 

mêla laliéniste. Mais je ne croyais pas commettre 
un si grand crime en demandant... 

— Allons ! En voilà assez, parlons d'autre chose ! 
Et on parla d'autre chose . Mais Conchita resta som^ 

bre et absorbée, jetant par moments des regards d'ef- 
froi du côté de son mari. 

Qu'y avait-il entre eux? Que s'était-il passé? Tal- 
vaiine ne renonça pas à le découvrir. Mais il lui ap- 
paru L 1 1 u'il faudrait plus de chance que d'adresse pour 
y arriver. 

Un autre que lui avait remarqué le trouble d'es- 
prit dans lequel vivait la jeune femme. C'était Mun- 
xcl, L'iVllemand, après avoir accepté avec tranquil- 
lité la froideur que lui témoignait Conchita, sem- 
blait s être mis en tête de dissiper ses préventions. 
Il avait secoué sa flegmatique indolence, et faisait 
des trais inusités. Rameau en avait plaisanté plu- 
sieurs lois, avec la verve un peu brutale qui le ca- 
ractériaait : 

— Dis donc, Talvanne, j'ai le soupçon que Frantz 
courtise ma femme. Tu sais, moi, je n'ai pas le temps 
de les surveiller : je t'en charge. 

Et de rire, malgré le vif mécontentement mani- 
l'cstf^ par Conchita et le trouble soudain de Munzel. 

Tal vanne, plus gravement qu'il n'eût fallu peut-, 
êtrii, avait répondu : 

— Tu peux compter sur moi. 

Et il n'avait plus été question de l'incident. Mais 



LE DOCTEUR RAMEAU. 83 

Taliéniste avait pris sa mission au sérieux et, ayant si 
bien commencée observer la jeune femme, H s'était 
mis à étudier le peintre. Son ancienne hostilité lui 
était revenue au cœur, à l'idée que Conchita pourrait 
favoriser Munzel. Certes, Fâme de Talvanne avait la 
pureté du cristal, il serait mort plutôt que de lever les 
yeux sur la femme de sctn ami. Mais la supposition 
qu'un autre serait, par elle, traité mieux que lui le 
mettait en fureur. Il se sentait capable de plus de 
jalousie queje mari lui-même. La jeune femme ap- 
partenait à son amitié, autant que Rameau jadis. 
Toute affection qu'elle donnait, en dehors de celle 
qui lui était due, à lui Talvanne, devait à ses yeux 
passer pour un vol dont il avait à se plaindre. 

Maisilfutpromptement rassuré. Conchita ne fai- 
sait pas la moindre attention à Munzel . Sa mère seule 
roccupait,etlasantédeM°'®EtchevaiTay,tr(^satteinte 
depuis quelques mois , exigeait ces soins inquiets. 
Agée de cinquante ans, mais usée par les fatigues et 
les tracas de sa vie : « les sangs tournés » , comme elle 
répondait, d'un ton dolent, quand on la questionnait, 
elle ne descendait presque plus de sa chambre. Son 
gendre la soignait avec beaucoup d'assiduité et une 
grande affection. Mais, ainsi que le disait Rameau, la 
machine ne marchait plus et il aurait fallu changer 
certains rouages, le cœur par exemple, pour qu'elle 
continuât à fonctionner. 

Cependant, malgré la confiance qu'elle avait dans 



U LES BATAILLES DE LA VIE. 

l'infaillible science de son mari, Conchita le voyait 
avec terreur s'approcher du lit de sa mère. On eût dit 
qu'elle redoutait le contact du médecin pour la ma- 
lade. Lorsque Rameau manifestait Tintention de 
monter auprès de M""® Etchevarray , la jeune femme 
rarrêtEiil souvent en disant : Elle dort. Et c'était avec 
un soupir de soulagement qu'elle assistait au départ 
du docteur qui se rendait à TÉéole de Médecine ou 
il son hôpilal. Au contraire Conchita attirait Tal- 
vanne au chevet de sa mère et lui demandait volon- 
tiers des consultations. Il se récusait en disant: 

— Mais voussavezbienque jene suis pas médecin, 
moi, je ne fais pas de thérapeutique. Je suis une es- 
pèce de maniaque, soignant d'autres maniaques, et, 
de moi ou d'eux, les plus insensés ne sont peut-être 
pas ceux qu'on pense. 

— Venez, insistait la jeune femme ; votre présence 
seule fait du bien à maman: elle vous aime. 

Un jour elle ajouta : 

— Et puis vous croyez, vous. Et cela neutralise les 
mauvaises influences. 

Cette fi>îs, Talvanne commença à comprendre et 
le fait lui parut grave. Evidemment, entre Conchita 
et Hameau, un dissentiment s'était produit, dont le 
point de départ était l'incrédulité du docteur. La 
Jeune femme avait dû, poursuivant sa ligne de con- 
duite preuûère, manifester des exigences nouvelles 
au point do vue religieux. Qui sait ! peut-être essayer 



LE DOCTEUR RAMEAU. 85 

de convertir son mari. Cette pensée, tout d'abord, pa- 
rut tellement bouffonne à Tal vanne qu'il ne pût s'em- 
pêcher d'en rire. Mais, à la réflexion, il y découvrit 
des éléments de lutte si graves qu'il fut disposé à voir 
la situation sous un aspect presque tragique. Le fa- 
natisme espagnol de la jeune femme, mis aux prises 
avec la rude libre-pensée de Rameau , devait produire 
des chocs redoutables et, peut-être, entraîner de fu- 
nestes conséquences. Déjà, il en avait maintenant 
la conviction, Conchi ta rendait son mari responsable 
du mal dont souffrait sa mère. Elle y voyait un châ- 
timentde Dieu, indigné de Tabomination de son exis- 
tence avec un athée, une punition de la tiédeur de 
ses efforts pour le ramener au bien. 

L'aliéniste, avec beaucoup de finesse, reconstitua 
tout ce qui avait dû se passer entre la jeune femme 
et son mari. Il eut alors l'explication de la recrudes- 
cence de piété, des airs sombres, des paroles amères 
de Conchita, et en même temps, par contre-coup, de 
la brusquerie, de Tanxiété, du trouble de Rameau, 
quand certaines questions étaient abordées. Il était 
trop respectueux du calme intellectuel de son ami 
pour se hasarder à lui parler de ce double état mo- 
ral. Il ne voyait aucun avantage à mettre la jeune 
femme sur la voie des confidences. La situation d'ar- 
bitre entre la religiosité de l'une et l'incrédulité de 
l'autre n'eût pas été exempte de difficultés. A dé- 
fendre son ami il risquait de mécontenter Conchita. 



86 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Et ladouceur tranquille de sa vie, dans cette maison 
devenue sieijne par une tendre prescription, pouvait 
se trouver compromise. Son égoïsme épicurien liii 
dicta l'abstention. 

Et ceptuidant, avec un peu plus d'ampleur de vue, 
il se fût nndu compte que fournir, à cette heure 
suprême, a Conchita l'occasion de soulager, même 
par des récriminations, son cœur gonflé d'amer- 
tume, c'eût été lui rendre une paix relative. Par une 
initiative hardie, Talvanne eût pu tout sauver. Et 
que de malheurs et de souffrances eussent été évités 
â ceux qu'il se préoccupait de ménager. 

Un matin , en arrivant chez Rameau, il trouva sur 
le Ansage des domestiques, dès la porte d'entrée, une 
expression désolée. Il se dirigea vers le cabinet du 
docteur et, assis à son bureau, écrivant, l'air sou- 
cieux, il ajierçut son ami. 

— Eli bien ! qu'y a-t-il donc? demanda Talvanne, 
tout le! inonde ici parait sens dessus dessous... 

lianK^au se leva et d'une voix ç^a,\e : 

— M"' Etchevarray est morte ce matin à trois 
heures.,. 

Il y eut un silence, comme si la présence de la 
mort dans cette maison eût glacé la parole sur les lè- 
vres des deux hommes. L'aliéniste alla à la fenêtre 
et, regardant les oiseaux qui se poursuivaient dans 
le jardin, il demeura absorbé. Puis tendant la main 
âu docteur : 



LE DOCTEUR RAMEAU. 87 

— C'est une grande perte que tu fais là. Ta belle- 
mère t'appréciait à ta valeur... C'était une bonne 
femme. Mais, explique-moi un peu comment la fin 
est venue si rapidement?... Hier, elle se sentait 
mieux, elle parlait librement, elle voulait se lever... 

— Oui, toujours les dernières clartés de la lampe 
près de s'éteindre... Cette nuit on m'a appelé... Elle 
avait perdu connaissance... Je l'ai ranimée... Mais, 
ce matin, elle a eu une seconde syncope et tout a été 
inutile... Tu le sais, nous ne sommes pas maîtres 
de la vie. 

— Et ta femme ? interrogea Talvanne avec in- 
quiétude. 

— Un calme effrayant et pas de larmes. Cela 
m'inquiète beaucoup. Rends-moi le service d'aller 
chez elle. Tu arriveras peut-être à la faire pleurer. 
Ce serait lui procurer un grand soulagement. 

— J'y vais. 

L'aliéniste monta au premier et, sans frapper, 
entra dans le salon. Une demi-obscurité y régnait. 
Les persiennes n'avaient pas encore été ouvertes. Au 
bruit de la porte, une forme vague se leva. Talvanne, 
les yeux brouillés par le passage du jour à la nuit, 
restait immobile, lorsque la voix de Conchita se fit 
entendre sourde et presque étranglée : 

— Vous le voyez, le malheur ne s'est pas fait at- 
tendre I 

Et comme il la distinguait maintenant, debout de- 



m LES BATAILLES DE LA VIE. 

vaut lui , toute noire, le visage pâle et les yeux bril- 
lants : 

— Veuez, dit-elle. Vous Taimiez et elle vous ai- 
mai L.. Vous verrez, elle est heureuse, on dirait 
Lju elle sourit dans son sommeil. 

La jeune femme ouvrit une porte donnant sur un 
couloir; la chambre de M""® Etchevarray, illuminée 
comme une chapelle ardente, apparut à Tal vanne. 
Il s'aiT^'ta sur le seuil, interdit, quoiqu'il eût Thabi- 
lude de la mort. Au fond de Talcôve, la mère de 
Conclûta était étendue, entourée de fleurs, un cru- 
cifix sur la poitrine, ses cheveux argentés tranchant 
à peine sur la blancheur de Toreiller. Au pied du lit, 
une Sœur des pauvres, assise sur une chaise, lisait 
des prières. Elle ne leva pas les yeux, et continua 
S€S oraisons. On voyait ses lèvres remuer. Mais son 
visa go était impassible. 

Contliila s'agenouilla, baisa la main de sa mère, 
îse redressa^ puis d'une voix exaltée : 

— Jbi pu lui faire administrer les derniers sa- 
crements. Elle a retrouvé sa connaissance, par une 
faveur divine, et elle est morte en état de grâce. 
Elle est a [présent aux pieds de Dieu, elle me pro- 
tège, elle me défend, et, grâce à ses prières, je suis 
sûre que nous nous retrouverons, un jour, dans la 
béatitude et pour l'éternité. 

La Sœur interrompit sa lecture et murmura d'une 
voix très douce : 



LE DOCTEUR RAMEAU. 89 

— Ainsi soit-il. 

Puis elle reprit sa prière. Tal vanne avait écouté 
sans répondre. II se rappelait qu'un jour il avait vu 
aussi sa mère, muette pour toujours, étendue sur 
son lit de mort. Un flot de douleurs anciennes, qu'il 
croyait épuisées, lui monta aux yeux, il s'inclina 
lentement et fit le signe de la croix. Devant cet acte 
de foi , simplement accompli par cet homme si ferme 
et si grave, Conchita sentit son cœur éclater dans 
sa poitrine. Alors, prenant la main de Talvanne et 
l'entraînant, comme si un chagrin autre que celui 
de la perte de sa mère eût été, dans cette chambre, 
une profanation, rayonnante de ferveur et sublime 
de désespoir, elle cria à travers ses sanglots : 

— Ah! s'il avait voulu prier avec moi, croire 
avec moi, comme je l'aurais aimé ! 



IV 



Tal vanne, décidément, était uu aliéniste distin- 
gué, car il sut empêcher Conchita de devenir folle. Il 
lui fit entendre les paroles qu'il fallait,pour la calmer, 
et il eut la satisfaction d'être seul à obtenir ce glo- 
rieux résultat. Rameau attendri lui serra les mains 
commcilneTavait pas fait depuisvingtans,etle vieux 
gar^^oii, de par ses droits professionnels, se trouva 
plus chez lui que jamais dans la maison de son ami. 
Conchita, aussi sombre de visage que noire de vête- 
ments, avait fermé sa porte impitoyablement et sem- 
blait décidée à porter un deuil éternel. Munzel, reçu 
solennellement dans la journée et privé des douces 
soirées passées dans Tintimité, manifesta une agita- 
tion étrange. Il devint quinteux, fébrile, lui d'hu- 
meur si calme et si égale. Il surprit Talvanne par 
des violences inexplicables. Il s'emporta jusqu'à se 
plaindre de la vie et à maudire sa destinée. 

Il n^en avait cependant pas le droit, car si jamais 



LE DOCTEUR. RAMEAU. 91' 

peintre avait été favorablement traité par la fortune, 
c'était bien lui. Entraîné dans Torbe éblouissant du 
grand homme, il avait été en.relations avec les ar- 
tistes en renom et les personnages influents. Très 
jeune il avait obtenu des travaux considérables, de 
hautes récompenses. Sa réputation s'était étendue 
rapidement et, à trente-huit ans, il avait une émi- 
nente situation. Le temps était loin où le père Mun- 
zel se voyait sous le coup de la prison, pour quelques 
milliers de florins de dommages-intérêts. Un tableau 
de Frantz, maintenant, se payait trente mille francs 
et, pour ses portraits, il fallait s'inscrire. Encore ne 
consentait-il à reproduire que le^ visages qui lui 
plaisaient. 

Il avait souvent demandé à Conchita de lui faire 
la faveur de poser pour lui. La jeune femme s'y était 
refusée, avec une mauvaise volonté évidente. Elle 
avait toujours à sa disposition un excellent prétexte : 
es entraînements du monde ne lui laissaient pas de 
loisirs, ou bien elle craignait la longueur et le noni- 
bre des séances. Enfin sa more était tombée malade. 
Munzel profita du deuil de Conchita, du vide de son 
existence, du morne ennui qui la dévorait pour lui 
adresser une demande nouvelle. 

— Vous n'avez rien qui vous occupe, cela vous ai- 
dera à tuer le temps, disait-il. Vous êtes triste, je res- 
pecteraivotretristesse.Vous ne parlerez pasetjeres- 
terai silencieux. Enfin je souscris d'avance à toutes 



92 LES BATAILLES DE LA VIE. 

VOS conditions, je me plierai à toutes vos exigences. 

Conchita, avec une sorte de farouche entêtement, 
répondit : non. Elle ne donnait plus de raison, plus 
de prétextes ; elle refusait, voilà tout, et, quand Ra- 
meau doucement la grondait de n'être pas plus ai- 
mable et de ne pas profiter de la bonne volonté du 
peintre, elle se mettait quelquefois en colère, éton- 
nant son mari par Fâpreté de sa résistance. Elle fut, 
un jour, si agressive et si blessante pour Munzel que 
celui-ci, pâle d'émotion, se leva et, la voix trem- 
blante, déclara que, puisque sa présence causait tant 
d'ennui et amenait de si irritants débats, il ne re- 
viendrait plus. Malgré les excuses de Rameau, mal- 
gré ses affectueuses remontrances, il tint parole. Et, 
pour être plus sûr de ne pas céder à l'entraînement, 
il quitta Paris et se réfugia au milieu de sa famille. 

Il resta absent quatre mois. On n'entendait même 
plus parler de lui et Talvanne était complètement 
heureux, lorsqu'un matin, après le déjeuner, arriva, 
^ar les Messageries, une grande caisse adressée d'Al- 
lemagne à M""® Rameau. Visitée avec indifférence, 
la caisse se trouva contenir une large boîte d'ébène 
écussonnée d'une plaque d'^or, sur laquelle était ci- 
selé et émaillé un petit bouquet de ne-m'oubliez- 
pas. Conchita, le docteur et Talvanne se regardèrent 
intrigués, mais avec un commencement de soupçon. 
La jeune femme ne se hâtant point d'ouvrir le mys- 
térieux coffret, Rameau tourna la clef, leva le bat- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 93 

tant et, ainsi que dans les musées de Hollande et 
dltalie, pour quelque précieuse toile de Quentin 
Metsys ou d'Antonio Moro, enchâssé soigneuse- 
ment, apparut le portrait de M"® Etchevarray. 

Le sujet était de dimension réduite et conçu 
comme un tableau de genre. La vieille femme, 
assise au fond de son fauteuil habituel, auprès de 
la table, tricotait la- tête penchée, ses pelotons de 
laine sur les genoux. La figure était d'une ressem- 
blance si parfaite que, saisis, Conchita et Rameau 
ne trouvèrent pas une parole. Ils demeurèrent im- 
mobiles devant cette résurrection de la morte, ravis 
par la sensation d'art qu'ils éprouvaient en face de 
ce véritable chef-d'œuvre. La jeune femme fit pla- 
cer le portrait dans sa chambre, et il lui sembla 
que celle qu'elle cherchait, du matin au soir, dans le 
vide de la maison silencieuse, était revenue auprès 
d'elle. 

Quelques jours plus tard, Frantz rentra à Paris et 
sa première visite fut pour ses amis de la rue Saint- 
Dominique. Comment Conchita pouvait-elle remer- 
cier le peintre, sinon en lui offrant ce qui lui avait 
toujours été refusé? Le portrait de la mère ne va- 
lait-il pas le droit de faire le portrait de la fille? Elle 
demanda elle-même à poser, et le visage mélanco- 
lique de Munzel s'éclaira d'un fugitif rayon de joie. 
Rendez- vous fut pris, afin de commencer le travail, 
et, pour la première fois, Conchita franchit le seuil 



94 LES BATAILLES DE LA VIE. 

de l'atelier de Frantz. Rameau, ravi de voir la bonne 
harmonie rétablie, amena lui-même sa femme, choi- 
sit la pose, les accessoires, et suivit sur la toile les 
prtïmiers traits de l'esquisse. Puis, entraîné par le 
courant de ses occupations, il cessa d'assister aux 
séances. 

Munzel et Conchita restèrent donc seuls pendant 
de longues heures d'intimité. C'était à la fin de l'hi- 
ver et déjà les jours allongeaient. Souvent le doc- 
leuPj en venant prendre Conchita, trouvait la jeune 
femme et le peintre qui l'attendaient. Par l'ouver- 
ture des fenêtres, une dernière lueur du ciel em- 
[KHrrpré éclairait des trophées d'armes, tirant du 
for d'un bouclier une pâle étincelle. Desfleursache- . 
vait^nt de mourir dans un cornet de cristal, sur un 
baliut sculpté, répandant une senteur alanguie. Con- 
cliiia, à demi étendue sur un divan; noyait dans le 
mnr des ténèbres grandissantes la silhouette som- 
bre de sa robe de, deuil. Munzel, au piano, jouait 
uiir valse de Strauss ou un nocturne de Chopin, et 
liiiiaeau, entrant, tombait dans cette ombre et dans 
rode mélodie. Il ramenait sa femme et le peintre 
dÎTier rue Saint-Dominique. La plupart du temps, 
Talvanne arrivait, et la soirée s'écoulait dans cette 
heureuse intimité. 

L'aliéniste cependant, depuis le retour de Mun- 
zeL avait de l'humeur et faisait peu d'effort pour 
la *mcher. Rameau, qui était habitué à ces écarts 



LE DOCTEUR RAMEAU. 95 

de caractère, n'y prenait pas garde et profitait même 
de cet état d'esprit pour lancer à son ami de vives 
épigrammes. Mais Talvanne, si prompt à la réplique 
d'habitude,laissait tomber tousles traits du docteur, 
sans les lui renvoyer, et demeurait sombre et refro- 
gné. Il affectait surtout de ne jamais parler du por- 
trait. Dès le premier instant, il avait été mal impres- 
sionné par le concours de circonstances qui mettait 
Conchita et Munzel en présence. Son esprit soup- 
çonneux avait aussitôt découvert des conséquences 
mauvaises à cette familiarité qui devait s'établir 
forcément entre le peintre et le modèle. Il n'en avait 
d'abord point parlé, mais il lui était devenu impos- 
sible de garder le silence et, un jour qu'il était seul 
avec Rameau, il lui avait dit brusquement : 

— Tu ne vas plus aux séances, depuis quelques 
jours? 

— Non. Je n'ai pas le temps. 

— Alors, qui est-ce qui accompagne ta femme? 

— Personne. Elle est assez grande pour aller toute 
seule. 

Talvanne avait froncé le sourcil et riposté d'un 
ton bourru : 

— Assez grande, oui. Mais assez vieille, non. 

— Pour aller chez Munzel? 

— Pour s'enfermer avec un monsieur quelcon- 
que, pendant trois heures, tous les jours. 

— Es-tu bête! 



96 LES BATAILLES DE LA AHE. 

— Non, je ne suis pas bêle, c'est le monde qui 
est bête. Et je t'assure que personne ne trouverait 
convenable qu'une femme, aussi jeune que la tienne 
et aussi jolie, restât en tête à tête, un mois de suite, 
avec un peintre. 

— Qui est mon ami intime! 

— On Jasera. 

— On I Qui, on? Toi, vieux garçon potinier comme 
une porlière... Et puis, tu sais, je m'en moque! Ah! 
tu es bien toujours le même, avec ta sournoise hos- 
tilité ! Et c'est bien de toi d'aller mettre en avant la 
susceptibilité du monde pour essayer de jouer un 
méchant tour à Munzel ! 

— Moi? 

— Oui, toi. Tu m'as entendu dire que le portrait 
s'annonçait bien et cela te taquine. Tu voudrais qu'il 
fût manqué, du moment que ce n'est pas toi qui le 
fais? Tu es égoïste, envieux... Au fond, tu as une 
très vilaine nature ! 

A ces mots, une stupeur si profonde bouleversa 
les traits de l'aliéniste, que Rameau ne put s'em- 
pêcher de rire. 

— Je sais bien que ce que tu m'en disj c'est par 
amitié, mais il y a des gens qui, par amitié, ne sa- 
vent être que désagréables... Je te demande un peu 
ce que signifient tes idées? Crois-tu que je ne te 
confierais pas ma femme, pendant quinze jours, et 
sans la moindre arrière-pensée ? 



LE DOCTEUR RAMEAU. 97 

— Tiens! parbleu! A mon âge et avec la figure 
que j'ai ! 

• — Mais, dis donc, ton âge, c'est le mien !... 

— Oui, mais toi, tu es superbe... Tandis que moi 
je suis ridicule!... 

— Tu me plais comme ça, dit gaiement le doc- 
teur. Puis plus sérieusement : 

— Pour le reste, tu as peut-être raison et il est 
inutile de braver l'opinion, quand on peut faire 
autrement... A partir de demain, je ferai accompa- 
gner Conchita par Rosalie. 

Talvanne n'ajouta pas un mot de plus, mais sa 
figure se détendit et il poussa un soupir de soulage- 
ment. Le soir, lorsqu'il vint rue Saint-Dominique, 
il fut reçu par M""® Rameau avec une froideur inu- 
sitée. Comme il s'en étonnait, elle lui dit avec un 
ironique sourire : 

— J'ai lieu d'être contente de vous. Il paraît que 
vous me traitez bien, quand vous parlez de moi à 
mon mari... 

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. 

— Eh bien! c'est à vous, paraît-iJ, que je vais 
devoir de ne plus sortir sans être accompagnée 
d'une duègne!... 

— Ah! c'est de cela qu'il s'agit? fit l'aliéniste en 
riant. 

— Oui, c'est de cela! Vous êtes soupçonneux. 
Vous auriez fait un bien mauvais mari. 

6 



96 LES BATAILLES DE LA VIE. 

— Aussi ne me suis-je pas marié. 

— Et vous croyez, pour la sécurité des époux en 
général, à l'efficacité d'une surveillance? 

— Ma foi ! non. Aussi n'est-ce que pour la forme 
que je la demande. 

— En ce qui me concerne, piètre garantie que 
vous auriez avec Rosalie qui passerait dans le feu 
pour moi et par conséquent trahirait la terre en- 
tière plutôt que de me desservir. 

— Avec vous, il n'y a pas besoin d'autre garantie 
que vous-même. 

— Ah! voilà une fin qui est un peu meilleure et 
qui corrige le commencement. Mais, croyez-moi, 
avec les femmes la confiance est encore la plus 
habile des politiques. 

Ils furent interrompus par l'approche de Rameau, 
mais de cette conversation Tal vanne emporta un pé- 
nible souvenir. Il avait trouvé Conchita nerveuse, 
âpre, cassante . Elle touchait évidemment k une crise. 
Le vide fait dans son existence par la mort de sa 
mère n'était comblé par rien. Aux heures des rêves 
troublants et des dangereux désirs, elle ne rencon- 
trait pas auprès d'elle l'enfant qui, par ses baisers, 
fait oublier toutes les déceptions et, de ses petites 
mains, chasse toutes les chimères. Elle était seule 
et, entre son mari et elle, les plus graves désaccords 
s'étaient produits. Si peu qu'il eût l'expérience des 
femmes, le bon Talvanne se faisait toutes ces ré- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 99 

flexions, et ami dévoué, attentif et sagace, il redou- 
tait les plus sérieux dangers pour la tranquillité de 
celui auquel il eût, sans hésitation, sacrifié son pro- 
pre bonheur. 

Il voyait avec satisfaction, pour la première fois 
Ae sa vie, Munzel venir régulièrement à Theure du 
dîner ou dans la soirée. Jugeant les autres d'après 
lui-même, il se disait : Tant qu'il affrontera le regard 
de Rameau, c'est qu'il n'aura rien à se reprocher. 
S'il avait lu dans le cœur du peintre et dans celui de 
Conchita, sa sécurité aurait été singulièrement trou- 
blée. 

Depuis que la jeune femme avait commencé à 
poser^ Munzel n'était plus le même. Sa mélancolie 
avait disparu pour faire place à une vive gaieté. Il 
s'était montré Jeune, expansif, enthousiaste, et Con- 
chita avait vu, avec surprise, se révéler à ses yeux 
un Frantz qu'elle n'avait jamais connu. Assise dans 
la clarté du grand vitrail, qui versait sur son front 
une lumière crue, elle laissait le peintre lui parler 
de son enfance, de sa famille, de ses sœurs et de son 
vieux père, le maître de chapelle de Stuttgard, qui 
maintenant occupait ses loisirs à écrire des messes 
pour la fête du roi. Puis c'étaient les excursions en 
Hollande, en Espagne et en Italie, les journées 
entières passées dans la contemplation des chefs- 
d'œuvTe, au musée d'Amsterdam ou au palais Pitti ; 
les délicieuses promenades nocturnes en gondole 



100 LES BATAILLES DE LA VIE. 

sur les canaux de Venise, dans Tair tiède, sous le 
ciel criblé d'étoiles, ensuivant les barques chargées 
de musiciens et de chanteurs qui donnaient la séré- 
nade à toute la ville, et les longues stations, dans 
Tadmiration recueillie, à Saint-Marc, au milieu des 
splendeurs. 

Avec quelle délicieuse attention la jeune femme 
écoutait le peintre, pendant qu41 exprimait d'une 
voix douce, un peu chantante, et le regard allumé 
d'une flamme mystique, ses sensations d'artiste par- 
mi les chefs-d'œuvre de la pompe sacrée! Elle se 
sentait enveloppée de l'ombre des hauts piliers de 
marbre, baignée de la fraîcheur qui tombait des 
Yoûteft où étincelaient les saints des fresques, péné- 
trée de la poésie sublime qui se dégageait de ces 
séculaires merveilles, au-dessus desquelles planait, 
éternellement dominante, l'idée de Dieu. Une dou- 
ceur exquise était en elle de ne pas craindre qu'un 
mot railleur, sortant des lèvres de Frantz, vînt dé- 
truire sa confiante sécurité. Elle se trouvait en com- 
munion d'ànie avec lui. Il pensait comme elle, res- 
poclaîl, adorait, priait comme elle. Sa sincérité un 
peu déclamatoire et quelquefois naïve la ravissait. 
Elle comparait cette ingénuité charmante à la dure 
sagesse de Rameau. Et la scientifique précision de 
Vun lui paraissait horrible à côté de l'idéalisme né- 
buleux de l'autre . 

Munzel, lui, sans arrière-pensée, ouvrait son es- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 101 

prit et son cœur à Conchita, comme autrefois il les 
avait ouverts à Rameau. Il ne s'était point inter- 
rogé sur la nature des sentiments qui Tenlraînaient. 
S'il avait dû s'avouer à lui-même qu'il aimait la 
femme de son ami, et qu'il s'efforçait inconsciem- 
ment de la séduire, il se serait détourné avec hor- 
reur. Sur la pente rapide où il était déjà emporté, 
il allait en aveugle, se grisant de paroles, s'enivrant 
de sentiments et ne s'apercevant pas que tout ce 
qu'il disait avait un écho dans le cœur de Conchita. 
Il était, depuis longtemps, froissé de la préférence 
qu'elle marquait pour Talvanne. Il avait toujours 
essayé de se faire bien venir, sans pouvoir y réus- 
sir, et, se sentant en faveur, il en profitait de son 
mieux. Si quelqu'un lui avait dit brusquement : Mais 
c'est une cour en règle que vous faites, il serait tombé 
de son haut. Puis, rentrant en lui-même, éclairé par 
ces paroles, il eût bien été obligé de se rendre compte 
de l'état de son esprit. Mais personne n'était là pour 
l'avertir. Talvanne s»écartait systématiquement. Ra- 
meau avait une imperturbable confiance, et Conchita 
était trop peu expansive pour lui donner l'éveil par 
un abandon de son habituelle froideur. 

Car rien dans l'attitude de la jeune femme n'a- 
vait changé et n'indiquait une transformation de ses 
sentiments. Elle écoutait beaucoup et répondait peu. 
Son visage grave et ses yeux calmes ne reflétaient 
pas rémotion de sa ponsée. Et même, lorsqu'elle 

• 6. 



102 LES BATAILLES DE LA VIE. 

était déticieusenient prise par un récit de Munzel, 
elle n'exprimait qu'un sympathique intérêt. Pour le 
peintre, habitué à rîndiflFérence, c'était un triomphe. 
Mais combien loin il devait être de soupçonner le 
trajet qu'il avait hni dans Timagination de son mo- 
dèle! 

.Ils passaient les journées Tan près de l'autre, 
causant de toutes choses étrangères au sujet qui les 
occupait le plus, prononçant des paroles dans les- 
quelles le mot décisif ne figurait pas, et cependant 
pleins, tous les deux, d'un trouble mystérieux qu'ils 
ne cherchai eiit point à définir. Il semblait qu'ils mis- 
sent du raffinement à s'attarder dans cette ignorance 
presque systématique et que, s'entendant sans par- 
ler^ ils eussent une grande jouissance à retarder le 
moment oti ils se trouveraient en face de la réalité. 
Pourtant il était impossible qu'une circonstance ne 
se produisît pas qui les éclairât. Mais peut-être cette 
lumière soudaine jetée sur l'obscur problème de 
leur cœur viendrait-elle trop lîkrd. 

Au travers de ces complications morales, le travail 
matériel marchait et le portrait était presque ter- 
miné. Fait t:iin^ulier, à mesure que l'œuvre gagnait 
en perfection, et elle était vraiment remarquable, 
le peintre s'assombrissait, de jour en jour plus taci- 
turne, comme si Taché vement de son travail devait 
amener pour lui un désastre. Conchita avait remar- 
qué ce changement d'humeur et, bien qu'elle eût 



LE DOCTEUR RAMEAU. 103 

à en. souffrir, puisqu'à la joyeuse effusion et à l'af- 
fabilité charmante de Munzel avaient succédé un 
mutisme attristé et une âpre amertume, elle ne 
s'en plaignait pas et même semblait en être satis- 
faite. Elle affectait une tranquillité et une gaieté qui 
avaient le don d'irriter tout à fait le peintre.* Alors 
elle riait, le piquait et cherchait à lui faire perdre. 
complètement son sang-froid. Mais il se taisait et la 
séance s'achevait morne. Quelquefois cependant, 
Frantz surexcité se mettait à parler avec feu, comme 
s'il voulait répandre hors de lui le trop plein de sa 
pensée et Conchita l'écoutait, oubliant de railler, 
captivée par le récit, et surtout par le geste, l'ac- 
cent et la voix du conteur. 

Il ne devait plus y avoir que quelques séances. Un 
jour, en arrivant, elle avait trouvé Munzel plus som- 
bre que d'habitude. Elle était elle-même lasse et 
comme inquiète. Elle avait fait quelques tentatives 
pour dissiper Thumeur maussade du peintre, mais 
n'avait pu y réussir. Les phrases lui venaient pesant es 
et avec fatigue. Une sorte de torpeur la tenait con- 
centrée et il lui fallait s'efforcer pour ne pas rester 
muette. Frantz, assis devant son chevalet, ne laissait 
échapper que de rares paroles et travaillait d'un air 
absorbé. La jeune femme, après un assez long si- 
lence, se hasarda à dire : 

— Il me semble que le portrait est très avancé... 
Sera-t-il bientôt fini ? 



i 



104 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Munzel lui lança un regard de reproche, et d'un 
ton amer : 

— Votre supplice s'achève, rassurez-vous. An- 
jou rd'hiii ,j'aurai terminé. . . J'aurais pu, depuis quel- 
(jues jours, me passer de mon modèle... Mais j'ai eu 
1 egoïsTiie de vous faire venir... Vous voyez que je 
suis franc. M'en voulez-vous? 

Elle secoua sa belle tête brune et répondit : 

— Non. 

Puis, se levant et venant se placer derrière le 
peintre: 

^ Même, ces. séances vont me manquer... Je- 
mV'tais habituée à passer ma journée ici... 

Sans qu'il se retournât elle le vit pâlir. Il plia le 
dôs et se pencha sur sa palette qui tremblait dans sa 
main. Elle crut qu'il allait parler et, dans la crainte 
de ce qu'il pourrait dire, elle reprit avec volubilité : 

~ Rosalie, ma vieille bonne, qui m'attend en tra- 
vaillant avec votre domestique, me faisait la même 
observation : Madame, dorénavant qu'est-ce que 
nuus allons faire de nos après-midi?... Voyez quelle 
plîu r lin portrait tient dans l'existence! 

Elle se mit à rire. Lui, très grave, la laissa dé- 
penser sa faconde et user ses nerfs, puis quand elle 
fut silencieuse : 

— A lïus parlez de vous, fit-il très lentement, mais 
que dirai-je donc de moi? Cette intimité charmante, 
qui me ravissait, va cesser. Après vous avoir eue 



LE DOCTEUR RAMEAU. 105 

toute à moi, je vais vous perdre, et je ne vous 
retrouverai jamais telle que vous avez été pendant 
ces quelques semaines qui m'ont paru si courtes. 
Avant de vous voir ici, je ne vous connaissais pas. 
Vous vous étiez toujours montrée, pour moi, ri- 
goureuse, sinonhostile, et jcn'auraispu soupçonner 
toute la grâce et toute la bonté qui sont en vous... 
Ces jours, si vite passés, sitôt perdus, compteront 
parmi les meilleurs instants de ma vie... Personne 
ne soupçonnera combien ils auront été remplis de 
satisfaction et de joie... Mais c'est fini, vous allez 
vous éloigner. Cet atelier, que vous animiez dé votre 
présence, redeviendra triste. Ce portrait, après vous, 
partira d'ici et, de tout ce bonheur, il ne me restera 
rien qu'un souvenir. 

La voix douce et un peu grêle, qui charmait la 
jeune femme depuis un mois, se brisa comme dans 
un sanglo t . Machinalement Conchita appuya la main 
sur l'épaule de Munzel pour le calmer, le consoler, 
lui faire comprendre combien elle partageait sa 
peine. Il ne se retourna pas. Du bout de la brosse, 
sur la toile, il posait dans la main de la jeune femme 
une touffe légère de ces fleurs bleues d'Allemagne, 
qu'il avait déjà fait ciseler sur la plaque du coffret 
dans lequel était enfermé le portrait de M""' Etche- 
varray. Et ce sentimental myosotis, qui résumait si 
bien tout le caractère de Frantz, semblait dire à Con- 
chita : Tu m'auras sans cesse sous les yeux, et de la 



fOÔ LES BATAILLES DE LA VIE. 

sorte, tu ne pourras pas oublier celui qui souljaite 
uniquement que tu penses à lui. 

Un attendrissement soudain gonfla le cœur de la 
jeune femme, des larmes, qu'elle ne pouvait pas 
s'expl irjuer et qu'elle ne savait pas retenir, coulèrent 
de ses yeux et tombèrent chaudes sur le bras du 
peintre. Il se retourna vivement et leurs regards se 
rencontrèrent avec tant d'ardeur qu'on eût dit qu'ils 
ne pourraient plus jamais se détacher l'un de l'autre. 
Un silence lourd planait sur eux. Nul bruit voisin, 
ni paroles, ni pas, pour leur rappeler qu'ils n'étaient 
point seuls sur la terre et qu'il leur fallait compter 
avec les principes,leslois,lesconventionsdumonde; 
qu'il y avait un ami, un mari qui se fiait à leur fidé- 
lité, à leur dévouement, et qu'il serait infâme de le 
tromper. Ils ne voyaient plus que la flamme qui jail- 
lissait de leurs yeux, les baisers qui fleurissaient 
sur leurs lèvres, l'amour qui les enveloppait tout 
en tiers , irrésistible et vainqueur . 

La bouche de Franz s'ouvrit pour prononcer le 
moi irrévocable : « Je t'aime ! » Une sorte de force 
intérieure le retint. Il eut une commotion au cœur, 
ilans son affolement, et le vague sentiment qu'il 
êlait sur le peint de commettre un crime. Son hon- 
neur chancelant se révolta et, comme pour rompre 
le charme, le peintre se teva. Il regarda la jeune 
femme, qui était aussi pâle et aussi tremblante que 
lui, et balbutia ces paroles : 



LE DOCTEUR RAMEAU. m 

— Nous sommes fous ! 

Il passa la main sur son front et marcha vers la 
fenêtre qu'il ouvrit, pour laisser s'échapper les sub- 
tils et enivrants poisons qui lui troublaient le cer- 
veau. Il s'accouda et baigna son visage brûlant dans 
l'air frais des jardins paisibles qui s'étendaient der- 
rière la maison. Irrésistiblement Conchita silen- 
cieuse vint s'appuyer auprès de lui. De pénétrantes^ 
senteurs de terre, échauffée par le premier soleil 
du printemps, montaient jusqu'à eux. Les gazons 
verdissaient, les bowgeons éclataient de sève aux 
branches des arbres, les oiseaux se poursuivaient 
dans la feuillée en battant des ailes, une ardeur 
secrète dévorait la nature et, autour d'eux, tout 
était amour. Frantz voulut se détourner et fuir. De- 
vant lui il vit la jeune femme les yeux vagues, les 
lèvres plissées comme une fleur qui se pâme. La 
respiration s'embarrassa dans sa gorge, un feu dé-^ 
vorant brûla sa poitrine, il lui sembla que le soleil 
descendait vers lui pour l'aveugler. Sans parler, il 
saisit dans ses bras un corps qui s'abandonnait et^ 
éperdu, il oublia tout. 

A compter de cette heure, Talvanne cessa de ren- 
contrer Munzel rue Saint-Dominique et l'inquié- 
tude qui était en lui devint plus violente. Il observa 
Conchita, mais elle fut impassible. Les femmes ont 
au plus haut degré le don de dissimuler leurs im- 
pressions. Là où un homme se trahira, une femme 



iOg LES BATAILLES DE LA VIE. 

demeure insoupçonnée. Cependant le peintre ne 
venait plus chez son ami et l'aliéniste voyait, dans 
rct i^Ioignement, l'indice d'une culpabilité qu'il eût 
voulu établir et qui lui faisait horreur. Rameau, lui, 
acceptait les prétextes donnés par le peintre, mais 
maugréait d'être privé de sa présence. Un jour, en 
arrîvantàl'Académie de Médecine, le docteur, profi- 
tant de ce que la séance n'était pas commencée, alla 
s'asseoir à côté de Talvanne et lui dit : 

— Je vais, en sortant d'ici, à l'atelier de Frantz pour 
voir le portrait. Veux-tu m'accompagner ? 

Et, comme l'aliéniste faisait la grimace et ne ré- 
pondait pas : 

— ïu n'es pas aimable, sais-tu bien? reprit le doc- 
teur- Quand ça ne serait que pour ma femme, tu 
pourrais faire un effort de politesse. Tu n'as pas l'air 
de ie soucier le moins du monde d'une œuvre dont 
l'achèvement partait l'intéresse... Elle le remar- 
quera... 

— Soit! fit Talvanne, j'irai. 

— A la bonne heure. 

Après la séance, pondant que le docteur descen- 
ii;iil, il fut arrêté par un de ses collègues et bloqué 
dans une embrasure de fenêtre. La conversation 
se prolongeant, Talvanne faisait les cent pas dans 
la galerie en attendant son ami. Mais, au bout de 
quelque temps, Ramfîaavint à lui l'air soucieux : 

— Je ne peux pas partiiî-avec toi. . . Je viens d'être 



LE DOCTEUR RAMEAU. 10t> 

pris par Bonneuil : il va falloir que je l'accompagne 
chez un malade... 

— Une grave opération ? 

— Très grave. Il n'ose pas la pratiquer seul... 
Rends-moi le service d'aller chez Frantz et de préve- 
nir Conchita, afin qu'elle ne m'attende pas... Si je ne 
suis pas de retour à la maison, à l'heure du dîner, 
qu'on se mette à table sans moi. 

— Bien. 

Rameau serra la main de son ami et partit avec son 
collègue. Derrière lui, Talvanne descendit et se di- 
rigea vers l'atelier de Munzel. Chemin faisant il son- 
geait. Dans sa pensée, les diverses phases de son inti- 
mité avec le peintre s'évoquaient, et, toujours, il 
retrouvait le sentiment de défiance instinctif et, jus- 
qu'alors, injustifié qu'il avait éprouvé à l'égard de 
Frantz. Il grommela entre ses dents : 

— Cela a tenu à la forme de son crâne , au début. . . 
Ce sous-brachycéphale, doté de toutes les protubé- 
rances égoïstes, de tous les instincts sournois, ne 
m'a dit rien qui vaille... Il tient du coucou, oiseau 
paresseux et voleur, qui fait ses œufs dans le nid des 
autres... Je l'ai assez répété à Rameau... Il n'a rien 
voulu voir, ni rien comprendre... Incontestable- 
ment cette race d'hommes a un charme... Il plaît^ 
on l'aime... Moi, pour me faire supporter, j'ai dû 
m'efforcer,et encore n'y ai-je réussi qu'avec le temps ! 
11 est vrai que je suis un mésaticéphale, espèce pon- 



\ 



iie LES BATAILLES DE LA VIE. 

dérée, avec une tendance à la critique, mais pas trace 
de mysticisme! 

Tout en monologuant, il était arrivé à la maison de 
MmizeL Ce n'était plus le cinquième étage d'une ru- 
che de peî aire que Frantz habitait, mais un petit hôtel 
entpccour et jardin.Au rez-de-chaussée, surunebelle 
antichambre, s'ouvraient le salon, la salle à manger, 
et un parloir. Le premier étage, auquel on accédait 
par un escalier en bois sculpté, comprenait l'atelier 
très vaste, un fumoir et la chambre à coucher. La 
porte lut ouverte à l'aliéniste par Rosalie, qui se ren- 
dait utile pendant les deux heures qu'elle passait à 
attendre sa maîtresse. Un franc sourire épanouit son 
visape à la vue de Talvanne. Elle dit familièrement : 

— A 11 ! C'est le docteur . . . Monsieur vient pour voir 
le portrait? Je ne m'y connais pas, mais je trouve que 
c'est une merveille... Pour un peu. Madame parle- 
rait! Si Monsieur veut, je vais l'annoncer... 

— Merci, ne vous dérangez pas : je connais le che- 
min. <. 

La vieil le bonne rentra dans le parloir et Talvanne 
s'engagea dans l'escalier de bois qui conduisait au 
premier étage» Il gagna la porte du fumoir, et là, les 
sons d'uji piano, joué dans Tatelrer, frappèrent son 
oreille. Il murmura : 

— Si c'est comme ça qu'il travaille au portrait, 
les séfURes peuvent durer! 

Malgré lui, il s'arrêta à écouter. C'était une ravis- 



LE DOCTEUR RAMEAU. Hl 

santé romance de Mendelssohn que Munzel chantait 
en s'accompagnant. Le sens des paroles n'était pas 
distinct, mais l'expression du chant était caressante 
et tendre. Il ouvrit la porte et pénétra dans le fumoir 
dont les fenêtres voilées de stores ne laissaient pé- 
nétrer qu'un jour discret. Dans cette demi-obscu- 
rité, sur le tapis moelleux qui étouffait le bruit de ses 
pas, Talvannerestauninslantimmobile. La mélodie 
palpitait sur ces vers amoureux : 

Et sur ta lèvre en fleur 
Je cueillerai les roses... 

Soudain, l'accord se brisa, comme si la main crispée 
avait frappé les dernières notes au hasard ; le son 
s'éteignit et, dans le silence devenu profond, frémit 
le bruit d'un baiser. Talvànne se sentit blêmir, un 
froid mortel passa dans ses veines, il fit brusquement 
quelques pas, leva, d'une main tremblante, la por- 
tière qui séparait le fumoir de l'atelier, et, assis de- 
vant le piano, il aperçut Conchita et Frantz aux bras 
l'un de l'autre . Le baiser, dont il avait entendu le doux 
murmure, unissait encore leurs lèvres. Au même 
moment, il distingua la voix de Conchita qui disait : 
« Qu'y a-t-il donc ? » Et celle de Munzel qui répondait : 
«Quelqu'un vient. » Alors, épouvanté, comme si c'é- 
tait lui qui avait commis le crime, Talvànne s'enfuità 
travers l'appartement et ne s'arrêta que devant l'esca- 
lier, à la rampe duquel il s'appuya pour ne pas tomber. 



112 LES BATAILLES DE LA VIE. 

A peine avait-il opéré cette retraite que Munzel 
parut et, le reconnaissant, s'écria, avec une satisfac- 
tion affectée : 

— Eh ! c'est ce cher ami 1 

Les deux hommes demeurèrent une seconde im- 
mobiles, enfacePunde l'autre, se dévorant des yeux, 
puis, baissant la tête, Munzel fit passer l'aliéniste 
devant lui, et dit : 

— Madame, c'est Tal vanne ! 

Le docteur entra dans l'atelier. Debout près du 
portrait, tournant le dos au jour, Conchita attendait. 
Elle attacha son regard sur le visage bouleversé de 
son ami, puis, d'un geste nonchalant, elle lui tendit 
la main. 11 ne la prit pas et, parlant avec un reste de 
suffocation : 

— Je suis chargé, madame, par votre mari de vous 
avertir qu'il ne pourra pas venir vous chercher ici et 
de vous prier de retourner chez vous sans l'attendre* 

— Bien, dit Conchita avec tranquillité. 

Elle se dirigea du côté du portrait qui, sur le che- 
valet, était exposé dans un jour favorable. 

— Comment le trouvez-vous? demanda-t-elle. 
Le front de l'aliéniste s'assombrit, ses traits se 

contractèrent et, sans même jeter un coup d'œil sur 
la toile, il répondit : 

— Admirable ! 

Ses regards se fixèrent menaçants sur Munzel qui 
s'efforça de les soutenir avec sang-froid. L'attitude 



LE DOCTEUR RAMEAU. 113 

de Talvanue n'avait pas échappé à la jeune femme. 
Elle devina que si elle partait, laissant les deux 
hommes en présence, il fallait tout craindre, et, 
affectant un air riant : 

— Puisque mon mari m'abandonne, ainsi qu'à 
son habitude, vous, ne m'accompagnerez- vous pas? 

— Vous n'avez pas besoin de moi, répliqua sour- 
dement Talvanne. Rosalie est là qui vous attend. 

— Je la renverrai et vous viendrez avec moi, dans 
la voiture. 

— Excusez-moi, j'ai disposé de mon temps... 

— Vous changerez vos dispositions . 

Et, comme Talvanne allait résister encore, sans 
lui laisser le temps de parler, d'un air impérieux 
elle ajouta : 

— Je le veux. 

Il acquiesça de la tête et silencieusement,. sans 
même saluer Munzel, il gagna le fumoir. Elle prit 
son manteau, son chapeau et, dans un fébrile ser- 
rement de main faisant comprendre à Frantz tout 
ce qu'elle n'osait lui dire, elle partit. Talvanne était 
debout auprès de la portière du coupé. Elle monta, 
le fit asseoir à côté d'elle et dit au cocher : « A la mai- 
son. » La voiture roula, et tous deux, Talvanne et 
Conchita, demeurèrent silencieux, s'observant, hési- 
tant à prendre la parole et sentant bien que le premier 
qui parlerait allait ouvrir une discussion terrible. 
Ce fut la femme qui, la première, perdit patience et, 



114 LES BATAILLES DE LA VIE. 

audacieusement, fit cesser toute équivoque. Elle re- 
garda Talvanne avec des yeux enflammés, et d'une 
voix âpre : 

— Vous avez eu devant votre ami, tout à l'heure, 
une étrange contenance. 

— Oh! pardon, madame, interrompit Taliéniste, 
avec une violence qu'il faisait effort pour contenir 
mais qui débordait malgré lui, l'homme dont vous 
me parlez n'a jamais été mon ami, grâce à Dieu!... 
Je ne me suis jamais mépris sur son compte. Dès le 
premier jour, il m'a été antipathique et depuis je n'ai 
point changé... Je Tai toujours jugé déloyal, men- 
teur et lâche ! Non, non ! Il n'est pas mon ami à moi, 
mais il est celui de votre mari ! 

A ces mots, prononcés avec un accent de doulou- 
reux reproche, Conchita tressaillit. Une rougeur ar- 
dente monta à son front, et agitée d'une horrible pal- 
pitation : 

— Talvanne, s'écria-t-elle, que soupçonnez -vous 
donc? 

— Je n'ai point de soupçons, répondit le docteur, 
j'ai une certitude. Je vous ai surprise, en arrivant, 
dans les bras de ce misérable... Oui, vous, vous à 
qui j'avais voué tant d'affection, de dévouement et 
de respect, j'ai le désespoir d'être obligé de vous 
juger avec la dernière sévérité!... Et votr^nlari, cet 
homme si grand par l'esprit et par le cœur, qui a 
pour vous de l'adoration, vous l'avez sacrifié à un 



LE DOCTEUR RAMEAU. H5 

Munzel ! ... A quoi sert d'être supérieur à tous, d'avoir 
du génie, d'être admiré universellement, si le pre- 
mier gratteur de palette venu, avec quelques airs 
de tête langoureux, quelques phrases creuses et so- 
nores, peut vous voler la joie de votre existence et 
vous déshonorer! Ah! c'est mal! c'est mal, ce que 
vous avez fait là ! Nous vous aimions tant ! Vous étiez 
notre préoccupation exclusive, nous ne pensions 
qu'à vous plaire, à vous rendre heureuse... Et, en 
un moment, vous avez sacrifié tout cela, et à quoi, 
je vous le demande?... Oui, à quoi? Ah! vous avez 
été mauvaise et ingrate, et je ne vous le pardonnerai 
jamais! 

Il s'était attendri, peu à peu, et sa colère s'était 
éteinte dans les larmes. Conchita, plus émue de sa 
douleur qu'elle ne l'avait été de sa violence, n'osait 
pas parler. Elle le regardait le visage inondé de 
pleurs, les lèvres tremblantes et, sans pose, se lais- 
sant aller à l'excès de son chagrin. Il s'essuya les 
yeux, et tâchant d'assurer sa voix : 

— Et quelle imprudence! Vous exposer à être 
vue par n'importe qui, par un visiteur, par un valet ! 
Quand je pense que, sans un hasard que je bénis 
maintenant, votre mari venait avec moi... Et c'était 
lui qui vous surprenait!... Savez- vous qu'il était 
homme à vous tuer tous les deux? 

Elle dit tout bas ; 

— Je le sais. 



tie LES BATAILLES DE LA VIE. 

Il ^e tourna vers elle, et avec plus de douceur: 
^ Voyons, chère enfant, écoutez-moi, je vous en 
prie, avec votre cœur et avec votre raison. Il est 
înipossîble que vous soyez aussi coupable que les 
apparences peuvent le faire croire. Vous avez cédé 
à un (entraînement d'une heure, mais vous êtes 
uno bonne et honnête femme. Vous allez vous re- 
prendre, redevenir ce que vous devez être... Voyez 
tout ce que vous compromettez follement, tout ce 
que vous perdez, sans compensation véritable. Son- 
gez à vous, songez à votre mari... 

Le regard de Conchita devint noir sous son sourcil 
froncé. Son visage prit une expression de haine sau- 
va go, et les dents serrées par une contraction vio- 
icnti', les narines pincées par une cruelle angoisse 
intérieure: 

— Mon mari, fit-elle, c'est lui qui est cause de 
tout! C'est lui qui m*a conduite au mal! C'est lui 
r[ui est responsable de ma faute ! 

— Lui! s'écria Talvanne, lui? C'est monstrueux, 
ce que vous dites là! 

— Cela est ! Et s'il était devant moi, à votre place, 
je le I Ml crierais et il n'aurait rien à répondre. Com- 
ment rue ferait-il un crime d'avoir cédé à un entraî- 
nement des sens, lui qui ne croit qu'à la matière? 
Pour lui, les êtres humains ne sont guidés que par 
leurs instincts. Il les met au niveau de la brute. 
Par quoi doncaurais-jcété arrêtée? Par le sentiment 



LE DOCTEUR RAMEAU. 117 

des devoirs? Mais ce sentiment c'est la conscience, 
et la conscience c'est Tàme I Vous savez bien qu'il n'y 
croit pas ! J'ai l'oreille encore pleine de ses ricane- 
ments lorsque, pauvre esprit rempli de superstition, 
comme il disait, j'essayais de défendre ma croyance. 
Vous avez été témoin de ces scènes, vous preniez 
mon parti, sans obtenir d'autre résultat que de vous 
faire bafouer, avec moi, par son orgueilleuse philo- 
sophie, lia abattu, comme à plaisir, toutes les bar- 
rières qui m'auraient retenue? Les commandements 
de mon Dieu me prescrivaient la iidélité et le res- 
pect : il m'a déclaré que ce Dieu n'existait pas et que 
le ciel était vide. Ma mère, dès mon enfance, m'avait 
enseigné qu'il faut être honnête et bon dans cette vie, 
afin d'être récompensé dans l'éternité : il m'a prouvé 
' que rien de nous ne subsiste après la mort. Et par 
quoi a-t-il prétendu remplacer cette foi si consolante 
et cette crainte si salutaire?Par de vagues principes 
de morale, variables, puisqu'ils sont la conception 
d'esprits qui peuvent changer; fragiles, puisqu'ils 
sont d'essence humaine. Et vous vous indignez parce 
que je dis qu'il est cause de tout ce qui est arrivé, 
parce que je le rends responsable de ma faute I Oui, 
je le répète, s'il y a crime, il est le véritable crimi- 
nel, et il ne m'en paraît que plus exécrable, car j'au- 
rais pu être aimante, fidèle et dévouée, il a fait tout 
ce qu'il fallait afin de m'en détourner et c'est pour 
moi un immense désespoir. 

7. 



U8 LES BATAILLES DE LA VIE. 

— Mais il VOUS a aimée, il vous aime passionné^ 
ment, s'écria Talvanne, bouleversé par cette confe»^ 
sioD. 

— Oui, parlous-en, de son amour! reprit Con- 
chita avec colère. Qu'a-t-il aimé en moi? Mon corps ! 
Il n'a cherché que ma chair. Il n'a vu que le plaisir 
de me posséder, parce que j'étais belle et jeune. Ma- 
térialiste, sa passion n'a été que pour la matière, et 
rien de plus banal, de plus abject, de plus outrageant 
que son désir. Il m'a abaissée au rang d'une fille qu'il 
prenait quand il était entraîné par ses sens. Il n'a 
voulu partager aucune de mes aspirations, conten- 
ter autun de mes rêves, il a repoussé tout idéal. Il 
lui fallait une femme, comme il lui faut à dîner, ni 
pluë ni moins, et il m'a prise. Eh bien ! Il m'a révol- 
tée?, dégoûtée, et voilà pourquoi je répète, non au 
hasard, mais délibérément, non pour me défendre, 
mais pour l'accuser, que c'est lui qui a été cause de 
tout! 

Il y eut un instant de silence. La voiture marchait 
toujours, mais elle et lui ne faisaient pas attention 
au chemin parcouru. Ils étaient trop pris, l'un et 
Tau tre, par l'importance des paroles échangées. Tal- 
vaniïii était terrifié de ce qu'il entendait. Jamais il 
n'avait soupçonné que Conchita eût en elle un aussi 
violent levain d'amertume. Il sentait bien que les 
arguments, qu'elle mettait en avant, étaient faciles 
à réfuter, mais il se rendait compte également des 



LE DOCTEUR RAMEAU. 119 

ravages que les théories et la façon d'être de Rameau 
avaient faits dansTesprit delà jeune femme. Et, avec 
son bon sens, il enrageait de voir la cause de son ami 
si bonne, sans pouvoir nier qu'il n'eût commis toutes 
les imprudences et toutes les fautes qui devaient 
amener le désastre. 

Que de fois il avait discuté avec lui les effets des- 
tructifs du matérialisme sur l'esprit des femmes! 
Du moment que tout était enfermé, pour l'huma- 
nité, entre les bornes étroites de la naissance et de kt 
mort, du moment qu'on ne devait espérer rien après 
la vie, y avait-il, ici-bas, un autre but que le plaisir 
à outrance? Le mot d'ordre de l'existence devenait : 
jouir. Il n'était plus question ni de devoir ni de sa- 
crifice. Tout ce qui n'offrait pas une satisfaction im- 
médiate et réelle n'était que duperie. Et on aboutis- 
sait ainsi au. relâchement complet de la morale, à la 
licence aimable qui faisait de l'adultère le conten- 
tement tout siniple d'un instinct sexuel. 

La jeune femme l'arracha à sa méditation. Elle 
lui dit : 

— N'allez pas croire cependant que je m'absolve, 
parce que j'accuse mon mari. Il n'a rien fait pour 
m'attacher à lui par un lien indestructible, il a ris- 
qué de détruire en moi les pures croyances de ma 
jeunesse, mais il n'y a point réussi. Je crois en un 
Dieu sévère et juste qui défend les fautes et les pu- 
nit. Je me sais donc coupable et j'en souffre cruelle- 



!20 LES BATAILLES DE LA VIE. 

ment. J'ai subi un entraînement, parce que Je n'ai 
pas été protégée contre ma propre faiblesse, mais 
Je me maudis d'avoir été faible,et Jen'ignore pasqu'il 
me faudra expier. 

A ces mots Talvanne releva la tête : 

— Et comment expierez-vous? 

— Le sentiment de ma déchéance ne sera-t-il pas 
une torture pour moi? Si Je n'avais pas le regret 
amer de ma faute, pensez-vous que J'accuserais ar- 
demment mon mari de n'avoir pas fait tout ce qui 
pouvait m'empêcher de la commettre? Mais ce n'est 
pas tout. J'ai gardé la sincérité de mes croyances, et 
Je tremble à la pensée du châtiment. J'aurai un Jour 
de terribles comptes à rendre. 

— Alors si vous avez tellement vif le regret delà 
faute, vous devez être décidée à n'y plus retomber. 

Le visage de Conchita exprima le plus grand abat- 
tement, ses mains furent agitées d'un tremblement. 

— Que me demandez-vous donc? 

Il la regarda avec sévérité, et d'une voix ferme : 

— De ne Jamais revoir Munzel. 
Elle murmura d'une voix faible : 

— En aurai-Je le courage? 

— 11 sera nécessaire que vous Tayez. 

— Et si ce que vous exigez est au-dessus de mes 
forces? Vous ne soupçonnez pas quelle influence il 
a sur moi. 11 s'est emparé de ma pensée, il me pos- 
sède moralement de la façon Ja plus complète. Mon 



LE DOCTEUR RAMEAU. 121 

esprit s'est identifié avec le sien, et mon cœur répond 
à sa voix comme un serviteur à son maître. Tout ce 
qu'il rêve, tout ce qu'il désire, tout ce à quoi il as- 
pire, je le rêve, je le désire, j'y aspire. Je ne suis 
qu'un écho de lui-même. Nous avons les mêmes 
goûts, les mêmes sympathies, les mêmes croyances. 
Et jamais femme ne fut plus faite pour appartenir à 
un homme que moi pour être à lui. Depuis que je 
l'ai rencontré pour la première fois, j'avais la notion 
confuse de cet accord de nos deux natures et, ins- 
tinctivement, je me détournais de lui j je faisais tout 
pour l'éloigner de moi. Une volonté indépendante de 
la mienne nous a rapprochés; en un instant, nos 
âmes se sont reconnues, et sont allées l'une à l'au- 
tre. J'ai tout oublié, tout parjuré. Je n'étais plus moi, 
j'étais lui, et je ne comprends pas par quel moyen 
j'aurais pu résister. Comment voulez-vous que je 
m'engage à être plus forte à Favenir? 

— Prenez garde, s'écria Tal vanne exaspéré par 
cette déclaration passionnée, si vous n'avez pas la 
force de vous éloigner de lui, j'aurai moi celle de 
l'éloigner de vous. J'ai pu vous parler avec douceur, 
parce que j'ai pour vous l'affection véritable d'un 
père pour sa fille, mais j'ai horreur de votre faute, 
et supporter qu'elle se perpétue ce serait m'en ren- 
dre complice. N'espérez pas que j'aie cette faiblesse. 
Je vous ai laissé développer vos griefs, tout à l'heure. 
Mais ne croyez pas que vous m'ayez fait oublier ceux 



122 LES BATAILLES DE LA VIE. 

qu'a votre mari. II suffirait d'un mot pour Téclairêr, 
et la situation deviendrait terrible. Ne m'obligez pas 
à en venir à de telles extrémités. Donnez-moi le 
droit de respecter son repos, et d'assurer le vôtre. 
Je vais, en vous quittant, retourner chez Munzel... 

— Je vous le défends! cria Conchita, les yeux 
tHîncelants. Pas d'explications entre vous et lui... 
Je vous ai forcé à me suivre pour éviter toute que- 
relle... 

— Alors, éloignez-le, faites-le partir. Il est libre, 
et sa fantaisie d'artiste peut suffisamment lui servir 
tle prétexte. Il faut qu'il ne soit plusexposé à se trou- 
ver en face de Rameau. Celui-ci soufl*rira de son 
absence, car il l'aime. C'est l'éternelle et navrante 
comédie humaine ! Acceptez-vous ces conditions? 

— Je les subis. 

— Veillez, en tous cas, à ce que ce départ n'ait pas 
lieu brusquement et sans préparation. Nous aurons 
tous un rôle à jouer pour que votre mari ne soup- 
çonne rien. Et c'est là l'important. Un homme tel 
que lui, si utile à ses semblables, ne doit pas être à 
la merci d'un malheur vulgaire qui pourrait obscur- 
tnr son admirable intelligence . L'époux a été sacrifié, 
au moins ayons le respect du savant. 

Conchita hocha gravement la tête : 

— Prenez garde, Talvanne, s'attacher à lui c'est 
aller au-devant du danger. L'athée attire la colère 
du ciel... Tout ce qui l'entoure sera frappé par le 



LE DOCTEUR RAMEAU. 123 

malheur ! Pour moi ce sera un juste châtiment, mais 
pour vous... 

L'aliéniste regarda la jeune femme, puis, avec un 
tranquille sourire : 

— Advienne que pourra, madame. Depuis vingt- 
cinq ans j'aime Rameau comme un frère et, croyez- 
moi, je suis bon catholique, mais je vous atteste 
que j'aimerais mieux aller en enfer avec lui, qu'en 
paradis avec quelqu'un que je sais. 

La voiture tournait dans la cour de la rue Saint- 
Dominique. Talvanne descendit, offrit la main à la 
jeune femme avec un tendre respect, et tous d^ux 
entrèrent dans la maison. 



Qui'lq lies semaines plus tard, Touverture du Salon 
eut lieu et l*œuvre de Munzel triompha. Certes, ja- 
mais h.\ talent du peintre n'avait atteint à une telle 
porfecï ion et, avec justice, on put crier au chef-d'œu- 
vre, fil K posé dans le salon d'honneur, le portrait de 
ConcliiLa attirait invinciblement les regards. Toute 
en noir, son front pâle étincelant sous ses cheveux 
otidî^ï^, ^Qs grands yeux levés vers le ciel avec un 
air d'extase, la jeune femme était d'une beauté su- 
blime. De sa manche ouverte au coude, son bras 
nu sortait, retombant sur les plis de la robe. Sa main 
tenait, comme distraitement, la petite touffe bleue 
du <^ ni' nVoubliez pas », seule note claire de'ce ta- 
bleau sombre. Le cadre était d'ébène, tout semblait 
porter le deuil. 

H îj lu eau, ravi du triomphe de son ami,n'eut pas ce- 
pendant un bonheur complet. Munzel n'était pas là 
pour goi\ter les premières joies de lapopularité. Une 



' LE DOCTEUR RAMEAU. 125 

lettre de son père Tavait subitement appelé à Stutt- 
gard, depuis un mois déjà, et les rares nouvelles 
qu'on recevait de lui ne laissaient pas prévoir son 
retour. Le docteur ne se lassait pas d aller regarder 
le portrait de Conchita. Il aimait à s'arrêter au mi- 
lieu des groupes qui se formaient devant la cimaise, 
et jouissait délicieusement des louanges accordées 
à la beauté de sa femme et au talent de* son ami. 
Bientôt reconnu, car sa stature herculéenne et sa 
tête de lion ne tardaient pas à attirer Tattention, il 
se sauvait pour échapper aux embarras de sa propre 
gloire. Il lisait avec soin les journaux, notant les élo- 
ges, comme s'il se fût agi de lui-même, et il n'admet- 
tait pas la moindre critique. Il lui fallait l'unanimité 
de l'approbation pour cette œuvre qui lui tenait dou- 
blement au cœur. 

La froideur de Talvanne l'avait indigné. L'alié- 
niste, conduit devant le portrait, n'avait point for- 
mulé de restriction ; il était resté maussade et presque 
muet. Sollicité par Rameau de donner son opinion, 
il s'était complu dans l'admiration du modèle et 
avait gardé une réserve absolue, en ce qui concernait 
le peintre. Rameau s'était contenu, il n'avait rien 
dit à son ami : ils étaient entourés de plus de vingt 
personnes. Mais il l'avait quitté en proie à une ir- 
ritation qui ne devait point se passer facilement. 
Le lendemain Talvanne dînait rue Saint-Domini- 
que. Rameau, dans la soirée, lui demanda brus- 



• w^ 



126 LES BATAILLES DE LA VIE. 

quenient compte de ce qu'il appelait son parti pris : 

— Je vois bien que tu n'es pas satisfait, dit-il, et 
jt^ voudrais t'entendre expliquer, une bonne fois, ce 
qrii né te plaît pas dans ce portrait... 

A ces mots, Conchita, qui travaillait près de la 
table, tressaillit et ses mains, qui tenaient le crochet 
et le fil, s'agitèrent. Un regard, aigu comme une 
flèche, jaillit de ses yeux, et elle releva la tête pour 
ne pas se trouver dans la clarté de la lampe. 

Comme Talvanne faisait la sourde oreille, cher- 
chant à éviter une discussion qu'il sentait devoir fa- 
cilement tourner à la violence, Rameau reprit avec 
i^vacité : 

— Oui, que lui reproches-tu à ce portrait? Si tu 
tlmagines que je n'ai pas compris ton silence, quand 
je lui conduit le voir à l'Exposition, et que je ne sais 
pas la valeur de tes mines, quand on en parle devant 
(oi? Tu n'es pas peintre, alors qu'est-ce que le suc- 
cès de Munzel, — car il est immense et indiscu- 
table, — oui, qu'est-ce que ce succès peut te faire? 
Mais je suis bien bon de te questionner, je devrais 
iti-piiis longtemps être fixé sur ce point-là : tu as 
f nu jours été jaloux de Frantz! 

^ Moi ! cria Talvanne, en se levant avec violence. 
Moi? Je... 

Il fit un geste indigné, ouvrit la bouche, prêt à 
ï'tM éler sa pensée cachée. Il regarda Conchita, hocha 
lejili*ment la tête et soudainement calmé : 



LE DOCTEUR RAMEAU. 127 

— C'est de la peinture qui ne me plaît pas, voilà 
tout, dit-il. Je n*y trouve rien de franc ni de sin- 
cère. De Tartifice, du truc... Un art hypocrite et dé- 
loyal ! 

Il articula ces mots, comme s'il en avait souffleté 
un ennemi. 

— Ajoute : comme lui ! interrompit Rameau avec 
amertume. Il faut que n,u manques de cœur pour 
parler ainsi, devant moi, d'un homme que j'estime 
et que j'aime. 

— Admettons que je manque de cœur, dit froi- 
dement Tal vanne. 

Il dirigea ses yeux du côté de Conchita. Elle tra- 
vaillait, de nouveau très calme, comme indifférente, 
les paupières baissées. Au bout d'un instant, pen- 
dant lequel régna un lourd silence, la jeune femme 
se leva, fit un tour dans le salon, et tendant le front 
à son mari : 

— Je suis fatiguée, je monte... Et puis^ vous 
n'êtes pas amusants avec vos discussions... 

Elle donna la main à Talvanne et sortit. 

— Tu vois, tu as fait partir Conchita, reprit Ra- 
meau à son ami. Elle n'a pas voulu te dire qu'elle te 
trouvait stupide et inconvenant, elle a préféré s'en 
aller. 

— Bon! bon! grogna l'aliéniste, en s'allongeant 
dans un fauteuil. '. .Je ferai demain ma paix avec elle. . . 

— Elle a besoin de ménagements, reprit Rameau. . . 



128 LES BATAILLES DE LA VIE. 

A toi, je lie te cache rien... Je puis donc te confier 
notre i^spoir... La nature bienfaisante remplace ce 
qui ni< iirt par ce qui naît. Elle a pris à Conchita sa 
m^re, Me lui rend un enfant. 

Tal vanne demeura immobile, on eût dit qu'il était 
ptMrili(\ Ses gros sourcils se rapprochèrent seule- 
ment un peu et il parut plongé dans une laborieuse 
rêverie. ' 

— Voilà comment tu accueilles une nouvelle qui 
me cnuible de joie? fit Rameau après un silence* 
Etï vt-rité, je me demande, par instants, si tu as la 
moiiïdie affection pour moi, et si tu n'es pas le plus 
détestable égoïste qu'il soit possible de rencontrer. . . 
[Jîi nihnt, dans cette maison, ce sera du mouve- 
ment, (lu bruit. Cela va te déranger, n'est-ce pas?Tu 
nu l'uppelles pas de tous tes vœux, toi, ce petit être 
ilaijs Irijuel on se survit, sur la tête duquel on fait 
re[ioKer toutes ses espérances d'avenir, qui est la joie 
de vos derniers jours, qui vous adoucit la mort et 
vous Tn-me les yeux... Un enfant! Ce sera un intrus. 
Pourri H oi vient-il? 

Hameau s'était levé, il marchait, secouant sa rude 
t liovelure et bombant ses puissantes épaules. Il 
s(*iiïit (ju^une main l'arrêtait. Il vit Talvanne devant 
lui/[ al vanne un peu pâle, qui souriait avec des lar- 
mes dans les yeux : 

— rs on, ce ne sera pas un intrus, dit-il avec émo- 
tion, CL't enfant que tu désires et que tu demandes. 



LE DOCTEUR RAMEAU. 129 

11 suffira que tu Faimes, mon bon Rameau, pour 
qu'il me soit cher. Si c'est un garçon, sois tranquille, 
je t'aiderai à l'élever et à l'instruire. Il sera à nous, 
bien à nous, rien qu'à nous. Il grandira sous nos 
yeux. Nous en ferons un savant, comme son père, 
et, pour lui, nous aurons des ambitions que nous 
n'avons pas pour nous-mêmes. 

— Ah ! mon brave Talvanne, jeté retrouve ! s'écria 
Rameau, en étouffant son ami entre ses bras. 

L'aliéniste se dégagea, et doucement : 

— Mais si c'est une fille? 

— Eh bien I nous lui souhaiterons de ressembler 
à sa mère. Ce sera suffisant. 

Un nuage assombrit de nouveau le front de Tal- 
vanne. Mais la verve joyeuse de Rameau fit une 
heureuse et prompte diversion. Et causant, fumant, 
les deux amis passèrent te reste de la soirée à former 
de ces beaux projets, qui charment l'heure présente, 
mais que l'avenir réalise si rarement. 

Conchita eut une fille, qui fut nommée Adrienne 
par Talvanne, son parrain. Munzel, qui voyageait 
depuis trois mois en Grèce, envoya ses plus tendres 
vœux pour l'enfant qui venait de naître, et de su- 
perbes bracelets anciens pour la mère. Rameau fut 
triste de ne pas avoir son ami auprès de lui, le jour 
du baptême, mais la satisfaction rayonnante de Tal- 
vanne le dédommagea. L'aliéniste s'était pris d'une 
véritable adoration pour ce petit être blanc et rose. 



430 LES BATAILLES DE LA VIE. 

qui souriait dans son berceau. Il s'asseyait, penché 
sDiis les rideaux, et regardait dormir sa filleule. Il 
fallait se fâcher pour Tempêcher de la prenàre dans 
i^es bras et de la dodiner. Il lui faisait la conversation 
iH Tenfant connaissait si bien le vieux garçon, qu'elle 
se mettait à rire, dès qu'elle le voyait. 

— Tu seras ma fille, lui disait-il, je ne suivrai pas 
1 exemple de ton papa qui s'est marié, je resterai 
CI.' 1 ibataire et tu n'auras pas de rivale dans mon cœur. 
Tu seras très belle, et je me promènerai avec toi, 
tïj nous nous arrêterons à toutes les boutiques, car 
moi je ne suis pas un homme illustre: j'aurai des 
loiairs, et je me mettrai à tes ordres. Tu seras heu- 
roQse, je te le promets. Le vieux Talvanne sera là 
pour assurer ton bonheur. Dors, ma mignonne, et 
fais de beaux rêves : au fond, c'est peut-être ce qu'il 
y a de meilleur dans la vie. 

Rameau écoutait, en souriant, et il aimait un peu 
|>liis Talvanne pour la tendresse qu'il témoignait à 
li'ufant. Il lui disait quelquefois : 

— Tu es un étonnant animal ! Tu t'empares de 
iit:i fille, tu m'expropries, je n'existe plus ! Sois rai- 
son niable, laisse-m'en un peu. 

~ Tu ne connais rien aux enfants, grondait l'a- 
ii*miste, va faire tes cours. 

Et il mettait Rameau à la porte. Conchita, comme 
une reine glorieuse d'avoir assuré l'avenir de la 
<1 y iiastie, se prélassait dans le grand luxe dont l'en- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 131 

tourait son mari. Elle s'était épanouie, radieuse de 
beauté, et contribuait pour une large part à attirer, 
dans l'hôtel de la jue Saint-Dominique, la foule qui 
se pressait aux réceptions du grand homme. C'était 
au dernier temps du règne impérial. L'opulence bat- 
tait son plein dans Paris en j oie. Une ville neuve , large 
et brillante, faite de palais sculptés dans la pierre 
et le marbre, était sortie, comme par enchantement, 
de la ville ancienne, noire et tortueuse. La somp- 
tuosité des mobiliers avait répondu à la splendeur 
des habitations et l'industrie, pour orner le Paris 
moderne, avait produit les plus belles étoffes, les 
meubles les plus élégants. Ce n'était pas le meilleur 
goût, qui avait présidé au choix de ces merveilles, 
maisc'était la suprême richesse, qui les avait payées. 
Tout était riche alors, dans Paris brillant et superbe, 
ou du moins tout paraissait l'être. On ouvrait les 
fenêtres grandes pour jeter l'argent en cascades. Et 
jamais le veau d'or n'assista à une ronde semblable 
à celle qui se dansait, avec le tintement des écus 
pour musique. 

Rameau se prêta aux fantaisies de sa femme et fit 
de son hôtel un véritable musée. Il y donna ces fêtes, 
dont les journaux parlèrent presque autant que de 
ses ouvrage^. U fut heureux. Cependant un point 
noir assombrissait son ciel. Depuis deux ans, Munzel 
n'avait fait que toucher barres à Paris, pour repartir 
aussitôt vers des pays lointains. On l'avait vu rue 



132 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Saint-Dominique froid, cérémonieux et comme gê- 
né. Ses façons d'être, avec Rameau et avec Conchita, 
avaient complètement changé. Dans leur maison, il 
semblait être au supplice. Il regardait à peine la pe- 
tite Adrienne et, pour qu'il l'embrassât, il fallait qu'il 
ne pût pas faire autrement. Ce qu'il y avait de plus 
surprenant, pour Rameau, c'est que Talvanne pa- 
raissait trouver cet éloignement tout naturel. 

— Les peintres, vois-tu, disait l'aliéniste à son 
ami, ne sont saisis que par la valeur extérieure des 
choses et des êtres. Pour eux, le fond n'est rien. La 
forme est tout. Quel intérêt veux-tu que Munzel 
prenne à une gamine, qui a un nez camard, des yeux 
écarquillés, une bouche sans dents et presque pas 
de cheveux? Il n'étudiera pas l'éveil de l'intelligence 
dans cette petite cervelle, les progrès de la connais- 
sance dans ce regard étonné. Les bégaiements de 
cette bouche hésitante l'ennuient. Mais,parexemple, 
il tombera en arrêt devant une mendiante halée, 
pittoresquement drapée dans ses haillons, il s'en 
toquera, la peindra et, après, il ne la connaîtra plus : 
bonsoir! Il ne vit que par l'œil. En lui, le reste est 
nul; et puis, c'est un égoïste féroce, je te l'ai déjà 
dit, autrefois, et l'égoïste n'aime pas les enfants, 
parce qu'au lieu de s'occuper de lui' on s'occupe 
d'eux. Il s'en va à Palerme. Il s'y trouve mieux 
qu'auprès de nous. J'en suis charmé pour lui : bon 
voyage ! 



LE DOCTEUR RAMEAU. 133 

Rameau hoohait la tête, sans répondre, ce qui 
était nouveau de sa part. Au fond, maintenant, il se 
demandait si son ami n'avait pas raison et si le pein- 
tre n'était pas par trop indifférent. Après la chaude 
amitié dont il Tavait entouré, comment Frantz pou- 
vait-il si facilement le quitter? Il n'avait donc pas le 
souvenir des années écoulées? Et son âge mûr allait 
donc mentir aux affections de sa jeunesse? Comment 
était-ce possible? Il en vint à penser que Munzel 
avait quelque chagrin caché. Une telle misanthro- 
pie, un éloignement si inexplicable, devaient être 
causés par une souffrance secrète. 11 résolut de ne 
pas laisser repartir le peintre sans l'avoir interrogé. 
Et, dans cette intention, il se rendit un matin à son 
atelier. 

Ce n'était plus le blond et pâle Munzel, qu'il avait 
trouvé, un jour, étendu sur le canapé, roulant dans 
sa tête des pensées désespérées. Depuis deux ans^ le 
peintre avait grisonaé et son visage s'était bronzé 
sous le soleild'Orient. Debout sur une haute échelle, 
Frantz travaillait à un plafond commandé par le roi 
de Wurtemberg, pour une salle de son palais. En 
apercevant le docteur, il ne poussapas, comme au- 
trefois, un cri de joie. Il rougit et, posant sa palette 
sur la plate-forme, il descendit lentement. Rameau, 
immobile, le regardait s'approcher, cherchant à dé- 
couvrir, sur le visage de son ami, quelque indice 
des troubles mystérieux qu'il soupçonnait. Il le vit 

8 



!34 LES BATAILLES DE LA VIE. 

correct, un peu compassé mais souriant, qui lui 
tendait la main. Il la prit et la serrant avec force : 

— Munzel, est-ce que tu ne m'aimes plus? dit-il 
doucement. 

A ces mots si inattendus, le peintre frémit, des 
larmes roulèrent dans ses yeux et, fixant sur le grand 
homme un regard épouvanté : 

— Pourquoi me demandes-tu cela? répondit-il 
d'une voix tremblante. 

— Parce que'tu es si changé , depuis deux ans, que 
je cherche ce qui a pu motiver ta manière d'être. Toi 
qui vivais auprès de moi, comme un frère, tu t'en vas 
maintenant, pendant onze mois de l'année, en pays 
étranger, sans autre raison que ta fantaisie. On di- 
rait que tu me fuis. Car lorsque tu es, pay hasard, à 
Paris, c'est à peine si je te vois et encore me faut-il, 
pour cela, faire des instances ou venir te chercher. 
Afi-tu du chagrin ? Es-tu malade? Dois-je te guérir? 
Ou puis-je te consoler? 

Munzel, sombre et glacé, s'assit sans répondre. 
Ses regards mornes étaient baissés et, d'une itiain 
inquiète, il arrachait brin à brin l'effilé d'un tapis 
de soie de Chine. Il poussa un soupir, puis très bas : 

— Eh bien! oui, je suis malheureux... 

Et comme Rameau ouvrait la bouche pour l'inter- 
roger : 

— Mais tu ne peux. . . personne ne peut rien pour 
moi... C'est un mal sans espoir. 



LE DOCTEUR RAMEAU. 135 

— Tu aimes? 

— Oui. 

— Et celle qui te fait ainsi souffrir? 

— Je ne peux pas la revoir. . . Il ne faut pas que je 
la revoie... 

-^ Elle est à Paris? 

Manzel hésita un instant, mais il répondit pour- 
tant: 

— Oui. 

— Et c'est pour la fuir que tu t'en vas si loin, pen- 
dant si longtemps? Qu'y a-t-il donc qui vous éloigne 
l'un de l'autre? 

Le peintre fit un geste d'accablement, et d'une 
voix brisée : 

— Ne m'interroge pas davantage, tu renouvelles 
tous mes tourments. Je ne veux rien dire. Je suis dé- 
sespéré, voilà tout . Je vais partir, cette fois, pour plus 
longtemps que d'habitude. Je serai peut-être deux 
ou trois années sans revenir. Mais ne m'accuse pas 
d'indifférence. Comment pourrais- je oublier tout ce 
que tu m'as prodigué de soins, de bontés, de ten- 
dresses. . . C'est là ce qui me déchire le cœur. . . Et ce- 
pendant il faut que je m'éloigûe . . . Et rien ne pourra 
me retenir. 

Il fondit en larmes et, faible comme un enfant, il 
appuya sur la robuste épaule de Rameau son front 
lourd de chagrin. Celui-ci, de sa voix grave, lui don- 
nait des consolations et des encouragements. Mais le 



.136 LES BATAILLES DE LA VIE. 

peintre, à tout ce que disait son ami, répondait ob- 
stinément : « non. » Ils restèrent Funprès de l'autre, 
pendant deux heures, et le docteur ne quitta Tate- 
lier qu'en emportant la promesse que Munzel ne 
partirait pas sans venir dîner en famille. 

Le lendemain, il reçut une lettre courte et triste, 
dans laquelle Frantz lui annonçait qu'un événement 
inattendu l'obligeait à s'éloigner à l'improviste. Il 
le priait de l'excuser auprès des amis de la rue 
Saint-Dominique etlui envoyait ses plus affectueux 
souvenirs. Conchita écouta la lecture avec une sou- 
riante impassibilité. Elle avait sa fille sur les genoux 
et jouait avec elle. Quant à Tal vanne, il haussa 
les épaules et grommela quelques mots, d'un ton 
bourru, sur l'ennui qu'il y a à connaître des gens 
absurdes. Rameau seul eut un véritable chagrin. 

Leur existence reprit, peu à peu, son train régu-» 
lier, et le fugitif, s'il ne futpas oublié, cessaau moins 
d'être un sujetde discussion toujours passionnée. Le 
grand homme continua ses travaux d'anatomie et 
de physiologie, donnant à la science moderne une 
impulsion plus hardie. Le révolutionnaire d'autre- 
fois était maintenant considéré unanimement comme 
un des esprits les plus pénétrants du siècle. Plus 
heureux que bien des novateurs, il avait la satisfac- 
tion devoir ses théories adoptées et glorifiées. 

Ses idées s'étaient élargies et .comme régulari- 
sées en une doctrine haute et grave. Il avait cessé 



LE DOCTEUR RiVMEAU. 131 

d'être militant, il ne montrait plus la violence d'un 
sectaire, mais la sécurité calme et ferme d'un maître. 
Il n'avait rien renié des principes de sa jeunesse, il les 
professait seulement avec moins d'âpre rudesse. Le 
feu était aussi vif : il couvait sous la cendre des an- 
nées. Son cours était extraordinairement suivi et, 
quand il consentait à faire des conférences à la Sôr- 
bonne, les gens du monde assiégeaient la salle Gerson. 

Il avait, en même temps qu'une rare clarté d'ex- 
position , un art de développement plein de séduction. 
La forme de ses conférences était aussi remarquable 
que le fond. Et, reproduites par la sténographie, ces 
leçons pouvaient être publiées, presque sans retou- 
ches. On l'a comparé souvent à un Michelet scienti- 
fique. Il possédait en effet le talent d'évocation de cet 
admirable historien et excellait à donner un corps 
palpable, une figure tangible aux conceptions les 
plus abstraites et les plus flottantes. Sa constitution 
de fer lui permettait, comme au plus beau temps de 
sa jeunesse, les excès de travail. Il avait fait de sa vie 
deux parts, Tune pour, la famille, l'autre pour la 
science, et il paraissait être aussi exceptionnelle- 
ment favorisé d'un côté que de l'autre. 

Pourtant il n'était pas complètement heureux. 
Entre Conchita et lui, toujours une ombre s'éten- 
dait. Mais plus un mot de discussion, jamais de con- 
troverse, entre la religiosité de la femme et la libre- 
pensée du mari. Ils se redoutaient mutuellement, et 

8. 



138 LES BATAILLES DE LA VIE. 

craignaient d'aborder ces sujets dangereux, qui les 
avaient si cruellement séparés, à différentes reprises. 
Ils restaient dans leurs positions, comme des com- 
battants lassés, qui ont éprouvé leurs forces respec- 
tives et qui ne tiennentplus à livrer bataille, sachant 
d'avance que le résultat serait indécis. 

Conchita cependant redoublait de ferveur et ja- 
mais ses pratiques de piété n'avaient été aussi régu- 
lières. Avec une facile tranquillité, qui lui venait sans 
doute de son origine espagnole, elle mêlait le sacré 
au profane et allait à la messe, presque au sortir 
du bal. Elle soupait très volontiers le samedi, à deux 
heures du matin, après avoir fait maigre à dîner le 
vendredi. Sa foi intolérante qui, dans l'ordre moral, 
offrait comme un ressouvenir affaibli des violences 
de l'inquisition, était complaisante, dans Tordre ma- 
tériel. Une femme, qui ne remplissaitpas ses devoirs 
religieux, lui inspirait de l'horreur, et elle recevait 
dans son salon des mondaines d'une notoire légè- 
reté. Son mari en plaisantait avec Talvanne, mais 
il ne se hasardait pias à en rire devant elle. 

Il l'adorait, comme aux premiers jours, avec une 
passion d'homme déjà vieilli, qui a trouvé dans l'a- 
mour l'épanouissement d'une nouvelle jeunesse. 
Peut-être, singulier état d'âme, l'aimait-il un peu 
plus à cause même de ce fanatisme, qui donnait à sa 
possession comme une violence de lutte. Il la sentait 
tpujours en révolte contre lui, et, quand il l'appro- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 13S 

chait, elle éprouvait comme un frémissement hai- 
neux. Elle n'avait rien fait cependant pour s'éloigner 
de lui, observant sur ce point la règle de sa religion. 
Mais elle le subissait, et c'était tout. Lui, bon jusqu'à 
la faiblesse, acceptait toutes les fantaisies delà jeune 
femme, la comblait de générosités et faisait couler 
un fleuve d'or dans ses mains indifférentes. Sa fille 
était pour lui, sur la terre, la divinité qu'il se refusait 
à admettre dans le ciel. Il passait des heures entières 
à causer avec elle , lui expliquait les moindres choses, 
de cette belle voix profonde qui passionnait ses au- 
diteurs et qu'il s'efforçait d'adoucir afin de se mieux 
mettre à la portée de l'enfant. 11 jouait, ce savant, 
avec la petite Adrienne, et il oubliait tout : malades, 
visites, devoirs professionnels, pour obéir au com- 
mandement de deux yeux bleus adorés. 

Car Tenfant, qui ressemblait étonnamment à sa 
mère, avait cependant les cheveux blonds et les yeux 
bleus.C'était Conchita, moins le ton d'ébène des ban- 
deaux naturellement ondulés, moins le noir velouté 
du regard. Et, élevée comme une princesse, sous 
la haute surveillance de la fidèle Rosalie, l'héritière 
de Rameau ne connaissait que la joie et le rire. Elle 
n'avait jamais pleuré et, quand elle souffrait, son 
père découvrait quelque secret médical, pour calmer 
sa douleur. Elle avait pour compagnon habituel de 
jeu, soit dans les allées du jardin, soit aux Champs- 
Elysées, un petit garçon de douze ans, qu'elle appe- 



140 LES BATAILLES DE LA VIE. 

lait Rob et qui était le petit-fils du docteur Servant. 

Des revers de fortune avaient atteint la famille du 
brave médecin de Lagny, et son fils, chef d'escadron 
d'artillerie, était mort au Mexique, laissant sa femme 
et son unique enfant d ans une situation précaire . Mais 
Rameau était là et, se souvenant de ce qu'il devait à 
son vieil ami, il avait fait créer, pour la veuve, une 
fonction d'inspectrice de la Société maternelle de se- 
cours à l'enfance, et, par une supercherie dont l'ad- 
ministrateur s'était rendu le complice, il avait ob- 
tenu qu'on doublât les appointements de la place. 
C'était lui, secrètement, qui payait la différence. Il 
s'était en outre chargé de l'éducation du petit Robert. 
« Il sera mon successeur » , disait-il à M"'*' Servant, et, 
au fond de sa pensée, envoyant Rob se faire l'esclave 
patient de la petite Adrienne, d'autres projets d'a- 
venir se formaient, souriants et doux. 

Talvanne, arrivé àla cinquantaine, l'airtrès vieux, 
avec sa figure rasée, encadrée de cheveux blancs 
qu'il portait longs, avait vu sa situation grandir avec 
les années. Comme médecin légiste, maintenant, il 
était sans rival. Consulté, chaque fois qu'un grand 
criminel tombait sous la main de la justice, il cé- 
dait, dans l'honnêteté de son âme tendre, à la manie 
d'excuser volontiers les assassins, en les considérant 
comme irresponsables. Mais, dans les cas difficiles, 
sa haute compétence professionnelle s'affirmait par 
des observations ingénieuses et des conclusions 



LE DOCTEUR RAMEAU. 141 

d'une remarquable netteté. Très bon, il profitait de 
la vogue européenne de sa maison de santé, pour 
faire de secrètes et innombrables charités. Il avait 
presque autant de pensionnaires gratuits que de pen- 
sionnaires payants. Et il s'intéressait bien plus aux 
pauvres qu'aux riches. 

Cet hommfî parfait avait pourtant une haine. Il ne 
pouvait souffrir les journalistes. Quand, par hasard 
un reporter, avide de renseignements, se présentait 
à son cabinet, pour lui faire subir un interwiew, à 
propos de tel criminel célèbre qu'il avait examiné, 
ou au sujet de tel pensionnaire en vue dont il s'était 
chargé, l'aliéniste se hérissait, comme un dogue de 
combat, et mettait à la porte l'indiscret, non sans 
s'être répandu en paroles amères sur l'appétit de 
scandale et sur l'audacieuse mauvaise foi de tous 
ceux qui noircissent du papier. Quand il parlait des 
journaux, c'était avec une horreur indignée, et il 
résumait généralement son opinion sur eux en di- 
sant : « Ce sont des agences d'empoisonnement pu- 
blic. » Au demeurant, il n'eût pas levé le petit doig, 
pour restreindre la liberté d'écrire et, quand un 
journaliste donnait, trop clairement, des preuves de 
folie ou d'imbécillité, il le soignait avec autant de 
dévouement que si ce malheureux n'eût jamais tenu 
une plume. Il était aussi heureux qu'un homme 
peut l'être. Il aimait la science, possédait la liberté 
et, sans s'être marié, avait une petite héritière qu'il 



142 LES BATAILLES DE LA VIE. 

soignait, caressait, comme si elle fût née de lui. 
L'existence de cette famille, car on peut ranger au 
nombre des parents un ami tel que Talvanne, s'écou- 
lait ainsi paisible douce et brillante, quand la guerre 
éclata comme un coup de tonnerre. En un instant, 
le décor changea. La ville éclatante, luxueuse et eni- 
vrée devint un vaste camp. Les fêtes cessèrent, on 
n'entendit plus que le bruit des armes. Une agita- 
tion fébrile, avant la bataille, une stupeur indignée, 
après la défaite, s'empara de cette population, habi- 
tuée à l'idolâtrie universelle, et qui n'admettait pas 
qu'on sût lui résister. L'orgueil blessé se tourna en 
furie. Ne pouvant repousser l'invasion, les Parisiens 
renversèrent l'Empire. A défaut d'une victoire, ils 
eurent une révolution. Certains s'en félicitèrent. Un 
flot descendit de Belleville et de Montmartre, roula 
boueux par les rues, brisant les aigles des enseignes, 
mutilant les façades des monuments, et mettant en 
déroute un gouvernement affolé, qui n'attendait 
qu'une légère secousse pour s'effondrer. Puis, tout 
retomba dans le silence morne des lendemains d'or- 
gie. La ville, si habilement disposée pour les fêtes, 
se prépara pour un siège. Les arbres du Bois de Bou- 
logne, à l'ombre desquels, la semaine précédente, 
roulaient les équipages des élégantes, s'abattirent 
sur les routes soigneusement sablées. Une virile 
tristesse remplaça soudain la gaîté insouciante, et il 
apparut clairement que Paris, après avoir scandalisé 



LE DOCTEUR RAMEAU. U3 

le monde par sa folie, allait Tétonner par son hé- 
roïsme. 

Rameau n'avait pas songé un instant à partir. Son 
cœur de patriote avait été cruellement atteint par les 
désastres foudroyants du début de la guerre. Dès le 
premier jour, il prévit l'investissement dç la capi- 
tale et prit ses mesures en .conséquence. 11 fit d'am- 
ples provisions de vivres et engagea Talvanne à 
rendre aux familles un grand nombre de ses pen- 
sionnaires. Dans la maison de santé, les deux amis 
organisèrent une ambulance, où deux cents blessés 
purent être recueillis. Rameau, désigné à l'attention 
du gouvernement de la Défense par sa grande illus- 
tration, avait été mis à la tête du service des secours. 
Il avait accepté cette tâche très lourde avec une ar- 
deur généreuse. 

Cet homme, doué d'une si merveilleuse puissance 
Je travail et qui ne savait rien faire à demi, donna 
ses jours et ses nuits à l'œuvre de salut qui lui était 
confiée. Par le vent, par la neige, vêtu de son cos- 
tume civil^ car il avait horreur de l'uniforme et des 
galons, l'insigne à croix rouge de la Société de Ge- 
nève seulement au bras, il allait des hôpitaux aux 
avant-postes, du Palais de l'Industrie, centre de son 
service, à l'ambulance de Talvanne : l'œil et la main 
à tout, réglant les détails de l'administration méti- 
culeuseme-nt, s'arrêtant au bord d'un lit pour visi- 
ter un pansement, surveillant ses infirmiers, et, au 



144 LES BATAILLES DE LA VIE. 

besoin, retroussant les poignets de sa chemise pour 
faire, lui-même, une opération difficile. 

On le voyait le matin, dans la journée, le soir, au 
milieu de la nuit, à Timproviste, tenant tout son 
monde en haleine, avec une activité si prodigieuse 
qu'on se demandait comment ses forces suffisaient à 
sa besogne. Il ne s'était jamais mieux porté et au- 
cune trace de fatigue n'apparaissait sur son visage 
aux traits énergiques. Seulement il s'était adouci. 
Ses élèves ne le reconnaissaient plus. Jamais un éclat 
de voix, jamais une brusquerie de geste, plus de ces 
boutades terribles, qui faisaient trembler tout le per- 
sonnel de l'hôpital. Son large front n'était plus coupé 
par le pli légendaire. On eût dit que les malheurs 
de la patrie avaient rendu le grand homme plus doux 
et que voyant, autour de lui, tout le monde souffrir, 
il s'appliquait à se montrer meilleur. On ne l'enten- 
dit pas jurer une fois et il ne secoua jamais rude- 
ment le pauvre petit troupier, avant de lui extraire 
une balle ou de lui couper une jambe. Les chirur- 
giens et les médecins, qu'il avait sous ses ordres, 
disaient : 

— Ce n'est plus notre Rameau, onnous l'a changé ! 

Et pourtant, c'était bien lui toujours, avec son 
admirable habileté de main et son ingénieuse re- 
cherche des moyens curatifs. La pourriture d'hô- 
pital lui enlevait beaucoup de blessés et il se préoc-^ 
cupait gravement de cet état pernicieux, qu'il com- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 145 

battait vainement avec les saturations phéniquées 
sans cesse renouvelées. Il parlait à Talvanne de la 
nécessité de découvrir un désinfectant nouveau 
d'une puissance irrésistible. Il y pensait continuel- 
lement. Et la nuit, dans son laboratoire de la rue 
Saint-Dominique, des lueurs, rougissant les vitres, 
annonçaient aux voisins, à travers l'obscurité pro- 
fonde, que le savant, penché sur son fourneau, 
suivait attentivement la coriiposition de quelque 
mystérieux mélange, qui devait assurer la guérison 
des blessés. 

Un matin, vers trois heures, une détonation ef- 
frayante mit en émoi tous les habitants de Thôtel. 
Conchita,.réveilléeen sursaut, accourut avecRosalie 
dans le cabinet du savant ; là, au milieu d'une vapeur 
acre, elle trouva Rameau, les mains déchirées par 
des éclats de verre, une plaie saignante au front/ 
épongeant sur les dalles un liquide fumant. Il pa- 
raissait radieux et, à la lueur de sa lampe de travail, 
découvrant le visage bouleversé de sa femme et de 
la servante : 

— Ce n'est rien ! Rassurez-vous, cria-t-il gaiement. 
La dose était un peu trop forte et la cornue a éclaté. 

— Mais vous êtes blessé, interrompit Conchita, 
en lui essuyant le front. 

— Une égratignure... Peu importe! J'ai trouvé 
ce que je cherchais. . . Et par raccroc, en tâtonnant. . . 
C'était bien simple... et je n'y avais pas songé. On 

9 



14& LES BATAILLES DE LA VIE. 

fera honneur de la découverte à la science ... Et pour- 
tan t elle s'est faite toute seule, comme bien souvent ! 
AU ! ah ! si les inventeurs étaient sincères, ils avoue- 
raient qu'ils sont, la plupart du temps, pour bien 
peu dans leurs découvertes ! Le hasard est le Dieu 
des savants ! 

— Ah ! mon ami, dit Conchita, vous pouviez avoir 
les yeux crevés... Voyez comme vous êtes impru- 
dent! 

— Eh ! ma chère, mes yeux, après tout, c'eût été 
peu de chose à mettre en balance avec la préserva- 
tion de milliers d'existence... Mais il fait humide et 
vous allez vous refroidir... Je n'ai plus rien à faire 
ici,,» Allons nous coucher... 

Le lendemain, il appela à son cab inet un des grands 
pharmaciens de Paris et, moyennant la fourniture, 
à prix très réduit, de la composition trouvée la nuit 
même, il offrit de lui donner le secret du mélange. Le 
marché fut vite conclu entre le savant, qui traitait 
au nom de l'humanité, et le commerçant, qui entre- 
voyait une source de fortune. L'emploi du désinfec- 
tant produisit les effets prévus et la mortalité dimi- 
nua de moitié, dès la semaine suivante. 

L'activité admirable de Rameau se manifestait 
ainsi, ayant les buts les plus divers. Après s'être con- 
sacré, avec passion, à une recherche d'utilité géné- 
rale j il s'attachait à une cure spéciale. On avait amené 
chez Talvanne, à l'ambulance de Vincennes, un 



LE DOCTEUR RAMEAli. 147 

éclaireur à cheval qui, dans une reconnaissance, 
avait eu le genou brisé par une balle. Le projectile 
était entré par le jarret, avait pénétré dans la boîte 
osseuse et broyé la rotule. Suivant l'opinion des chi- 
rurgiens, il fallait amputer le blessé. Mais il était si 
jeune etsi résignequele savant se sentit pris de pitié. 
D voulut essayer de sauver le membre menacé. Ce 
fut un miracle de soins et d'adresse. Mais il y arriva. 
Non seulement l'éclaireur garda sa jambe, mais il 
marcha. Rameau était très fier de ce résultat et très 
touché de la reconnaissance du petit soldat. 

— Voyez-vous, docteur, lui dit un jour le conva- 
lescent, pour moi, vous êtes comme le bon Dieu ! 

Le grand homme se mit à rire : 

— Oui, mon brave... oui... 

Il fit quelques pas et, se tournant du côté de Tal- 
vanne : 

— S'il n'y avait que le bon Dieu pour raccom- 
moder les jambes, les marchands de béquilles se- 
raient trop riches ! 

— C'est Rameau qui refait les jambes, dit grave- 
ment Talvanne, mais c'est le bon Dieu qui a fait 
Rameau. 

Le savant regarda son ami, et gaîment : 

— En es-tu bien sûr? 

— Dame ! A moins que ce ne soit le diable ! Et, 
pour une fois, tu as raison : oui, c'est plutôt le 
diable ! 



.18 LES BATAILLES DE LA VIE. 

— Tais-toi, voilà ma femme. 

En effet Conchita s'était piquée d'honneur et avait 
secoué son indolence. Sa charité se répandait en 
soins quotidiens et fatigants. Elle passait plusieurs 
heures, chaque jour, dans les salles de Fambulance, 
surveillant le service, apportant des douceurs aux 
blessés, consolant les mourants, priant au chevet 
des morts. Sa piété avait cessé d'être une vertu de 
luxe. Et Rameau, avec un attendrissement secret, 
suivait la jeune femme dans l'exercice de sa mission 
consolatrice, heureux du rayon de soleil dont sa 
beauté éclairait ces lugubres Jours. 

Rameau, Talvanne et Conchita se retrouvaient, 
tous les soirs, à dîner rue Saint-Dominique. Les 
tristesses de ce lamentable temps avaient encore res- 
serré les liens de leur amitié, et lorsqu'après une 
excursion dans la zone des forts, au milieu des avant- 
postes^ le docteur rentrait harassé et transi, c'était 
une satisfaction profonde pour lui de trouver, dans 
la salle à manger claire et chaude, sa femme et 
sa fille qui l'attendaient avec Talvanne. S'éloigner 
des horreurs de la bataille, quitter les ambulances 
pleines du râle des mourants, du cri des blessés, 
sortir de la neige sourde et silencieuse, étendue sur 
la ville assiégée comme un large linceul, et, dans 
sa maison calme, à son foyer tranquille, jouir, pen^ 
dant quelques heures, des êtres chers, n'était-ce pas 
une dernière épave du bonheur? 



LE DOCTEUR RAMEAU. 149 

La petite Adrienne, plus favorisée que tant d'au- 
tres enfants, dont les privations du siège minaient la 
santé, se développait vigoureuse. Et ses yeux bleue, 
sa chevelure blonde illuminaient, pour Rameau, 
Tavenir obscur et désolé. Il s'attardait au coin du 
feu, sa fille sur les genoux, écoulant son babil en- 
fantin, la caressant de ses puissantes mains, sur les- 
quelles tant de sang coulait chaque jour. Et on eût 
dit que cette effroyable rosée fortifiait la jeune 
plante. 

Au travers de ses préoccupations si nombreuses, 
Ttameau en avait une très vive : qu'avait pu devenir 
Munzel? Il en parlait souvent, sans remarquer le si- 
lence contraint de Conchita et de Talvanne. Il s'é- 
tendait en suppositions alarmées. Frantz, comme 
tous les Allemands, avait fait son service militaire, 
et, avant laguei're, il était officier dans la landwehr. 
Qu'était-il advenu de lui ? Dans quel pays la nou- 
velle de l'entrée en campagne l'avait-elle trouvé ? 
Qu'avait-il pu faire ? Avait-il été appelé ? Était-il 
r^sté en Allemagne ? Les nécessités de la campagne 
l'avaient-elles amené en France? 

Talvanne accueillait ces conjectures d'un air re- 
frogné. Un jour, cependant, il dit : 

— Va, ne te tourmente pas. Munzel est trop malin 
pour ne s'être pas mis à l'abri. Il est dans quelque 
poste commode et sain et il se sert de la guerre pour 
faire des études de tableaux militaires. C'est un 



.150 LES BATAILLES DE LA VIE. 

gaillard pratique, qui s'entendra à utiliser le mas- 
sacre et à monnayer F incendie... Tu es bien bon 
de tant penser à lui. .. Je suis sûr, moi, qu'il ne pense 
p&h > ^,ous ! 

Cette fois Conchita, qui ne soufflait jamais mot 
lorsque, devant elle, Taliéniste attaquait Frantz, se 
leva très pâle et, la voix entrecoupée par Témo- 
tioii : 

— Ce que vous dites là est indigne ! s'écria-t-elle. 
. Je ne comprendspas commentmon mari vous écoute 
tranquillement... Moi, je serai moins patiente, je 
ne le supporterai pas un instant de plus ! 

Et emportant sa fille dans ses bras, comme si elle 
%^oulait que Tenfant ne pût entendre le mal que Tal- 
vaniie disait de Munzel, elle passa devant les deux 
amis stupéfaits et sortit. 

L'aliéniste baissa la tête, devant le regard inter- 
rogateur de Rameau, et, regrettant sans doute de 
s'être laissé aller à une vivacité de paroles, qui avait 
eu un si fâcheux effet, il détourna la conversation, 
puis, au bout d'un quart d'heure, prit congé et ren- 
tra chez lui. 



VI 



Depuis trois mois Paris était bloqué, réduit à la 
ration, sans bois pour se chauffer, et, privation plus 
grande que toutes les autres, sevré de nouvelles 
de la province. Ce qui se passait autour du camp 
retranché des Prussiens était un problème que tous 
les assiégés s'efforçaient de résoudre, sans pouvoir 
y parvenir. Les suppositions allaient leur train, 
éclairées, de temps en temps, par la prise de quelque 
journal allemand dans la capote d un mort. C'étaient 
alors la révélation de désastres, l'annonce de la 
retraite des armées de secours attendues, au travers 
des neiges, par les routes encombrées de fuyards. 
Et des comptes de prisonniers faits par dix mille 
pour un combat, par trente mille pour une bataille, 
les soldats allemands se lassant de ramasser ces 
troupeaux de soldats débandés et les laissant s'é- 
chapper, sûrs de les reprendre le lendemain. 

Puis, au milieu de ces sombres tableaux, tracés 



1S2 LES BATAILLES DE LA VIE. 

par la main de rennemi même, une soudaine lueur 
de joie jaillissait d'un court entrefilet parlant d'une 
pointe en avant, tentée par un chef de corps auda- 
cieux, et permettant, sous la froideur voulue du 
récita de deviner un échec subi par le vainqueur. 
Ces jours-là, on se reprenait à espérer. Quoi? On 
Il en suvait rien. Obstination, dans la lutte, d'un nau- 
fragé, i]ue roule TOcéan sur ses vagues noires, et 
qui, des yeux, cherche à l'horizon, quand même, 
une plage impossible à atteindre. 

Et, ii mesure que la situation devenait plus grave, 
la résistance du peuple de Paris devenait plus réso- 
lue et plus stoïque. Dans les greniers glacés, la mi- 
sère régnait en souveraine et fauchait les enfants 
et les femmes. Le deuil s'étendait tous les jours 
plus lugubre, la souffrance se faisait plus aiguë, on 
se plaignait, on pleurait, mais on ne fÊtiblissait pas. 
Le long des rues pleines de neige boueuse, des files 
de ménagères s'allongeaient, à la porte des bouchers 
et des l)oulangers, attendant patiemment l'heure de 
recevoir la ration de pain noir et de viande de che- 
val. Dans les quartiers de la rive gauche, les obus 
tombaient, avec une sauvage régularité. On ramas- 
î4ait un mort, on relevait un blessé, une flaque de 
sang rougissait le pavé, le gamin, qui passait, repre- 
nait sa chanson, un instant interrompue, et l'assié- 
geant en était pour ses efforts de massacre. Cette 
viHe^ habituée à la joie, s'était accoutumée prompte- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 153 

ment à la douleur. Et maintenant elle dormait, ber- 
cée par les éclats sourds du canon, tonnant toutes 
les nuits, comme autrefois par les gais refrains des 
théâtres, des concerts et des bals. 

Ce qui pesait le plus aux assiégés, c'était Tinac- 
tion. L'attente impassible, sous la mitraille que les 
batteries allemandes leur versaient, était plus diffi- 
cile, pour eux, que Télan enflammé d'une sortie tu- 
multueuse. Mais les combats étaient rares. Le gou- 
vernement semblait réserver les forces enfermées 
dans Paris, pour une occasion suprême, vaguement 
attendue et qui ne se présentait pas. Cependant 
rimpatience de la population tournait en irritation 
vive. De sourdes rumeurs passaient dans les fau- 
bourgs. Un soulèvement avait eu lieu le 31 octobre, 
et il paraissait évident que si on ne lançait pas les 
Parisiens contre les Allemands, dans la fièvre qui 
les possédait, ils allaient se battre les uns contre les 
autres. 

C'était vers la fin de novembre, le froid avait en- 
core augmenté et l'hiver semblait s'allier avec l'en- 
nemi. Dans les tranchées, les soldats mouraient ge- 
lés. Un sombre désespoir s'emparait des esprits. Il 
devenait nécessaire de réchauffer par la bataille ces 
malheureux qu'engourdissait l'inertie et qu'affai- 
blissait la famine. Un mouvement inusité dans les 
services de la guerre, une trépidation sourde dans 
les rouages de la défense, annoncèrent que des évé- 

9. 



134 LES BATAILLES DE LA VIE. 

nements se préparaient. Depuis trois jours, le bruit 
courait dans la ville qu'une marche en avant des 
corps de la Loire s'effectuait, et que Tarmée de se- 
cours réclamait, pour attaquer plus à fond, une sor- 
tie de la garnison de Paris. 

Le 30 novembre, des ponts furent jetés sur la 
Marne et, brusquement, les forts prirent feu cou- 
vrant d'obus les lignes allemandes. En même temps, 
une poussée ardente se faisait vers Villiers et Cham- 
pîgny, mettant aux prises soixante mille Français 
avec le gros des forces saxonnes et wurtember- 
geoises, massées sur les hauteurs. Le choc avait 
été rude et, tout de suite, Tennemi avait reculé. Il 
faisait un temps magnifique et, au soleil d'hiver, le 
givre étincelait sur les coteaux. Dans Tair sec, les 
détonations de l'artillerie vibraient éclatantes, et la 
fumée des pièces montait blanche, comme un nuage 
léger. Le long des rues de Vincennes, les troupes 
passaient, marchant en avant d'un pas raipide. Les 
corps engagés s'éloignaient du point de départ de 
raction et des renforts incessants montaient vers les 
collines où, dans un tumulte grandissant, se déve- 
loppait la bataille. 

Rameau, arrivé, dès le début de l'affaire, à Saînt- 
Maur, avait fait disposer ses services d'ambulance, 
et, avec une impatience qu'il avait peine à mo- 
dérer, il piétinait dans la cour d'une suiferie, dont 
les murs et le toit avaient été crevés parles obus 



LE DOCTEUR RAMEAU. 155 

du bombardement. Talvanne, [assis sur un banc 
de pierre, fumait philosophiquement, laissant les 
jeunes aides-majors s'occuper des premiers blessés, 
qui arrivaient sur les cacolets. Des Allemands 
étaient amenés en grand nombre. La rapidité pré- 
cipitée, avec laquelle leurs avant-postes avaient été 
obligés de se replier, avait fait tomber dans nos 
mains beaucoup de blessés. Ils restaient sombres, 
regardant au loin, comme s'ils s'attendaient à voir 
reparaître les lignes profondes de leurs troupes, 
ramenées en avant par l'énergique volonté des 
chefs. 

Mais la fusillade s'éloignait de plus en plus, ra- 
pide, tenace, furieuse, et la journée paraissait défi- 
nitivement tourner à l'avantage des Français. Des 
mobiles accouraient débandés, dans une sorte d'i- 
vresse victorieuse, jetant avec volubilité des nou- 
velles de la bataille. Un régiment wurtembergeois 
venait d'être anéanti par le 113* de ligne. Tout ce 
qui n'avait pas été tué ou blessé était pris. Et, en 
effet, des files de prisonniers commençaient à pas- 
ser. Au milieu des cris et du bruit assourdissant de 
l'artillerie, qui défilait au galop, gagnant le plateau, 
où le feu redoublait d'intensité, un général arriva, 
suivi de son état-major, très maigre, souge sous 
ses cheveux blancs. En voyant tous les mobiles ar- 
rêtés au bord du chemin, très occupés à raconter 
leurs prouesses, ou à boire des petits verres à une 



156 LES BATAILLES DE LA VIE. 

cantine en plein vent, il fît un geste de colère : 
^— Qu'est-ce que ces gens-là fichent ici? cria-t-il 
triino voix enrouée... C'est encore cette racaille de 
mobiles? ... Où sont vos régiments? Au feu, n'est-ce 
pas ? Et vous avez décampé? Je vous ramènerai en 
H^^iiL^'par les oreilles, moi, sacré tonnerre! Qu'on 
nie mette un peloton de gendarmerie, en travers du 
[luiit , et tous ceux qui voudront aller en arrière , 
qu'on les sabre! 

Dans un tourbillon de poussière, avec un grand 
biiiît d'acier froissé, le général disparut au travers 
des ftrbres qui bordaient les champs. Rameau, ayant 
organisé les secours, restait près de la route, le cœur 
serrt^ attiré malgré lui par le tumulte de la bataille. 
Il ci u rait voulu courir seulement j usqu'au haut du rai- 
tïil Ion de la montée. Il lui semblait que, de là, il pour- 
rait voir et se rendre compte de ce qui se passait. Et 
il demeurait immobile : les salves stridentes du ca- 
non, qui tonnait à intervalles égaux, emplissaient 
SDS oreilles et troublaient son esprit. Enfin il ne put 
y Lenip et, prenant sa course, comme s'il avait peur 
lVuI nj rappelé, il s'engagea sur le coteau. Il était dans 
nii i^'îidroit creux et escarpé, où les décharges d'ar- 
lillerie sonnaient sourdes, avec une vibration étouf- 
fée. Tout à coup, à un détour du chemin, une échap- 
pée sur le champ de bataille s'offrit à lui, et il s'arrêta 
[\rh par ce spectacle. 
A ses pieds, un bataillon de gardes nationaux était 



LE DOCTEUR RAMEAU. 157 

abrité derrière une butte, les hommes couchés, pour 
offrir moins de prises aux projectiles qui, à chaque 
instant, faisaient voler les mottes de terre dn talus. 
Le commandant, un gros homme, était assis sur 
une souche d'arbre, battant ses bottes machinale- 
ment avec le fourreau de son sabre, et son cheval, 
la bride lâche, broutait l'herbe gelée, avec un air 
d'avidité. A deux cents mètres en avant, une bat- 
terie de six pièces tirait, avec une rapidité enragée, 
sur un point inconnu. On ne voyait pas arriver ses 
obus. Et c'était terrible, ces canons crachantdu feu, 
sans s'arrêter, et éparpillant la mort dans le vide. 

Les lignes de soutien s'allongeaient, le long de la 
Marne, massées en dehors de la zone dangereuse. Et 
là, où le combat se livrait, Rameau chercha vaine- 
ment ces épisodes, que les peintres et les poètes se 
plaisent à retracer : mêlées de cavalerie, charges de 
deux troupes d'infanterie l'une contre l'autre, tu- 
multes héroïques, massacres sublimes, offrant une 
vision inoubliable. II n'aperçut rien qui ressemblât 
à ces con^positions artistiques. 

Dans une fumée épaisse, de petits points noirs 
ressemblant à des essaims de mouches, évoluaient 
au loin, avec activité. Il les distinguait, grimpant 
une route, qui déroulait, sur le versant de la colline, 
son ruban jaune. De temps en temps, ils montaient, 
puis ils redescendaient. Et le docteur ne se rendait 
pas un compte exact de ce qu'ils faisaient. C'était la 



158 LES BATAILLE-S DE LA VIE. 

fameuse attaque de Champigny par les zouaves. Ces 
admira liles soldats s'élançaient à l'assaut des murs 
crénelés et, sous une avalanche de mitraille, ils tour- 
billonnaient, balayés comme des feuilles emportées 
par li3 vent. Un quart d'heure après, reformés, ils re- 
partaient et reprenaient leur ascension mortelle. 
C'était là ce qui causait ce va-et-vient dont Rameau 
ne comprenait pas la cause. Il voyait des flocons 
bUnics ^ïUer enavant, puisenarrière, et la bataille se 
lésinnïi i t , à ses yeux, dans la marche de deux fumées . 

Et pourtant elle était terrible et sanglante, car les 
fourgons des artilleurs descendaient, sans relâche, 
vers la M arne, et, dans la vallée, s^'éloignant du mas- 
sacre, lIl^s groupes venaient lentement portant des 
blesses. Un bruit épouvantable, fait du roulement 
ininterrompu de la caiinonade et du déchirement 
aigu d us fusillades , montait de tous les points de cette 
plaine oii, sans qu'il fût possible de discerner nette- 
meiit et' qui se passait, cent cinquante mille hommes 
se ruaient les uns contre les autres. 

Unt" 11 lain, se posant sur l'épaule de Rameau, l' ar- 
racha à ^a contemplation et, pâle, les traits boule- 
versés, Talyanne se montra à lui. 

— Je viens te chercher, dit précipitamment l'alié- 
nisle,-. 

— Comme tu es troublé!... Qu'est-ce qu'il y u 
donc? demanda Rameau, en fixant sur son ami des 
regards effrayés. 



LE DOCTEUR RAMEAU. 159 

Talvanne, qui paraissait s'être tant pressé et avoir 
une si grande hâte de parler, s'arrêta brusquement, 
comme s'il découvrait tout à coup un abîme, etgarda 
'e silence. 

— Mais tu semblés hors de toi ! . . .Que se passe-t-il? 
reprit Rameau, s'échauffant à mesure que Talvanne 
se refroidissait. 

L'aliéniste fit un effort et parvint à dire, d'un air 
embarrassé : 

— Il faut que tu viennes. . . Les ambulances regor- 
gent... On va être obligé d'embarquer les blessés 
sur des bateaux -mouches, pour les évacuer sur 
Paris... 

— Ne pouvais-tu donner des ordres et me sup- 
pléer... 

— Ta présence est nécessaire, interrompit Tal- 
vanne. Et il répéta presque rudement : Il faut que tu 
viennes ! 

— Ah ! dit Rameau, avec une sourde inquiétude. 
Et, sans plus discuter, il se mit à descendre vers 

le village. Au bout d'une centaine de pas, il jeta 
un coup d'œil pénétrant sur son ami, et la voix 
changée : 

— Il y a donc quelque chose? dit-il... Je vois que 
tu hésites à parler. . . et cela m'effraye. . . Tu veux me 
ménag^eret tu me tourmentes... Voyons! Qu'est-ce 
qu'il y a? 

Talvanne hocha un instant la tête, et d'une voix 



i60 LES BATAILLES DE LA V'IE. 

entrecoupée, comme par un grand essoufflement : 

— Eh bien ? On nous a apporté beaucoup de bles- 
sés allemands... et parmi eux... 

Le visage de Rameau se creusa, il devint blême, 
( t saisissant le bras de son ami : 

— Munzel? s'écria-t-il. 

Talvanne ne répondit pas, il baissa silencieuse- 
ment la tète. 

— Il est mort ? 

— Non, il vit, mais il est grièvement atteint... 

Hameau n'écoutait plus, il courait vers l'ambu- 
lance. En un instant il y arriva et, haletant, sans 
souci du décorum, se jetant au milieu des groupes, 
lïuusculant ses subordonnés stupéfaits, il s'élança 
(huis la cour où, sur des matelas etde la paille, étaient 
rangés les blessés, pour lesquels il n'y avait point de 
|ilace dans les pièces du rez-de-chaussée. 

— Oii l'a-t-on mis? s'écria-t-il, comme si chacun 
de ceux qui l'entouraient devait connaître le sujet 
de sa préoccupation. Talvanne, qu'il avait distancé, 
i/i lirait. Il prit son ami par le bras, et l'emmenant 
vtrs un petit bâtiment percé à jour, qui avait servi 
lie loge au concierge de l'usine, il ouvrit une porte, 
à tiemi détachée de ses gonds, et murmura : 

— C'est là! 

Rameau fit un pas et s'arrêta près du seuil, bou- 
Utversé par l'horreur du spectacle qu'il avait de- 
Yunl les yeux. Dans un espace de quelques mètres 



LE DOCTEUR RAMEAU. IGl 

carrés, dix hommes étaient étendus, capotes arra- 
chées, chemises tachées de rouge, poussant de lu- 
gubres plaintes, qui se confondaient dans un long 
et affreux gémissement. Le sang ruisselait à travers 
la paille sur le plancher et une lente coulée noi- 
râtre, presque figée, descendait vers la cour. C'é- 
taient des officiers qu'on avait mis là, à part, sous la 
garde d'un caporal prussien, blessé d'un coup de feu 
à la mâchoire et qui, assis sur unkillot à fendre le 
bois, apporté là on ne sait comment, soutenait dans 
sa main sa joue étoilée d'une déchirure béante. 

— Munzel?lui cria Rameau d'un air de comman- 
dement. 

Le caporal lâcha sa tête, se leva vivement, fit le 
salut militaire, et desserrant avec peine ses dents 
disloquées : 

— Je ne le connais pas, dit-il en allemand. Est- 
ce le capitaine? 

Un des blessés se souleva sur son coude et, sans 
parler, d'un geste, il désigna au docteur un angle 
de l'étroite pièce, dans lequel, recouvert d'une ca- 
pote, un corps était étendu. Rameau, tremblant, se 
pencha, souleva le vêtement et reconnut son ami, 
la tête renversée en arrière, les yeux fermés, livide. 
Il jeta un coup d'œil autour de lui, aperçut Talvanne 
debout au pied du grabat, lui fit signe d'approcher, 
et s'adressant au caporal : 

— Viens ici. Preuds-le par-dessous les épaules. 



( 



162 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Et, comme il ne voyait pas assez clair, et se sentait 
f^ttïiiffer dans cette étroite pièce pleine de Todeur 
/tçre de la paille ensanglantée, d'un coup d'e poing 
il défonça la fenêtre, aspira une large bouffée d'air, 
et se mit à genoux près du blessé, pour l'examiner. 
Une large plaque brune, déjà sèche, entourait une 
d(^cdiirure de la chemise de Munzel, à la hauteur de 
lîi ceinture. Rameau fendit la toile, mit à nu la han- 
che droite et, avec un frémissement, découvrit au- 
defei^ous des côtes, à la hauteur de la fosse iliaque, un 
petit trou sanguinolent, produit par la terrible balle 
d'un chassepot. Aucune trace de sortie. Le lingot 
de plomb était resté dans la plaie. 

— Aide-moi, dit-il à Tal vanne avec fermeté, re- 
trouvant toute son énergie dans l'exercice de sa pro- 
ft^s^ion. Et, étalant sa trousse sur le billot de bois, 
il [«rît une sonde, puis, d'une main prudente, il com- 
uwiic/d à explorer la blessure. Elle était profonde, 
{à le visage de l'illustre opérateur devint sombre. 
Il cliangea d'instrument, et s'armant d'un très long 
î^h l<it, il l'engagea hardiment dans le trou affreux. 
In frisson passa sur le corps du blessé, une lamen- 
luJmn douloureuse sortit de ses lèvres. 

— Sens-tu le projectile? Veux-tu un lire-balle? 
il il Talvanne à Rameau, sans même regarder Mun- 
zA «jui s'agitait sur sa misérable couche. 

— Non. Je ne puis pénétrer plus loin. La plaie 
est perforante. Il sera impossible d'avoir le mor- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 163 

ceau de plomb, à moins de pratiquer une section 
abdominale, et l'opération, neuf fois sur dix> est 
mortelle... 

— Y a-t-il des os brisés ? demanda Talvanne. 

— Non, fit brièvement Rameau. 

— Quel trajet a fait la balle? 

— Elle a contourné le foie, et s'est logée dans 
l'intestin. 

L'aliéniste hocha la tête sans faire de nouvelles 
questions. Il comprit la gravité de l^i blessure et 
jugea Munzel perdu. Le docteur, à genoux près de 
son ami, l'observait avec angoisse. Les yeux tou- 
jours fermés et comme tuméfiés, il respirait péni- 
blement. Au contact du fer qui avait traversé son 
flanc, sa chair torturée avait tressailU et il avait crié ; 
mais inconsciemment et par une révolte de la bête. 
Le cerveau était engourdi, un voile s'étendait sur la 
pensée. 

— 11 ne reprend pas connaissance, dit Talvanne é 
Il paraît étouffer. Il doit se produire un épanche- 
ment intérieur. Vois, la plaie est à peine humide. ' 

— Saignons-le, dit Rameau. C'est la seule chance 
qu'il y ait de Tempêcher de mourir avant une 
heure... Si nous pouvons le prolonger jusqu'à de- 
main... qui sait? / 

Et il regarda son ami avec la confiance d'un 
homme habitué à faire des miracles. Talvanne, docile 
comme un aide, déchira son mouchoir en bandes, 



164 LES BATAILLES DE LA VIE. 

comprima le bras du blessé, et tendant une lan- 
cLtte à Rameau : 

— ^Pais toi-même : qu'il bénéficie de ta chance... 

II ne gouttelette rougeâtre pointa sur l'épiderme de 
Miinzel et lentement le sang se mit à couler. Il y 
en a^ ait déjà tant par terre que les deux médecins 
ne se préoccupèrent pas de trouver un vase pour re- 
cueillir celui qu'ils tiraient et, du bras, la traînée se 
n^pandit sur le sol. Un soupir de soulagement passa 
eiilro les lèvres du blessé, ses paupières battirent, il 
ouvrit les yeux. D'abord vague, son regard erra sur 
les murs blancs du bâtiment, sur les grabats où gi- 
saient ses compagnons de souffrance. Une ombre 
]kaàsa sur sonfront. Le souvenir lui revenait : il com- 
iiiuii*,*ait à comprendre comment il se trouvait là, 
iHiuidusans force, etavecune douleur brûlante dans 
k'sentrailles. Une fraîcheur, qui le ranimait, tombait 
i]»' la fenêtre, et, à ses oreilles bourdonnantes, les 
ili'tonations furieuses de l'artillerie arrivaient, par 
hiH dées éclatantes. Il essaya de se redresser: deux 
bras complaisants le soutinrent. Il leva les yeux et, 
prjiché vers lui, comme autrefois, quand il était si 
mil lade, il reconnut le visage soucieux de Rameau. 
Il ilevint livide, ses traits se creusèrent, et il se mit 
à trembler : 

— Frantz! cria le docteur bouleversé par l'émo- 
tiuii, mon pauvre ami, mon cher enfant!... 

A ce cri, jailli du cœur de celui par qui il avait 



LE DOCTEUR RAMEAU. 165 

été si sincèrement aimé, le blessé poussa un soupir, 
deux larmes coulèrent de ses paupières brûlantes, 
ses yeux exprimèrent une horrible angoisse ; il joi- 
gnit ses mains, comme pour une supplication, et 
murmura d'une voix faible : 

— Rameau!... Le ciel n'aura donc pas voulu que 
je meure sans t'avoir revu! 

— Va ! je te sauverai ! dit le grand homme, en 
posant sa main frémissante sur la tète de son ami. 
Oui ! tu vivras ! 

Munzel eut un pâle sourire et frès bas . 

— Maintenant que tu m'as embrassé, ce serait 
dommage ! 

Il s'évanouit de nouveau, et des teintes violettes 
s'étendirent sur ses joues. Rameau effrayé s'appro- 
cha de lui : 

— Il respire, dit-ilàTalvanne. Il faut maintenant 
le faire transporter chez toi. C'est là qu'il sera le 
mieux... Nous n'aurons pas un brancard disponi- 
ble.. . Prenons ma voiture. . . Nous irons au pas. . . 

Ils n'étaient plus seuls dans la petite salle. Un 
aide-majoi^ suivi de deux infirmiers, passait la revue 
des blessés étendus le long des murailles. Des im- 
précations et des gémissements s'élevaient des coins 
obscurs, pendant que le froissement des outils ex- 
pliquait la torture subie par ces malheureux. Un 
bras, fraîchement coupé, avait été jeté en travers de 
la porte, et, les yeux caves, la bouche rentrée, un 



166 LES BATAILLES DE LA VIE. 

jeune officier wurteinbergeois, qu'on apportait, re- 
gardait avec épouvante ce débris ensanglanté. Dans 
Iacour,pêle-mêie,les Français etlesAUemandss'en- 
iassaîent, amenés sans relàclie.Et emplissant des om- 
nilius jaunes, sur les écriteaux desquels se lisaient : 
Madeleine-Bastille^ des charretées de victimes, épa- 
ves du massacre, étaient emportées vers la Marne. 

— Nous allons vous faire de la place, dit Rameau 
à Taide-majôr, donnez-moi deux hommes pour en- 
lever ce blessé... 

— Deux hommes, cher maître? Et où voulez- vous 
que je les prenne? Nos brancardiers, eux-mêmes, 
funt des pansements.. . Nous sommes complètement 
débordés... Mais est-ce que vous partez? 

— Allons, Talvanne, dit le docteur, sans s'attar- 
der à répondre, à nous deux alors ! 

Et Tun saisissant Munzel par les jambes, l'autre 
par*dessous les bras, ils sortirent. A cent pas, auprès 
don bouquet d'arbres, sous le couvert d'un drapeau 
des ambulances, la voiture de Rameau attendait. 
Les deux hommes étendirent sur les coussins le 
blL^ssé toujours évanoui. • 

— Monte auprès du cocher, et vite à Vincennes! 
Iiiî^talle-le, et ne le quitte pas... Moi, mon poste est 
ici.,. Il y a trop de besogne pour que je puisse 
nféloigner. 

I! regarda profondément Talvanne, et lui serrant 
la main avec force : 



LE DOCTEUR RAMEAU. 167 

— Je compte sur toi... ordonne le nécessaire. Et,, 
s'il arrive quelque chose... envoie-moi aussitôt pré- 
venir... Je ne pourrai sans doute pas m'échapper 
avant ce soir..^ Mais le devoir avant tout. 

— Sois tranquille, dit Talvanne, tout ce qui sera 
possible sera fait... Mais hâte-toi! 

La voiture partit. Rameau secoua la tête et, le 
cœur gonflé d'amertume, il retourna à sa lugubre 
besogne. Le soir, lorsque Fobscurité eut séparé les 
deux armées aux prises, un peu d'ordre put être ré- 
tabli dans les services. Les troupes françaises cam- 
paient sur les positions enlevées aux Allemands 
et leurs feux couvraient les collines, la veille encore 
occupées par les assiégeants. Un vent glacé faisait 
frissonner les grands peupliers des rives de la Marne 
et, sur le sol durci des routes, les fourgons, appor- 
tant des munitions, roulaient sonores. Un grand 
mouvement de troupes s'effectuait et tout permettait 
d'espérer que la sortie, si bien commencée, serait 
poussée à fond le lendemain. 

Quittant ses ambulances presque complètement 
évacuées, Rameau se dirigea vers Vincennes, àpied, 
au milieu des patrouilles, des convois, des encom- 
brements de l'intendance. Au pont, il lui fallut se 
faire reconnaître : on ne laissait personne retour- 
ner en arrière. Un régiment de ces mobiles, que les 
vieux généraux traitaient avec tant de dédain, et qui 
avaient vaillamment payé de leurs personnes, cam-^ 



108 LES BATAILLES DE LA VIE. 

pait de chaque côté du remblai de la route. Sur 
l'autre bord de la rivière, des marins, venus des forts, 
achevaient de mettre en batterie deux grosses pièces 
destinées à battre les hauteurs. Dçs ingénieurs, 
montés sur un radeau, suivaient avec attention les 
effets d'une crue assez rapide, qui entraînait les eaux 
avec une violence redoutable pour les ponts de ba- 
teaux jetés auprès de Nogent. 

Le froid faisait trembler Rameau, surexcité et fié- 
vreux. Il hâtait le pas dans la direction de la mai- 
son de santé de Talvanne. Il atteignit Joinville et, 
dans les arbres du parc, aperçut les lumières de la 
demeure de son ami. Les grilles d'entrée étaient ou- 
vertes et sa voiture dételée stationnait au milieu de la 
cour. Il gravit le perron et, traversant le vestibule, 
il entra, sans frapper, dans le cabinet de l'aliéniste. 
A sa vue, une femme, assise dans l'ombre, se leva 
vivement et Rameau reconnut Concbita. Elle resta 
devant lui, debout, sans une parole, si troublée que 
lui, ne pensant qu'à Munzel, s'écria : 

— Est-ce que j'arrive trop tard? 

— Non, dit-elle, d'une voix sombre. J'étais à 
l'ambulance, quand on l'a apporté. Il était évanoui, 
il vient à l'instant de reprendre connaissance. 

Au même moment Talvanne paraissait. 

— Ah! cest toi, enfin! Il t'a déjà demandé deux 
fois... 

Talvanne et Concbita échangèrent un regard. La 



LE DOCTEUR RAMEAU. 169 

jeune femme sourit amèrement, puis d'un ton un 
peu bas : 

— C'est vous qu'il veut voir... Pas d'autre que 
vous!... 

— Où est-il? 

Les deux médecins sortirent, laissant Conchita 
seule. Si Rameau avait regardé la jeune femme, il 
eût été effrayé de l'altération de son visage. Mais 
il ne s'occupait que de son blessé. Au bout d'un 
couloir, Taliéniste ouvrit une porte et, faisant pas- 
ser le docteur devant lui : 

— C'est là! 

— Ah! tu l'as mis dans ta chambre, s'écria Ra- 
meau attendri. Bon Tal vanne ! 

Il serra si affectueusement la main de son ami , que 
celui-ci eut peine à retenir ses larmes. Sous les ri- 
deaux du lit, relevés pour laisser circuler l'air plus 
librement, Munzel était étendu. Une lampe éclai- 
rait son visage couleur de cire. Ses yeux étaient ou- 
verts. Sa bouche se pinça dans un sourire contraint 
et il remua faiblement sa tête sur l'oreiller. 

— Ne bouge pas, s'écria Rameau, en prenant le 
poignet du blessé qu'il trouva froid. Les pulsations 
de l'artère étaient lentes et filaient sous le doigt. Il 
releva le drap, ouviit la cLejnise, examina la bles- 
sure et la trouva tuméfiée. De l'aine à la hanche 
une enflure commençait, dure et douloureuse. Le 
docteur remit l'appareil et s'assit au pied du lit avec 

10 



170 LES BATAILLES DE LA VIE. 

un air tranquille. Munzel ne le perdait pas de vue, 
cherchant une certitude de salut, ou une sentence 
de mort, dans la physionomie de celui qu'il savait 
infaillible. 

-— Ça va bien, dit Rameau, mais tu souffres : il 
faut que je tâche de diminuer tes douleurs... 

Il se leva et, s'approchant de Talvanne, qui était 
resté debout près de la cheminée, à voix basse, avec 
un calme effrayant, il dit : 

— Il est perdu ... La lésion de l 'intestin a engendré 
la péritonite. . . il sera emporté avant douze heures. . . 
Je vais l'endormir avec de la morphine... 

Et comme Taliéniste baissait la tête : 
— C ommande à tes impressions . Il nous observe . . . 
Epargnons-lui au moins les angoisses morales... 
Fais-moi apporter tout ce dont j'ai besoin. 

Talvanne sortit, donna des ordres à un de ses in- 
ternes et alla, dans son cabinet, retrouver Conchita. 

— Eh bien? demanda-t-elle, en se levant brusque- 
ment et en regardant l'ami de son mari avec des yeux 
brûlants, je vous en supplie, ne me cachez rien. 

— Eh bien ! Rameau pense quïl n'y a aucun es- 
poir. 

Conchita frappa ses mains l'une contre l'autre, 
épouvantée. Elle et Talvanne restèrent immobiles, 
sans dire un mot, au milieu de la pièce, écrasés, 
comme si tout l'avenir venait, en un instant, de s'é- 
crouler sur eux. La jeune femme retrouva la pre- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 171 

mière sa présence d'esprit et, d'une voix déchirante, 
sans souci d'être entendue, oubliant tout ce qui 
n'était pas sa douleur : 

— Oh! mais je veux le voir!... Je ne veux pas 
qu'il meure sans que je lui aie parlé... 

— Votre mari est auprès de lui... 

— Qu'importe!... Je veux le voir!... 

— Vous perdez la raison !... 
Il la regarda fixement : 

— D'ailleurs, vous savez bien que lui-même n'a 
pas permis, tout à Theure, que je vous laisse entrer. . . 

— Il ne savait pas qu'il allait mourir!... 

— Il ne le sait pas encore, il ne le saura pas... 
Rameau veut qu'il passe de la vie à la mort, sans une 
souffrance physique, sans une angoisse morale... 
11 s'endormira en croyant se réveiller. 

— Etalors, le salut de son âme? s'écria, avec vio- 
lence, la jeune femme. Pas une consolation, pas 
une parole d'espérance... pas un prêtre? C'est mon 
mari qui a combiiié cette fin, n'est-ce pas?... Eh! 
qu'il i^oit athée pour son compte, mais qu'il ne le 
soit pas pour le compte des autres!... C'est mons- 
trueux ce qu'il va faire là ! Mais il n'a pas le droit de 
damner ce malheureux! Je ne veux pas qu'il le 
fasse ! . . . Non ! non ! cela ne sera pas ! 

— Allez donc le lui dire à lui-même, fit Talvanne 
gravement. 

Elle fit un geste d'impitoyable résolution et dit : 



!72 LES BATAILLES DE LA VIE. 

— J'y vais. 

— Prenez garde ! 

— Croyez- vous que rien puisse m'arrêter! 

Déjà elle courait dans le couloir. Il la suivit, épou- 
vante de la lutte qu'il prévoyait. Un petit salon pré- 
cïjdait la chambre, dans laquelle le blessé agonisait. 
Elle s y arrêta haletante et, debout, devant la porte, 
attendit. Dans la pièce voisine, on entendait le pas 
de liameau et le tintement des fioles remuées. Un 
frémissement d'impatience agita la jeune femme : 

— Que lui donne- t-il? murmura-t-elle. 11 est en 
Iraîu d'engourdir sa raison, d'endormir sa con- 
science... Il faut que je lui parle... 11 le faut!... 

Elle avançait la main, lorsque la porte s'ouvrit et 
Hameau parut. A sa place, au chevet du blessé, Tal- 
vanne se glissa, laissant la femme et le mari en pré- 
sence, 

— l]h bien? interrogea- t-elle. 

Hameau, les l.armes aux yeux,hocha tristement la 
le te, et avec une solennité funèbre : 

— Il va dormir. 

— Dormir, fit Conchita. C'est-à-dire mourir? 

— Oui, puisque la science humaine est impuis- 
sante à le sauver. 

— VA voilà cette science, dont vous êtes si or- 
gueilleux! s'écria la jeune femme avec âpreté. Elle 
ne vous donne même pas les moyens de sauver un 
être cher! Et c'est à une telle incapacité, une telle 



L5 DOCTEUR RAMEAU. 173 

infirmité, que VOUS avez élevé un autel, sur les ruines 
de toutes les croyances ! Ah ! ah ! mourir ! . . . Tout le 
monde peut laisser mourir!... Dieu seul peut faire 
vivre ! 

Rameau,le front assombri, écoutait sans répondre. 

Conchita reprit : 

— Avez-. vous dit à votre ami qu'il fallait deman- 
der à Dieu de le sauver? Lui avez-vous dit que sa vie 
était en danger et qu'il était temps d'assurer le sa- 
lut de sonàme? Lui avez-vous offert de conduire un 
prêtreà son chevet? 11 est chrétien, il est croyant... 
Avez-vous pensé à tout cela? 

— Oui , répondi t Rameau d' une voix lente et ferme . 

— Alors qu'allez- vous faire? 

— Je vais le laisser s'éteindre paisiblement. 

— C'est ce que Talvanne m'avait dit. Mais avez- 
vous le droit d'agir ainsi? 

— Je le prends. 

— Vous allez le damner ! 

— Si Munzel paraît devant un juge suprême, il 
n'aura pas à redouter sa colère. Il a vécu honnête 
homme, il peut partir tranquille. 

A ces mots Conchita se dressa terrible et, l'hor- 
reur du criminel souvenir dans les yeux : 

— Qu'en savez-vous? 

Il la regarda avec étonnement. Mais elle, sanss'ar- 
rêter : 

— Vous avouait-il tout? Avez-vous été mis au 

10. 



174 LES BATAILLES DE LA VIE. 

courant des circonstances dernières de sa vie ? Vous 
affirmez bien hardiment, comme toujours. 

Il fronça le sourcil et, avec un commencement de 
trouble : 

— A-t-il eu cette confiance de vous dire, à vous, 
ce qu'il m'aurait caché à moi? 

— Il ne s'agit point de ce qu'il a pu révéler, ou 
cacher, à nous ou à d'autres, répondit-elle résolu- 
ment, mais de ce qu'il pourrait vouloir confesser à ses 
derniers moments. Ah ! je sais bien que, pour vous, 
libre-penseur, ces pratiques sont risibles. Mais, pour 
nous autres catholiques, elles sont capitales et déci- 
sives. Repoussez les secours de la religion pour vous- 
même , si vous avez cet égarement, à l'heure suprême ; 
mais, de votre autorité, ne privez pas un de vos sem- 
blables de ce qui lui adoucira la fin de la vie, lui 
facilitera le passage de la mort et lui assurera l'en- 
trée dans la béatitude éternelle. Vous n'êtes pas le 
maître de la conscience d'un autre, vous ne pouvez 
substituer votre volonté à la sienne, et, en vous li- 
vrant à une telle tyrannie morale, vous commettez 
un crime, entendez- vous, un crime monstrueux! 

— Soit! J'en accepte la responsabilité. Si votre 
Dieu existe, qu'il me punisse et qu'il absolve mon 
ami. 

— Vos blasphèmes sont effroyables, s'écria Con- 
chita avftc terreur, quand, si près de vous,est la mort I 

— La mort, dit Rameau avec une tristesse pro- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 175 

fonde. Oui, voila ce qui épouvante les cœurs, même 
les mieux trempés. Et cependant ii'est-ce pas la fin 
de toutes les misères? Ah! pauvre être si cher, qui 
te débats et qui brûles dans les douleurs de Tagonie, 
on veut que je double ta cruelle torture physique 
d'une horrible angoisse morale. Alors que tu aspi- 
res à la cessation de ta souffrance, on me demande 
de la faire durer jusqu'à ton dernier soupir. Mais sois 
tranquille! Je n'y consentirai pas. Tu vas dormir, 
ami, et ce sera pour toi comme le commencement 
du repos. J'aurai pitié de ton agonie et, au lieu de la 
prolonger, je la ferai finir dajis l'extase. Je ne sais 
pas ce que l'au-delà de notre vie te réserve, mais je 
t'aurai au moins procuré toutes les douceurs de 
l'heure présente. Je ne veux pas lire la terreur de 
l'inconnu dans tes yeux. Tu vas dormir, et quand tu 
te réveilleras, si tu te réveilles, alors tu compren- 
dras combien je t'ai aimé ! 

En ce moment Rameau parut transfiguré aux yeux 
de Conchita. La ferveur de son amitié resplendis- 
sait sublime sur son visage. Il eut, dans le regard, le 
rayonnement d'une foi presque divine. Pour celui 
. qui allait mourir, il était prêt à endurer tous les sup- 
plices. Sa tendresse lui donnait une force morale que 
nulle puissance n'aurait pu vaincre. Il avait la cer- 
titude qu'il agissait pour le bien. Armé d'une telle 
conviction, un tel homme devait tout dominer. 

Il fit un pas vers la chambre du blessé, Conchita 



176 LES BATAILLES DE LA VIE. 

se jetadevant lui. S'il était résolu, elle était exaltée et 
leurs deux convictions allaient se heurter jusqu'au 
dernier instant. Elle comprit qu'il lui échappait et 
que sa cause était perdue. Un feu sombre s'alluma 
dans ses yeux, et menaçante, saisissant le bras de 
son mari : 

— Écoutez-moi bien, fit-elle. Ce qui se passe entre 
vous et moi, est plus grave que vous ne pouvez le 
supposer. Il ne s'agit point d'un caprice de femme 
entraînée par une foi ex^igérée. Il ne faut pas, vous 
m'entendez bien, il ne faut pas que celui qui va 
mourir rende son âme à Dieu sans avoir été absous 
de ses fautes. Il a à se repentir... 

— De quoi est-il coupable ? Le savez-vous? 

— Oui, je le sais ! 
^- Et comment? 

— Peu vous importe ! Je le sais ! 

— Alors confiez-le-moi. 
Elle le regarda terrifiée : 

— A vous ? 

— Oui. Je pèserai, dans ma conscience, si la faute 
mérîlc le châtiment terrible de l'agonie que vous ré- 
clamez pour ce malheureux. Et, si cela est, je vous 
jurequevousaurez satisfaction. Allons, parlez main- 
tenant. 

Les lèvres de Conchita tremblèrent. Prise entre 
le soin de sa sécurité et le souci du salutde Munzel, 
elle fut sur le point de tout dire à son mari. Une pâ- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 177 

leur mortelle décolora ses joues, ses yeux vacillè- 
rent, comme si elle allait s'évanouir. La notion du 
réel lui échappa. Emportée dans une hallucination, 
elle ne vit plus autour d'elle qu'une obscurité funèbre, 
illuminée, d'instants en instants, par des langues de 
feu, et il lui parut que c'était Tenfer. Des clameurs 
effrayantes, alternant avec le Dies irœ, assourdirent 
ses oreilles. Puis, elle entendit distinctement des 
voix de démons qui lui criaient : « Ne parle pas ! Tu 
vas te perdre ! » Et des chœurs célestes qui répon- 
daient au loin à ces clameurs sataniques et chan- 
taient : « Dévoue-toi pour lui ! Expie, pour qu'il n'ait 
pas à expier ! » Affolée par cette vision, transportée 
par son exaltation, elle murmura : 

— Eh bien ! puisque vous le voulez. . . 

Mais le sentiment de la conservation lui revint, 
l'horreur de l'aveu l'arrêta. Elle rouvrit les yeux, se ' 
vit seule avec son mari qui la regardait fixement, 
frémit et, se reprenant : 

— Étes-vous prêtre, pour entendre une confes- 
sion?... 

Rameau eut un mélancolique sourire : 

— Je n'ai rien à entendre, parce que vous n'avez 
rien à me révéler, pauvre folle. N'essayez pas plus 
longtemps de m'abuser, et cessez de vous tourmen- 
ter, comme vous le faites. Votre foi vous entraîne à 
des agitations excessives et vous êtes énervée par 
la tristesse qui pèse sur nous tous. Je le comprends, 



178 LES BATAILLES DE LA VIE. 

et je VOUS excuse autant que je vous plains. Calmez- 
vous, remettez-vous, et laissez-moi à mon doulou- 
reux devoir. 

Conchita ne répondit pas . Elle eut un rire nerveux 
qui résonna lugubre. Puis levant la main, comme 
pour attester le ciel : 

— Vous ne voulez pas faire ce que je vous de- 
mande? Vous me refusez cette grâce? 

— Oui! parce que je suis plus sûr de Thumanité, 
au nom de laquelle j'agis, que vous n'êtes certaine 
de la divinité, au nom de laquelle vous parlez. 

— Prenez garde ! vous me blessez au plus sensible 
de mon âme. 

— Quand vous aurez réfléchi, vous me le par- 
donnerez. 

Elle cria avec rage : 
* — Jamais ! 

Il dit froidement : 

— Soit! 

Et, comme une sourde plainte s'élevait dans la 
pièce voisine : 

— Excusez-moi : j'entends mon malade qui m'ap- 
pelle, et voilà qui prime tout. 

Il ouvrit la porte et, impassible, passant devant la 
jeune femme, il disparut. Derrière lui, elle resta un 
moment immobile, écrasée, puis se laissant glisser 
à genoux, elle murmura avec l'accent d'une invo~ 
cation suprême : 



LE DOCTEUR RAMEAU. 179 

— Mon Dieu ! Seigneur Dieu ! Dieu tout-puissant, 
ayez pitié de lui et pardonnez-moi ! 

Et elle resta la tête penchée vers le parquet, sourde 
à tout ce qui se passait autour d'elle, indifférente à 
tout ce qui n'était pas sa prière. Les heures s'écou- 
lèrent, la nuit devint plus sombre, le silence se fit 
plus profond, et seule, devant la porte qui la séparait 
du mourant, elle continua son oraison. 

Elle se souvint vaguement, plus tard, que Ra- 
meau était sorti un instant de lachambre, Tavaitcon- 
trainte à s'asseoir, l'encourageant au calme, avec 
des paroles d'une gravité émue, que Talvanne était 
resté longtemps avec elle, sans dire un mot, respec- 
tant son recueillement, la regardant avec des yeux 
attendris et inquiets. Une sorte de demi-obscurité 
s'étendait sur tout ce qui avait suivi les terribles 
répliques échangées entre elle et son mari. C'était 
comme un rêve affreux, plein de déchirements et 
d'angoisses. Elle demeurait inerte, balbutiant des 
mots suppliants et attendant. Quoi? La mort inévi- 
table du malheureux, qui râlait sur son lit trempé 
d'une sueur d'agonie. Quelle station, au pied de ce 
calvaire ! Et quelle expiation des heures criminelles ! 

Mais, quand elle retrouvait un peu de force intel- 
lectuelle et se reprenait à penser, elle n'avait pas 
uji instant de doute. En face de ce mystère effrayant, 
devant ce gouffre sombre, dans lequel allait dispa- 
raître celui sur qui elle pleurait, nulle défaillance 



180 LES BATAILLES DE LA VIE. 

de sa foi ne la jetait dans les épouvantes de l'incerti- 
tude. Elle puisait dans ses méditations une assurance 
nouvelle et concevait Tespérance plus ferme que 
lous ceux qui auraient avoué, regretté leurs fautes 
avant de mourir, devraient, dans Tétërnité, se i:e- 
trouvor, un jour. Cette idée alimentait son amer 
regret de voir celui qu'elle perdait expirer, sans qu'il 
fût en état de grâce. Et plus sa conviction était forte, 
plus son désespoir était grand. Alors, courbant la 
tête, bien bas, avec toute l'humilité qui était en elle, 
du fond de l'âme, elle implorait la clémence divine 
et tâchait, àforcede supplications, d'obtenir le par- 
don du coupable. 

Vers deux heures elle sentit qu'on lui touchait 
l'épaule. Elle leva le front et vit Talvanne, pâle et 
grave, devant elle. Elle l'interrogea du regard. Il 
baissa la tête avec tristesse. Elle balbiitia : 

— C'est fini? 
Il répondit : 

— C'est fini. 

— Sans souffrir? 

— Sans souffrir. 

— Sans se douter qu'il mourait? 

— Sans s'en douter. 

EIIg hésita, puis un peu bas : 

— Quelle a été sa dernière parole? 

— Il était assoupi, il s'est réveillé, il a regardé 
votre mari, qui essayait de lui faire boire une potion 



LE DOCTEUR RAMEAU. 181 

calmante, il a souri, comme s'il sentait un grand 
bien-être, puis e»«GLurmurant : «Comme tues bon ! » 
il a expiré. 
Elle dit avec amertume : 

— Ainsi, son dernier mot même a été pour lui ! 
Elle marcha vers la chambre et en franchit le 

seuil. Rameau assis auprès du lit se leva et, du 
geste, lui montra Munzel les yeux fermés, livide, 
comme si tout le sang de son corps eût coulé par 
l'horrible blessure. Il ne dit pas une parole à la 
jeune femme, pour ne pas troubler sa pensée; il se 
retira dans la pièce voisine, pour ne pas gêner sa 
piété. Elle se laissa tomber à genoux et récita la 
prière des morts, puis, arrachant de son cou une 
petite croix d'or qui ne la quittait jamais, elle prit 
les mains de Frantz,les joignit, entre leurs doigts 
plaça Temblème sacré et, calmée, elle se tourna 
vers Talvanne qui attendait : 

— Promettez-moi qu'on l'ensevelira ainsi. 

— Je vous le promets. 

— Merci. 

Elle eut alors une détente de tous ses nerfs et, 
s'appuyant au bras de ce fidèle ami, elle se laissa 
aller à pleurer. Les larmes coulaient brillantes sur 
son visage. Pas un cri, pas un soupir ne sortait do 
sa bouche, et ce désespoir silencieux était saisis- 
sant. Au bout de quelques minutes, elle reprit pos« 
session d'elle-même, essuya ses yeux rougis : 

11 



182 LES BATAILLES DE LA VIE. 

— Vous croyez que c'est lui que je pleure ? dit- 
elle brusquement en montrant le%nort qui, sa croix 
dans les mains, paraissait prier. Eh bien, vous 
vous trompez. Il est tranquille maintenant, il est 
heureux. Les larmes que je répands c'est sur moi- 
même. 

Et comme Talvanne l'observait, effaré, craignant 
qu'elle ne fût devenue folle, elle agita la tête : 

— J 'ai mon bon sens, n'ayez pas peur, mais je pré- 
vois. J'ai consenti, moi chrétienne, à épouser un 
uUiée et j'en dois être punie. Voyez comme tous 
ceux qui ont approché cet homme, ont été frappés. 
Ma mère m'a été enlevée : souvenez-vous de ce 
que je vous ai dit à son lit de mort. Munzel s'en va 
h son tour. C'est moi maintenant qui vais partir. Tal- 
varme, autour de lui l'impie a tout corrompu de son 
mortel poison. Craignez aussi pour vous ! 

Toute noire, elle se dressait, à deux pas de cette 
couche funèbre, effrayante, prophétique. Elle éten- 
dit le bras dans un geste circulaire, comme si elle 
avait manié la faulx de la mort et répéta : 

— C'est moi qui vais partir. 

Des larmes coulèrent de nouveau de ses yeux, 
ct^ regardant Talvanne avec une terreur suppliante : 

— Quand je ne serai plus là, jurez-moi que vous 
n^abandonnerez pas ma fille, que vous l'aimerez et 
que vous ferez d'elle une chrétienne. 

— Son père est un honnête homme, répondit 



LE DOCTEUR RAMEAU. 183 

ïalvaniie, il saurait respecter votre volonté. Mais 
vous vivrez, chère enfant, et c'est vous qui nous 
fermerez les yeux. 

Elle reprit avec une insistance pleine d'angoisse : 

— Jurez ; je ne serai tranquille que quand vous 
aurez juré ! 

— Eh bien ! s'il le faut pour vous tranquilliser : 
je le jure. 

Elle poussa un soupir d'allégement et, se mettant 
à genoux près du lit, elle recommença à orier. 



^^^^ 



DEUXIÈME PARTIE 



VII 



— Eh bien ! comment va le petit ? 

— Oh ! beaucoup mieux, mademoiselle, grâce aux 
soinsdevotrebonetcherpère,quelecielconserveaux 
pauvres gens ! Voyez comme Topération a réussi. . . 

La femme qui parlait, grande, maigre, pâle, 
vêtue de noir, leva le bandeau qui couvrait le front 
d'un enfant qu'elle portail dans ses bras, et mon- 
trant les yeux encore rouges, mais sains dans leur 
limpidité azurée : 

— Quand on pense qu'il aurait pu être aveugle! 
Un pauvret, qui devra, comme son père, travailler 
pour vivre... Que serait-il devenu, sans le docteur 
qui nous Ta sauvé?... Aussi, mademoiselle, tous les 
matins et tous les soirs je prie le bon Dieu pour 
qu'il vous donne le bonheur. 



186 LES BATAILLES DE LA VIE. 

— Priez- le pour qu'il conserve la santé à mon 
père. 

La jeune fille effleura de sa main blanche la joue 
de Tenfant, abaissa doucement le bandeau et, avec 
un grave sourire, congédia la mère. Poussant une 
porte en lisière, un vieillard sortait, maintenant, du 
cabinet de consultation, courbé, Fair inquiet, re- 
gardant un papier, sur lequel étaient tracées quel- 
ques lignes hiéroglyphiques. 

— C'est votre ordonnance? demanda la jeune 
(ille. 

— Oui, mademoiselle, répondit le vieux. Bien 
des choses, qu'il m'a ordonnées aujourd'hui, le doc- 
teur. Des traitements pour les riches, mais pas pour 
les meurt-de-faim comme moi !... 

— On va vous donner un bon de pharmacie... 
^ Les pharmaciens nous reçoivent bien mal, si 

c'était un effet de votre bonté, insinua le vieux d'un 
air contrit, de me remettre plutôt l'argent.., 

— Oui, pour aller le boire ! s'écria, en sortant de 
la pièce voisine, une grosse femme en cheveux 
blancs, très rouge de visage et vêtue comme une 
gouvernante. Je vous connais, père Gillet, et ce 
n'est pas à moi qu'il faut raconter des histoires !... 
L'autre semaine, vous avez entortillé mademoiselle, 
elle vous a donné dix francs et, le soir, on vous 
a rapporté chez votre fille ivre-mort ! En voilà une 
façon de soigner votre catarrhe !... 



LE DOCTEUR RAMEAU. 187 

— Si on peut dire ! soupira le bonhomme inter- 
loqué. 

— Oui : c'est à dégoûter de faire du bien aux 
gens... Il est vrai qu'on le fait pour soi et non pour 
eux!.. Sans ça!... 

— Rosalie ! interrompitdoucementla jeunefille.., 

— Va, Adrienne, je sais ce que je dis... Tenez, 
père Gillet, voilà votre bon... Et à une autre fois, 
mon brave homme. 

Elle conduisit le vieux vers la porte. Là, il salua 
la jeune fille avec une mine humble et désappoin- 
tée et, dans le couloir, on entendit le traînement 
de ses galoches sur les dalles de pierre. 

Adrienne et Rosalie étaient restées en présence, 
dans le parloir lambrissé de chêne clair, autour 
duquel couraient des banquettes, polies par les sta- 
tions réitérées des malheureux et des malades, qui 
venaient , deux fois par semaine , à la consultation gra^ 
tuite du docteur Rameau. Par la fenêtre, ouverte sur 
le jardin, le soleil printanier entrait, comme un flot 
d'or. Des parfums de lilas en fleur montaient doux 
etpénétrants, et les disputes des oiseaux, qui se pour- 
suivaient dans les branches, éclataient joyeuses. Un 
engourdissant bien-être se dégageait des choses et, 
immobiles, les deux femmes, la vieille et la jeune, 
demeuraient absorbées par la tiédeur de l'air, par 
l'éclat de la lumière, et se laissaient aller à la douceur 
de vivre. 



133 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Elles furent rappelées à elles-mêmes par le bruit 
de la porte qui s'ouvrait, livrant passage à un vieil- 
lard vêtu d'un long pardessus, coiffé d'un vaste cha- 
peau sous lequel se déroulaient de beaux cheveux 
blancs, encadrant une figure fraîche et riante. 

— Ah ! mon parrain, s'écria Adrienne joyeuse, en 
courant à lui. 

Le docteur Talvanne prit la jeune fille par les 
épaules, la regarda tendrement, admira ses joues 
roses, ses yeux bleus, sa chevelure d'or, et l'embras- 
sant : 

— Bonjour, mignonne, tu vas bien ce matin? 

— Comme toujours, parrain. 

— Fille de médecin, va, jamais malade! Comme 
on voit que c'est ton père qui te soigne ! Il est là, 
ton père? 

— Oui, parrain. La consultation gratuite vient 
de finir. Papa est dans son cabinet avec M. Servant. 

— Bon ! Je vais prendre la place de Bobert et te 
l'envoyer... Tu veux bien? 

— Oui, parrain. 

L'aliéniste poussa la porte rembourrée et entra 
dans le cabinet de Rameau. Assis devant un vaste 
bureau couvert de papiers, de livres, de fioles et de 
grandes éprouvettes contenant des liquides de cou- 
leurs variées, le docteur dictait des notes à son élève 
penché sur une table à côté de la fenêtre. Aussi- 
tôt le travail de la consultation terminé, les deux 



LE DOCTEUR RAMEAU. 189 

hommes s'étaient remis à la tâche interrompue. 

Robert Servant, maintenant âgé de vingt-huit 
ans, était un beau garçon brun, les yeux noirs, les 
cheveux frisés, la barbe en pointe, Tair sérieux et 
calme. Quant à Rameau, il eût été difficile de re- 
connaître en lui le grand homme à la carrure athlé- 
tique, à la tête de lion qui impressionnait si vive- 
ment par la fière originalité de son visage. Son 
large front dégarni était constamment barré par le 
pli fameux, mais ce pli n'indiquait plus la préoccu- 
pation ou la colère, il se creusait sous TefTort d'une 
pensée unique, toute de douleur et de tristesse. La 
rude chevelure, qui ondulait autrefois comme une 
crinière, avait blanchi et était devenue rare autour 
de la tête du savant. Son corps, cassé et amaigri, 
se voûtait dans son fauteuil. Seul, son regard, étin- 
celant sous ses sourcils encore noirs, avait toujours 
le rayonnement du génie. 

Il tendit à Talvanne sa main nerveuse et fine, et, 
d'un signe de tête, indiqua à son élève que leur 
besogne était terminée. Silencieusement le jeune 
homme se leva, plia ses papiers et se hâta vers la 
porte. Les deux amis demeurèrent en présence. 

Seize ans s'étaient écoulés depuis les malheurs de 
la guerre et, comme si l'équilibre de la destinée 
heureuse de Rameau eût été rompu, à partir de cette 
année néfaste, la tristesse et le deuil étaient entrés 
dans sa maison. Après avoir langui, rongée par un 

11. 



190 LES BATAILLES DE LA VIE. 

mal inconnu, malgré les soins dont Tavait entourée 
son mari, malgré sa résistance, car la mort l'épou- 
vantait, Conchita avait été rejoindre sa mère. Et 
Rameau, abattu comme un chêne sous la cognée du 
bûcheron, était resté, pendant plusieurs mois, en 
proie à une incurable misanthropie. 

Cloîtré chez lui, ne sortant presque pas de son 
cabinet, hors de la vue des domestiques de Fhôtel, 
servi parla seule Rosalie, il avait vécu entre sa fille 
et Talvanne, pleurant la morte, et maudissant la 
science qui l'avait trahi. Jamais son matérialisme ne 
se montra plus violent que pendant ces premiers 
mois d'épreuve morale. Il ne se courba pas sous le 
poids qui l'écrasait, il se révolta, et son pessimisme 
déborda amer, comme s'il eût répandu à longs flots 
le fiel qui lui rongeait le cœur. Il en voulut à la na- 
ture entière du malheur qui l'atteignait, il en rendit 
responsables les hommes et lui-même. Il n'accusa 
pas Dieu : il n'y croyait pas. 

Talvanne, avec une angélique douceur, qui eût 
dû faire soupçonner le ciel à Rameau, écouta les 
farouches imprécations de son ami, subit ses into- 
lérantes sorties, accepta ses mutismes, souvent pro- 
longés pendant des soirées entières. Il se fixa auprès 
de lui, constamment, indulgent comme un frère, et 
patient comme une femme. Il en négligeait les de- 
voirs de sa profession. Quand on lui faisait des re- 
montrances, il répondait brusquement : 



LE DOCTEUR RAMEAU. 191 

— Le premier devoir pour un ami , c' est de s'occuper 
de son ami. Tant que Rameau aura besoin de ma pré- 
sence, le reste de Thumanité n'existera pas pour moi . 

Et le grand homme le récompensait de son dé- 
vouement en le rudoyant sans pitié. Hue l'avait pas 
autant maltraité dans leur jeunesse, alors que ses 
violences éclataient, comme des éruptions de vol- 
can soudainement provoquées, tumultueuses et fou- 
droyantes. Et ce que l'étudiant, aux cheveux blonds 
et au front lisse, supportait difficilement et non sans 
résistance, le membre de l'Académie de Médecine, 
au front ridé et blanchi, l'acceptait sans une réplique 
et sans un murmure. 

Il sentait que ces épanchements furieux soula- 
geaient le cœur ulcéré de Rameau. Lorsque le tor- 
rent des colères avait roulé, pendant une heure, le 
calme venait et, presque honteux de ses emporte- 
ments, le grand homme essayait de se les faire par- 
donner par des délicatesses de pensées, des charmes 
d'expressions, dans lesquelles se retrouvait toute la 
rayonnante grandeur de son esprit. Il semblait faire 
des excuses moralement, et vouloir dédommager 
son ami des duretés subies, par la symphonie cares- 
sante de sa parole. Alors, c'était comme un beau soir 
d'été, après un orage, lorsque le ciel apaisé est d'un 
bleu plus doux, l'air rafraîchi d'une pureté plus 
suave, la verdure, lavée par les pluies, d'une colo- 
ration plus éclatante. 



192 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Le bon ïalvanne jouissait délicieusement de ces 
changements dont il comprenait toute la valeur, et 
il retrouvait du courage pour supporter les bour- 
rasques à venir. Lorsque Thumeur de Rameau était 
trop impitoyablement chagrine, Faliéniste recou- 
rait à un suprême et irrésistible expédient : il allait 
chercher la petite Adrienne et Tamenait dans le 
cabinet du docteur. Devant le visage naïf et pur 
de sa fille, la sombre fureur du père se fondait en 
une extase ravie. Instantanément, la voix âpre se 
faisait douce, les yeux mauvais s'illuminaient d'un 
rayon de tendresse, la bouche crispée se détendait 
en un sourire. Dans une étreinte, dans un baiser, 
toutes les exaspérations étaient oubliées. 

La petite fille avait quatre ans, et, trottant à tra- 
vers la vaste pièce, au milieu des livres, des dossiers 
et des ustensiles de chimie, elle apportait, dans le 
sévère logis, une gaîté chantante d'alouette. Sans 
elle, son père n'eût pas trouvé la force de supporter 
sa douleur. Elle le rattachait à l'existence, mais elle 
n'avait pas pu combler l'abîme creusé par la mort 
dans le cœur de Rameau. Cet homme, qui avait tant 
vécu par la pensée, sentait son esprit sans ressort et 
sans vigueur. Lui, qui avait tant travaillé, et avec 
une joie si complète, il était dégoûté du travail. 

Il passait des journées entières, assis dans son 
fauteuil, non plus devant son bureau à creuser 
quelque problème scientifique, mais auprès de sa 



LE DOCTEUR RAMEAU. 193 

fenêtre, à regarder voler les nuages, qui balayaient 
le ciel dans la vaste étendue de la place des Inva- 
lides, ou à suivre des yeux les évolutions des sol- 
dats qui faisaient l'exercice à des heures régulières, 
tournant à droite, tournant à gauche, laissant re- 
tomber leurs fusils en cadence, au commandement 
bref des instructeurs. Lorsque la nuit venait, il 
quittait sa place et allait s'asseoir au coin de la che- 
minée, toujours silencieux et rêvant. 

A quoi ? Talvanne le savait et il se serait bien 
gardé de le lui demander, dans la crainte de provo- 
quer quelque crise de colère. Sans trêve, l'époux 
songeait à la jeune femme morte, et maudissait la 
destinéequi la lui avait prise. Quand ilparlait, poussé 
par le besoin furieux de s'épancher, c'étaient tou- 
jours les mêmes.récriminations : Pourquoi la mort 
de cette femme de vingt-huit ans, forte, belle, heu-; 
reuse, utile^lorsque tant de vieillards malheureux, 
languissants, ne tenant plus ni à personne ni à rien, 
n'achevaient pas de mourir? Quelle atroce injus- 
tice que cette loi de l'existence des êtres qui con- 
damnait la Jeunesse et la beauté, et épargnait la 
décrépitude et la sénilité? 

— Explique ça, toi, imbécile, criait-il rageuse- 
ment à Talvanne, avec ton ordre admirable de la 
nature, tes causes finales et ta volonté divine ! Tire 
une solution acceptable de ce problème infâme et 
monstrueux : les Jeunes mourant avant les vieux, 



194 LES BATAILLES DE LA VIE. 

la débilité triomphant de la force ! Est-ce juste ? 
Et s'il y a un Dieu qui permet une telle iniquité, 
quW penses-tu de ce Dieu? 

La plupart du temps le docteur ne répondait pas, 
baissait'le nez, comme vaincu. Mais Rameau deve- 
nait quelquefois si pâle de son irritation insuffi- 
samment débordée, que son ami se décidait à accep- 
ter la controverse, pour lui donner l'occasion d'épan- 
cher cette sombre fureur, dont là concentration 
aurait pu le tuer. 

— Hélas ! disait-il doucement, la vie est une si 
courte épreuve que Dieu la compte pour peu de 
chose. En même temps, cette épreuve est si dure 
que ceux qu'il rappelle à lui doivent être considérés 
comme des élus. Tu sais bien que toutes les religions, 
le paganisme en tête, ont envisagé la mort comme 
une faveur céleste. Et, à ceux qui survivaient aux 
êtres chers, pour les consoler des déchirements de la 
séparation, elles ont donné l'espérance de se revoir 
un jour... 

— Oui ! Dans de vagues Champs-Elysées, dans 
un paradis dont J 'emplacement est indéterminé... 
Ah ! ah ! Aveuglement et tromperie ! clamait Ra- 
meau. Et sous quelle apparence se reverra-t-on ? 
Sous l'apparence humaine? Tu sais bien que de 
ce corps, voué aux vers du tombeau, il ne restera 
rien ! Alors à l'état de squelette ? Horreur ! Ne vau- 
drait-il pas mieux ne se retrouver jamais I Non I 



LE DOCTEUR RAMEAU. 495 

Tes prêtres ont beau mentir, cette forme exquise, 
adorée si tendrement, et qui s'offrait si radieuse et 
si belle, Je ne la reverrai pas ! Ce sourire, qui me 
ravissait et où éclatait la joie de [vivre, ne rayon- 
nera plus pour moi ! Ces yeux si doux, si brillants, 
si tendres, voilés de leurs paupières aux longs cils, 
je ne me sentirai plus réchauffé par leur regard ! 
La perte que j'ai faite est irrémédiable ! Va, tu peux 
me parler des promesses de ta religion, j'ai le mal- 
heur de ne pas y croire ! Le corps de celle par qui 
j'étais heureux m'a été enlevé, le lien vivant qui 
l'attachait à moi a été rompu, et c'est fini : nous 
sommes séparés pour toujours ! 

Il était pris alors d'un attendrissement irrésistible 
qui faisait cet homme, si puissant et si vigoureux de 
corps, plus faible et plus irrésolu qu'un enfant. Tal- 
vanne le laissait pleurer, navré par le spectacle de 
cet anéantissement physique et moral; puis, quand 
l'accès était fini, il venait serrer la main de son ami, 
lui exprimant, dans une seule étreinte, toute la pitié 
et toute la tendresse de son cœur, 

— Tu vois, disait Rameau, avec un douloureux 
sourire, tu as affaire au plus triste et au plus dan- 
gereux des fous ! Mesure ma tête, palpe-la, fais des 
observations craniométriques.Celate servira, à toi 
qui penses encore à la science et qui continues à y 
croire ! 

Le calme revenu, il retombait dans son silence, 



196 LES BATAILLES DE LA VIE. 

et la journée ou la soirée s'écoulait sans nouvel in- 
c^ïdent. 

Depuis son deuil, il avait défendu sa porte aux 
Tiialades, cessé ses cours, et offert de donner sa dé- 
mission. L'administration lui avait accordé un con- 
^6^ mais ses clients n'avaient pas été de si bonne 
composition. Malgré les consignes sévères imposées 
aux domestiques, des parents, affolés par l'inquié- 
tude, avaient forcé l'entrée de son cabinet pour lui 
demander la vie des êtres tendrement aimés. Il les 
avait repoussés avec fureur, retrouvant les violences 
de sa jeunesse pour leur exprimer l'implacable in- 
différence que lui inspirait maintenant l'humanité. 

— Vous voulez que je sauve votre femme? di- 
èail-il. Je n'ai pas pu sauver la mienne ! Vous avez 
confiance dans mon diagnostic, dans mon expé- 
rience ! . . . Vous êtes plus hardis que moi. . . Aujour- 
d'hui je ne soignerais pas mon chien, s'il était ma- 
lade, tant je serais peu sûr de ne point le laisser 
iiîourir! Allez- vous-en, la médecine n'existe pas ! 
Adressez-vous à un charlatan, ou ne faites rien! 
Cela reviendra au même. Mais laissez-moi en repos ! 
Que m'importent vos misères, vos angoisses ou vos 
souffrances ! Finisse le monde ! Il n'y aura pas grand 
mal, et la perte ne sera pas lourde ! 

Le bruit se répandit qu'il avait l'esprit dérangé, 
depuis la mort de sa femme. Et, de fait, on n'était 
pas loin de la vérité. 



LE DOCTEUR RAMEAU. 107 

Cette étrangeté d'humeur effrayait parfois Tal- 
vanne, qui avait une grande expérience des fous, 
et il était obligé de s'avouer que plus d'un de ses 
pensionnaires n'était pas plus bizarre que son ami. 
La répulsion profonde que Rameau éprouvait pour 
tout ce qui, de près ou de loin, se rattachait à une 
profession à laquelle il avait voué sa vie, était un 
symptôme très grave. L'aliéniste voyait s'écouler 
les mois, sans que jamais le docteur manifestât une 
curiosité quelconque de ce qui se passait dans le 
monde scientifique. Lui qui, autrefois, lisait traités, 
articles, thèses, publiés en Europe ou en Amérique, 
tout ce qui touchait à la médecine, iln'enlevaitmême 
pas la bande de la Gazette médicale placée, avec in- 
tention, sous ses yeux, par Talvanne. 

Souvent, pour tâcher de faire Jaillir une étincelle 
de ce foyer qui semblait éteint, Taliéniste racontait 
des opérations nouvelles pratiquées à l'amphithéâtre 
de l'école, il décrivait des expériences tentées au la- 
boratoire de chimie. Il épiait le visage de Rameau : 
il le voyait impassible, comme s'il n'eût pas compris 
ce dont il entendait parler. 11 comprenait cepen- 
dant, car un jour que Talvanne monologuait, à pro- 
pos d'un traitement nouveau du cancer, prôné par 
les professeurs allemands de Berlin, il avait levé 
brusquement les épaules, et s'était écrié : 

— Des ânes ! tous des ânes ! S'ils avaient employé 
les injections phéniquées sous-cutanées, ils au- 




LES BATAILLES DE LA ViÊ. 

raiGnt eu de bien plus grandes chances de réussite 1 

— Tu dis ça. En es-tu sûr? avait répliqué vive- 
ment Talvanne, essayant de le piquer au Jeu. 

Mais Rameau, avec un sourire dédaigneux : 

— Après tout, je m'en moque ! 

Et il avait été impossible de lui tirer une parole 
de plus. Son ami commençait à se demander si une 
anémie cérébrale n'avait pas enlevé à Rameau la 
faculté de penser, lorsqu'un événement imprévu 
rendit le grand homme à lui-même. M""® Servant 
tomba malade et son état devint bientôt très grave, 
ïnlvanne averti avait tenu Rameau au courant de 
la situation. 11 lui disait : 

— Je viens de chez M™® Servant, elle est moins 
Lion qu'hier... Richardet, qui la soigne, a tenu à la 
voir deux fois aujourd'hui. . . Il ordonne telle et telle 
chose, mais n'obtient aucun résultat. 

A l'annonce de la maladie. Rameau avait fait : 
« Ah ! » simplement, et chaque fois que l'aliéniste 
lui parlait de la femme sur laquelle il avait reporté 
toute la reconnaissance qu'il devait à son vieux 
iiuiîire, il hochait la tête avec tristesse. Talvanne un 
suir lui dit : 

— Toi, dans un cas pareil, qu'est-ce que tu pres- 
crirais? 

Rameau eut un rire mauvais : 
^ Est-ce que je sais? Et puis, à quoi ça servirait- 
il? 



LE DOCTEUR RAMEAU. 199 

Comme son ami insistait, il lui coupa brutalement 
la parole : 

— Tais-toi, tu me fatigues ! 

Il se leva, marcha à grands pas dans la pièce, 
comme pour se distraire dWe émotion qu'il était 
mécontent de ressentir, et, au bout d'un instant, se 
rassit et resta silencieux. Le lendemain, Talvanne 
monta très agité chez son ami et, sans s'asseoir même, 
donna les nouvelles : M™® Servant était considérée 
comme perdue, une consultation avait eu lieu dans 
la journée et le résultat avait été désolant. Les mé- 
decins ne savaient plus quoi faire, ils se jugeaien- 
impuissants et s'abandonnaient au hasard. 

— Comme s'il y avait autre chose ! ricana Ra- 
meau, sans même tourner la tête. 

Cette obstination à se désintéresser d'une situa-» 
tion à laquelle il aurait dû prendre si grandement 
part, finit par irriter Talvanne. Il perdit patience et 
s'écria : 

— Voyons, tu ne peux pas être devenu insensible 
au point d'écouter sans sourciller ce que je viens de 
te dire. Il s'agit de la femme dont tu as adopté le 
fils... Elle porte le nom de ton vieux maître, de ton 
créateur, car, sans lui, que serais-tu? 

— Peut-être un homme heureux ! 

— Rameau, s'écria l'aliéniste, tu as souffert, tu 
souffres et tu souffriras encore : c'est le sort de tous 
les hommes. Mais vas-tu rendre des innocents res- 



200 LES BATAILLES DE LA VIE. 

pensables de ta douleur ? Veux- tu faire peser sur tes 
semblables la rancune du malheur qui t'a frappé ? 
Le spectacle du mal des autres soulagera-t-il le tien? 
Je t'ai connu généreux et brave. Es-tu maintenant 
égoïste et lâche ? Me comprends-tu ? Quelles paroles 
faut-il que je prononce pour aller jusqu'à ton cœur? 
Une femme se meurt, en la sauvant tu peux acquit- 
ter une dette sacrée. Le veux-tu ? 

Un éclair jaillit des yeux de Rameau, deux larmes 
coulèrent sur ses joues qu'une rougeur vint colorer. 
Il se leva, ses épaules voûtées se redressèrent, sa 
tête agita sa rude chevelure et, avec toute sa vigueur 
retrouvée : 

— Tu as raison, pardonne-moi, dit-il d'une voix 
ferme, j'y vais! 

— Oh ! c'est toi ! Enfin ! s'écria Talvanne trans- 
porté de joie, en le serrant dans ses bras. Viens ! je 
te conduis ! 

Et, sans lui laisser le temps de réfléchir, l'habil- 
lant comme un enfant, l'encourageant par des pa- 
roles enflammées, il l'enleva dans sa voiture et 
l'amena au chevet de la mourante. 

Le pacte que Rameau semblait avoir fait avec la 
mort, et auquel celle-ci n'avait été qu'une fois infi- 
dèle, mais bien cruellement, parut alors être rede- 
venu plus solide que jamais. En trois jours, M""^ Ser- 
vant renaissait à la vie et son sauveur était bien 
plus sauvé qu'elle. Par cette victoire, il avait repris 



LE DOCTEUR RAMEAU. 201 

goût au combat contre la souffrance. Il avait été 
reconquis par le travail : à compter de cet instant, 
il ne devait plus lui échapper. 

Une transformation se fit en lui, soudaine. On eût 
dit que, depuis de longs mois en léthargie, il se ré- 
veillait et recouvrait toute sa pensée pour concevoir, 
toute sa vigueurpourexecuter.il reparut à l'École 
de Médecine et sa première leçon, qui avait attiré un 
grand concours d'étudiants, fut un triomphe. On 
était heureux de voir ce puissant esprit se ranimer 
et jeter des clartés plus vives. On fut, de nouveau, 
sous le charme. Son talent de parole s'était comme 
affiné. Il était moins viril, peut-être, que par le passé, 
mais attendri d'une poésie mélancolique qui lui don- 
nait un charme plus pénétrant. On y entendait ré- 
: cnner comme un écho de sa souffrance. Il avait 
connu l'extrême fin des joies et des douleurs humai- 
nes, et son génie y avait trouvé un développement 
complet. 

On admirait Rameau, autrefois, et on le redoutait 
dans sa force et dans sa fierté. Maintenant, pour son 
incurable tristesse et sa mansuétude sans bornes, 
on l'aimait et on le vénérait. Sa fortune, alors con- 
sidérable, car il gagnait ce qu'il voulait, devint un 
embarras pour lui et il s'ingénia à la dépenser, en 
faisant le plus de bien possible. Il avait fondé une 
clinique de chirurgie, où, de concert avec ses élèves, 
il opérait les pauvres gens . Une consultation gratuite 



202 LES BATAILLES DE LA VIE. 

avait lieu, deux fois par semaine, à Thôtel de la rue 
Saint-Dominique. Rameau mérita le titre admirable 
de médecin des malheureux. Il suffisait de souffrir 
pour avoir droit à sa bienveillance, à ses soins. Et 
quels soins! Les empereurs et les rois n'avaient pas 
autour d'eux de praticiens comparables à cet en- 
chanteur qui engourdissait le mal. terrafssait la ma- 
ladie, et enchaînait la mort. 

Tal vanne triomphant avait rajeuni. Ardent à 
poursuivre la cure qu'il avait faite, et dont il s'attri- 
buait secrètement l'honneur, il aidait Rameau dans 
l'organisation de tous ses services charitables. Il 
administrait la clinique, en surveillait le fonctionne- 
ment, payait le loyer, les infirmiers, se chargeait de 
la partie financière de Tinstitution et laissail à son 
ami la partie scientifique. 

— Moi, avec ma maison de santé, disait-il, je suis 
ferré sur la question matérielle, et on ne me met pas 
dedans ! Toi, mon ami, tu n'y verrais que du feu. 
Raccommode des bras et des jambes, extirpe des 
tumeurs, ouvre des femmes en deux et recouds-les 
de telle sorte qu'elles soient plus solides après 
qu'avant, c'est ton affaire et vu y es sans rival. Cha- 
cun son département, nous marcherons supérieu- 
rement et nous enfoncerons l'homme au petit man- 
teau bleu I 

Et de rire, en se frottant les mains à s'arracher la 
peau, dans le paroxysme de son contentement. 



LE DOCTEUR RAMEAU. 203 

Quelquefois, le soir, prenant la petite Adrienne 
sur ses genoux, il disait : 

— Ton père est un grand philanthrope. On lui 
dressera, un jour, une statue sur une place publi- 
que, comme à n'importe quel héros des grandes 
guerres, et il Taura mieux méritée, ma fille, car 
il est plus beau do conquérir de la gloire en ai- 
dant les hommes à vivre qu'en les contraignant à 



mourir 



Mais si l'état physique et intellectuel de Rameau 
était devenu satisfaisant, son état moral laissait 
encore bien à désirer. Le docteur avait, en dépit 
de l'affectueuse sollicitude de son ami, malgré les 
absorbantes câlinerios de sa fille, des heures de 
morne tristesse. C'était surtout lorsqu'approchait 
l'anniversaire de la mort de celle qu'il pleurait tou- 
jours, que ses sombres humeurs devenaient plus 
farouches efrplus menaçantes. Il était presque ina- 
bordable, en dehors des nécessités professionnelles. 
Enfin, la veille du jour fatal, il montait dans la cham- 
bre de sa femme, et,sansouvrir les volets, comme 
dans l'obscurité d'un tombeau, il y passait vingt- 
quatre heures enfermé seul, en communion avec la 
mort. Cette retraite funéraire terminée, il sortait de 
la chambre, plus pâle, plus voûté, les yeux plus 
rouges, mais avec une fermeté et un calme plus 
grands. Et il reprenait ses travaux, ses occupations, 
sa vie habituelle. 



204 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Sa maison, qui avait été si hospitalière, était ri- 
goureusement fermée. A l'exception de quelques 
amis, nul n'y pénétrait. Les réceptions du samedi 
avaient cessé, jamais le grand salon ne s'illuminait, 
et les invités en cortège ne montaient plus les mar- 
ches de pierre de l'escalier d'honneur. Tout était 
silencieux et sombre, et, sur le jardin, au premier 
étage, au centre de la façade, deux fenêtres restaient 
immuablement closes de leurs persiennes, comme 
les yeux pieusement fermés d'un mort. 

Au milieu de cette tristesse et de cette misanthro- 
pie, la petite Adrienne grandissait, bien portante, 
vive et gaie, chantant ainsi qu'un oiseau perché sur 
Je cyprès des tombes et qui gazouille, sans souci 
du deuil et des larmes, parce que le ciel est bleu et 
que le soleil rit dans la verdure. Son père l'adorait. 
Il la couvrait de son regard, semblant fouiller jus- 
qu'au fond de cette âme qui s'éveillait, comme pour 
y deviner le secret de sa raison future. Serait-elle sé- 
rieuse ou futile, posée ou fantasque? Oh! surtout, 
serait-elle douce et croyante, ou bien intolérante et 
fanatique ? Aurait-elle l'âme passionnée et ardente 
de sa mère et, dans c?. siècle de foi chancelante, 
montrerait-elle Tardeiir religieuse des époques dis- 
parues? Ou, et c'était là son rêve, offrirait-elle, à 
son père d'abord, plus tard à son époux, un cœur 
simple et tendre, se contentant d'aimer et d'être 
aimée sans vouloir réformer et proscrire ? 



LE DOCTEUR RAMEAU. 203 

Il s'était imposé la règle de ne jamais prononcer, 
devant cette enfant, un seul mot qui eût trait à la re- 
ligion : pas de controverse, pas d*exposé de doctrine, 
une neutralité absolue. Il eût considéré comme un 
crime de glisser dans cet esprit, ouvert à sa parole 
et avide de Tentendre, une seule de ses idées. Il 
avait, sur ce point, des scrupules d'honneur. 

Il faisait élever Adrienne ainsi que toutes les 
petites filles de son entourage. Elle allait, sous la 
conduite de Rosalie, à un cours où renseignement 
religieux était normalement développé. Et quand 
l'enfant adressait à son père quelques questions re- 
latives à rhistoire sainte, c'eût été plaisir d'entendre 
Rameau expliquer, avec une simplicité admirable, 
les poétiques légendes de l'origine du christianisme . 
Il lui racontait les choses, comme on les lui avait ra- 
contées à lui-même, dans son enfance, et il retrou- 
vait, au fond de son souvenir, les sensations qu'il 
avait éprouvées. Après tant d'années d'incrédulité, 
ces impressions avaient encore laissé des traces dans 
sa pensée. Avec une rêveuse philosophie, il se di- 
sait que des croyances, dont les racines allaient aussi 
profondément dans l'imagination, étaient presque 
indestructibles. Et il embrassait doucement sa fille, 
dont les mains mignonnes caressaient sa barbe blan- 
che, en achevant le récit de la fuite en Egypte ou du 
sommeil de Jésus sur le lac de Génézareth. 

Il faisait ainsi l'admiration deTalvanne qui voyait, 

12 



206 LES BATAILLES DE LA VIE. 

avec une joie profonde, Féducation de Tentant sui- 
vre son cours régulier, sans qu'aucune difficulté se 
fût produite. U appréhendait pourtant T époque de la 
première communion. Comment Rameau accepte- 
rait-il, pour sa fille, cette cérémonie contre laquelle il 
s'était si souvent élevé, à cause de la confession qui 
la préparait? L'influence du prêtre, tenant à sa merci 
îa volonté morale d'une jeune fille ou d'une jeune 
Jemme, lui paraissait monstrueuse, et il avait tou- 
jours eu, en discutant cette importante question de 
la liberté de conscience, des emportements qui tou- 
chaient à la frénésie. Il se montrait intraitable sur 
ce chapitre là, alors qu'il faisait quelques conces- 
sions sur certains autres. 

Il avait cependant laissé sa fille suivre le caté- 
chisme. Quand elle parlait de son cours d'instruc- 
tion religieuse, il ne sourcillait pas et il était im- 
possible de se rendre compte de ce qu'il pensait. 
L'interroger eût été périlleux, en ce qu'on risquait 
d'éveiller ses susceptibilités, d'exciter ses préven- 
tions et de provoquer une tempête. Talvanne ne se 
sentait pas la hardiesse d'afironter de telles difficul- 
tés, et il laissait le temps passer, s'en rapportant à la 
modération inattendue du père et à la gentillesse 
captivante de la fille. Il se disait : « S'il y a du gra- 
buge, je laisserai Adrienne entête-à-tête avec lui. Et 
le diable .m'emporte si, dans cette lutte, ce n'est pas 
l'agneau qui met le tigre à la raison. » 



LE DOCTEUR RAMEAU. 207 

Pourtant, le jour solennel approchant, il devint 
nécessaire de s'occuper de la toilette de Tenfant. Ro- 
salie se chargea de la commander. Pour Adrienne, 
c'était une importante solennité. Elle était, en même 
temps, toute pleine de la ferveur la plus profonde, 
à la pensée de s'approcher de la sainte table, et trans- 
portée de joie parce que, pour la première fois, elle 
allait mettre une robe longue. 

Un soir, après le dîner, Talvanne et Rameau s'é- 
taient retirés dans le cabinet du docteur, pour exa- 
miner des documents très curieux envovés d'Aile- 
magne, lorsque bruyamment la porte s'ouvrit et 
Adrienne, le visage rayonnant, entra habillée en 
communiante. Elle s'avança vers son père et son 
parrain, marchant à pas comptés, en faisant bouffe 
ses jupes, avec cette instinctive coquetterie des fil- 
lettes qui fait d'elles déjà de petites femmes. 

— La couturière est venue m'essayer ma robe, 
s'écria-t-elle, alors j'ai voulu vous la montrer. . . Elle 
me paraît bien. Mais si vous avez des observations 
à faire, dites... 

Son contentement éclatait dans ses yeux, elle cher- 
chait vaguement une glace pour s'admirer, mais, 
dans ce cabinet grave et sombre, il n'y avait pas de 
miroir. Talvanne inquiet avait, dès le premier ins- 
tant, jeté un regard suppliant du côté de son ami, il 
l'avait vu très calme. Lorsque Adrienne, dans l'élan 
de sa satisfaction, avait déclaré : Elle me paraît bien, 



208 LES BATAILLES DE LA VIE. 

un sourire avait passé sur les lèvres sévères de Ra- 
meau, et, d'une voix adoucie, le père avait répondu : 

— Elle te va bien, mon enfant.... 

— Ah ! Tant mieux ! fit la petite fille, en frappant 
joyeusement dans ses mains. Je veux être dans les 
plus belles, papa, pour que tu aies du plaisir à me 
regarder à Téglise et que tu sois fier de moi... 

— Prends garde, Adrienne, dit Rameau, en le- 
vant un doigt et en menaçant tendrement sa fille, 
voilà que tu pèches par orgueil. 

L'enfant rougit. En un instant, toute son exubé- 
rance tomba et, avec une tranquillité voulue : 

— Tu as raison, papa, mais ce n'était pas par va- 
nité que je parlais, c'était par grand désir de te plaire. 

Elle alla à Rameau, lui prit doucement la tête 
entre ses bras, ce qui mit la barbe de neige du père 
sur la blanche mousseline de la robe de commu- 
niante, elle l'embrassa et, faisant la révérence, avec 
un éclat de rire qui emplit la triste pièce d'une sou- 
daine gaieté : 

— Mes beaux messieurs, votre très humble ser- 
vante ! 

Et elle partit aussi vite qu'elle était venue. La 
porte refermée, les deux hommes s'examinèrent; 
en une minute, un monde de pensées fut échangé 
entre eux. Sans pouvoir résister au mouvement 
d'expansion qui Tentraînait, Talvanne se pencha 
vers son ami et, lui serrant les mains : 



LE DOCTEUR RAMEAU. , 209 

— Tiens ! Tu es un brave homme ! 

— Est-ce que cela t'étonne? demanda Rameau. 

— Non, dit doucement laliéniste. Mais je sens 
que tu fais sur toi-même un effort, pour complaire à 
cette petite, et moi, qui Faime comme si elle était ma 
fille, Je t'en remercie. 

Le docteur releva son front penché et, regardant 
son ami fixement : 

— Que craignais-tu donc de moi? 

— Ecoute, dit Tal vanne avec précaution, ne te 
fâche pas de ce que je vais te dire, mais je t'ai connu 
si intolérant... 

— Intolérant, soit! interrompit-il avec force. 
Mais comment pourrais-je Tôtre avec ma fille? 

, Il resta silencieux, puis, d'une voix émue : 

— Froisser ce jeune cœur qui s'ouvre si frais, si 
confiant, jeter une ombre sur cet esprit si pur et si 
tendre? Quel monstre serais-je? Oh ! non ! Si quel- 
que religion est supportable, c'est celle d'un enfant 
qui se sent attiré tout naturellement vers le ciel. Si 
une prière est sacrée, c'est celle qui tombe d'une 
bouche naïve. Qu'importe que la croyance soit vaine , 
si elle fortifie ce cœur et éclaire cet esprit? Toute 
prière est bonne, si elle est inspirée par l'amour et la 
charité. Le soir, quand j'entre dans la chambre de ma 
fille, à l'heure où elle va s'endormir, je la vois croiser 
ses petites mains, je l'entends murmurer d'une voix 
douce : « Mon Dieu, accordez -moi la sagesse, pour 

12. 



210 ^ LES BATAILLES DE LA ViB. 

que papa n'ait pas de reproches à me faire et que je 
le rende heureux... Donnez-lui la santé ainsi qu'à 
mon cher parrain. » Eh bien! Talvanne, pour rien 
au monde je ne voudrais que ma fille ne crût pas, 
et ne priât pas... Il me semble qu'elle serait" moins 
bonne, moins douce, moins pure. Laissons la phi- 
losophie aux hommes ; qu'ils discutent et qu'ils élu- 
cident, mais gardons-nous d'enlever la foi aux fem- 
mes... Nous y perdrions trop! 

Et comme son ami le regardait avec un étonne- 
ment profond : 

— Oui, je devine àquoi tu penses. Tu te demand js 
comment je me montre si libéral avec ma fille, ayant 
été si autoritaire avec ma femme, au risque de lui 
causer tant de chagrin . C'est que, vois-tu,la situation 
était toute différente. Conchita ne se contentait pas 
de croire et de prier, elle voulait me contraindre à 
croire et à prier comme elle, La liberté pour elle ne 
lui suffisait pas, elle voulait m'enlever ma liberté, 
à moi. Son prosélytisme tournait à l'oppression, et, 
lorsque je ne lui demandais d'abandonner aucune 
de ses croyances, elle prétendait m'obliger à renier 
toutes mes convictions. Entre elle et moi, il y a eu 
lutte, et, pour ma dignité d'homme, pour mon au- 
torité intellectuelle, il m'a fallu résister. Mais je 
n'ai jamais essayé d'abuser de ma victoire. Et, c'est 
aujourd'hui une consolation dans ma peine, je n'ai 
fait aucun effort pour affaiblir son zèle. J'ai seule- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 211 

ment repoussé ses tentatives contre mon indépen- 
dance, et ce n'a pas été sans déchirement. Tu sais 
que j'èiais prêt à de bien grandes concessions : tu 
me les a vu faire. Mais brûler tout ce que j'avais 
adoré, c'était exiger de moi une capituliation désho- 
norante, et quelque grand que fût mon amour, il ne 
pouvait m'imposer une telle dégradation. J'ai beau- 
coup souffert silencieusement, car je n'aurais point 
voulu laisser soupçonner, même à im vieil ami 
comme toi, les désaccords qui troublaient mon re- 
pos. L'affection que j'avais pour ma femme n'a pas 
été affaiblie par ces souffrances. Je l'ai plainte, quand 
je la voyais blessée de n'avoir pu triompher de ma 
résistance. J'ai redoublé de tendresse pour elle, afin 
de lui faire oublier, si c'était possible, les déconve- 
nues que lui valait chacune de ses tentatives. Et je 
vais aller bien plus loin : je n'aurais pas voulu qu'elle 
partageât mes idées. Si elle avait été libre-penseuse, 
je ne l'aurais pas aimée : elle m'aurait semblé une 
sorte de monstre, toute sa féminité aurait disparu, 
et je me serais détourné d'elle avec horreur. Il est 
nécessaire que la femme croie. La foi est une occu- 
pation pour son esprit, une force pour son cœur, et 
enfin une grâce touchante pour toute sa personne. 
Et si la société future connaît la femme athée, je 
plains ceux qui auront pour mère, pour épouse ou 
pour fille, cet effroyable produit de notre progrès 
scientifique. Je veuxAdrienne heureuse et, par con- 




212 LES BATAILLES DE LA VIE. 

séquent, j'ai fait tout ce qui dépendait de moi pour 
qu'elle eût les idées qui facilitent le bonheur. Elle 
pensera, elle verra, comme la moyenne éclairée et 
sage des jeunes filles de ce temps-ci. Elle ne se dis- 
tinguera que par sa beauté, puisque la nature la lui 
a donnée, et par son intelligence, puisque nous nous 
employons,toietmoi,àlaluidévelopper.Elleaurala 
simplicité, la droiture et la bonté. Qu'avec cela elle se 
marie à un honnête homme, et je pourrai m'en aller 
sans inquiétudes, dans le néant,comme c'est ma con- 
viction, ou dans l'éternité, comme c'est sa croyance. 

Tal vanne avait écouté cette déclaration, si cu- 
rieuse venant d'un tel homme, avec un intérêt plein 
d'émotion. Il admirait la hauteur de vue philoso- 
phique avec laquelle Rameau, mesurant la portée 
destructive de certaines idées sur certains esprits, 
prétendait limiter, pour la femme, le domaine des 
conquêtes intellectuelles. Il voulut le pousser à for- 
muler plus complètement sa conclusion et, avec une 
malicieuse bonhomie, il dit : 

— Pourquoi ne veux-tu pas que les femmes soient 
aussi éclairées que les hommes? Si tes idées sont 
bonnes, pourquoi ne pas les en faire profiter? Je ne 
comprends pas tes restrictions. Le bien est absolu, 
et s'il est enviable pour l'un, il l'est aussi pour 
l'autre. Alors tu veux réduire les femmes en une 
sorte de servitude morale? Pourquoi? 

Rameau hocha la tête : 



LE DOCTEUR RAMEAU. 213 

— Parce qu'avec les femmes tout ce qui n'est 
pas utile est nuisible. Il n'y a pas de moyen terme. 
La libre pensée conduirait directement la femme à 
la licence des mœurs et, de là, au vice. La liberté 
est un trop lourd fardeau à porter pour elle. Il fau- 
drait, pour la rendre apte à en jouir, changer toutes 
ses conditions d'existence qui sont l'infériorité et la 
dépendance. Elle n'y gagnerait pas et l'homme non 
plus. Il n'existe pas, au point de vue social, d'égalité 
entre l'homme et la femme, il n'en peut exister. Lais- 
sons-la donc à son rôle de soumission, de douceur 
et de grâce. C'est par là qu'elle triomphe. Ne chan- 
geons rien à son destin, car nous ne serions pas 
sûrs de l'améliorer. 

— Mais cependant il a existé des femmes qui, par 
l'ampleur de leur intelligence, se sont montrées 
dignes de toutes les libertés. Ainsi, sans remonter 
bien loin, dans la politique M""^ Roland, dans la lit- 
térature M™® de Staël, et enfin, tout récemment, 
George Sand... 

— Eh ! Tu confirmes mon raisonnement, inter- 
rompit Rameau avec vivacité : c'étaient des hommes. 
Il y a des erreurs dans la nature, vois-tu bien, et les 
sexes sont, quelquefois, mal appropriés!... Si ces 
exceptions géniales devaient être la règle, il n'y 
aurait plus qu'à paraphraser le mot du grand cari- 
caturiste et, en parlant de ces femmes supérieures, 
nous écrier : Dieu garde nos fils de leurs filles ! 



214 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Talvanne se mit à rire, et ne poussa pas plus loin 
la controverse. Il était, ce soir-là, trop bien d'accord 
avec son ami. Ils restèrent, au coin du feu, à fumer 
et à causer, puis Taliéniste regagna Vincennes. 

Quelques semaines plus tard, Adrienne fit sa pre- 
mière communion. Son père et son parrain l'ac- 
compagnèrent à l'église. Elle eut l'honneur de pro- 
noncer publiquement le renouvellement des vœux 
du baptême, et rien, dans cette solennelle journée, 
n'assombrit son bonheur. 

Peu à peu, elle devint une petite femme et com- 
mença à participer aux bonnes œuvres du docteur. 
Elle avait été placée à la tête du vestiaire et de la lin- 
gerie, annexes providentielles de la consultation 
gratuite. Avec la vieille Rosalie, elle préparait les 
langes, les draps, les serviettes, les chemises. Elle 
était en relations constantes avec les grands maga- 
sins de Paris, pour obtenir au rabais des vêtements 
de pauvres. Elle confectionnait de petites brassières 
en laine, et taillait des bonnets, des sarraux, des 
camisoles qu'elle envoyait coudre à l'ouvroir des 
sœurs. Une administration complète lui était dévo- 
lue et elle s'en acquittait avec un ordre, une activité 
et une satisfaction qui faisaient plaisir à voir. Elle 
prenait do l'autorité sur les gens et, avec un petit 
air capable et résolu, réglait, ordonnait, répriman- 
dait, tenant parfaitement son personnel en main. 

Souvent, le matin, Talvanne venait assister aux 



LE DOCTEUR RAMEAU. 215 

distributions de sa filleule. Il s'installait dans un 
coin de la salle d'attente par laquelle défilaient les 
malades, les souffreteux, et restait en extase de- 
vant le ferme aplomb et la bonne grâce souriante 
de cette gamine. Elle approchait cependant de ses 
seize ans et, à force d'être une petite fille, elle deve- 
nait une demoiselle. Sa beauté se développait avec 
une surprenante splendeur. Et Talvanne n'était pas 
seul à s'en apercevbir et à l'admirer. 

L'élève de Rameau, Robert Servant avait, depuis 
longtemps, changé d'attitude vis-à-vis de son amie 
d'enfance. Il ne plaisantait plus, ne riait plue, ne 
compagnonnait plus avec elle, librement comme 
autrefois. Il se tenait sur la réserve, plus grave, 
mais non moins empressé. Quand il arrivait de l'hô- 
pital de la Charité, où il était interne, pour se mettre 
aux ordres de son maître, il apportait toujours un 
pçtit bouquet de fleurs à Adrienne, mais il ne l'em- 
brassait plus ainsi que par le passé. Il lui serrait 
seulement la main, et la pression de ses doigts était 
aussi tendro que le baiser. 

C'était un garçon très remarquable, lauréat de 
tous les concours et en passe d'enlever rapidement 
son agrégation. Il tenait de Rameau un goût très vif 
pour la chimie, et il avait déjà fait, dans l'ordre mi- 
crobien, des observations intéressantes. Habile chi- 
rurgien, il préférait cependant la médecine, dont le 
champ plus vaste offrait à sa curiosité des décou- 



246 LES BATAILLES DE LA VIE. 

votâtes plus nombreuses à tenter. Étant sans fortune, 
orphelin, sa mère ayant succombé à la maladie 
contre laquelle Rameau la défendait depuis tant 
diiimées, il n'avait rien à attendre de personne. 
Mais il était vigoureux, raisonnable et travailleur. 
1 1 iLvait foi en l'avenir, et suivait résolument sa voie. 

Son maître d'ailleurs la lui aplanissait, car dans 
le domaine médical il était tout-puissant. Lorsqu'il 
f;iisait une opération h un malade riche, il amenait 
linhert avec lui et le laissait, pour renouveler les 
pansements et veiller sur les complications pos- 
sibks. Ces missions de confiance étaient fort lu- 
natives, et les finances du jeune docteur s'en trou- 
vaient bien. Chez Rameau il était chez lui, ayant 
*Hti, pour ainsi dire, élevé dans la maison. Tal vanne 
le prenait encore quelquefois par l'oreille, comme 
(piuTid il était petit, et il n'y avait pas bieiî long- 
ti nips que la vieille Rosalie ne le tutoyait plus. Il vi- 
\ lût à l'ombre de la grande célébrité de son maître, 
dans son intimité laborieuse et familiale. Et il avait 
iuilant d'admiration que de dévouement pour le 
grand homme auquel il devait tout. Il se serait fait 
éc harper pour le défendre. Mais peut-être eût-ce été 
le pt're d'Adrienne, encore plus que le maître vé- 
néré, auquel il eût donné sa vie. 

Un amour profond, pur, inaltérable, une de ces 
iriidresses d'enfance qui durent toute la vie, emplis- 
buiL son cœur. Si on lui avait demande depuis quand 



LE DOCTEUR RAMEAU. 217 

il aimait la jeune fille, il aurait été embarrassé pour 
répondre. Il aurait dit: « Je Tai toujours aimée. Je ne 
me rappelle pas avoir jamais senti mon cœur vide 
de cette affection. Depuis que mes yeux sont ouverts, 
je la vois et je la trouve charmante. Il me serait im- 
possible de comprendre la vie sans elle et, si la 
fatalité voulait qu'elle disparût, je n'aurais plus 
qu'à la suivre, car pour moi le monde serait désert. » 
Il n'avait pourtant jamais prononcé une parole 
qui pût faire soupçonner à la jeune fille qu'il l'ai- 
mât. La nécessité d'un aveu de sa tendresse ne 
s'était point présentée à son esprit. A quoi bon lui 
parler? Ne devait-elle pas le comprendre sans qu'il 
s'expliquât? Sans qu'elle lui eût fait aucune pro- 
messe, il était d'avance sûr d'elle. Il n'admettait pas 
qu'elle pensât à un autre que lui. Il avait une con- 
fiance et une quiétude parfaites, et il vivait heureux 
dans cette demeure triste, sombre et silencieuse, 
la trouvant gaie, sonore et rayonnante, parce qu'il 
y entendait la voix, parce qu'il y voyait le sourira 
d'Adrienne. 



19 



VIII 



Dans le cabinet de Rameau, Tal vanne s'était assis 
nu coin de la cheminée, se chauffant au feu qui brû- 
lait toute Tannée, même lorsqu'au printemps les fe- 
nêtres étaient ouvertes. Le docteur avait accueilli 
son ami d'un signe de tête et s'était replongé dans 
k lecture d'un rapport. Il prit quelques notes au 
crayon sur les marges, puis repoussant les papiers, 
il fit pivoter son fauteuil sur un pied, regarda la pen- 
dule et dit : 

— Déjà midi! 

— Oui. Et combien as-tu vu de malades? 

— Une douzaine. Il faut que je m'habille avant 
le déjeuner, car je suis d'examen aujourd'hui à 
rÉcole. Donne donc un coup de sonnette. 

Talvanne appuya sur le bouton électrique qui se 
trouvait à portée de sa main, et, comme si tout ce 
que pouvait désirer Rameau était prévu et réglé à 
l'avance, Rosalie entra portant sur ses bras une re- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 219 

dingote, un gilet et une cravate. Le docteur ne souf- 
frait pas qu'un serviteur autre que la vieille femme 
de charge s'occupât de sa personne. Elle était dres- 
sée à le soigner, connaissait ses habitudes, ses ma- 
nies, prévoyait ses occupations, et savait fort bien 
entrer dans son cabinet et interrompre son travail, 
pour hii rappeler qu'il s'oubliait, avait telle et telle 
chose à faire, à telle heure déterminée, et qu'en con- 
séquence il fallait qu'il s'en allât. En temps ordi- 
naire, elle était silencieuse, comprenait à demi-mot 
et répondait sobrement. Pour tout cela. Rameau ai- 
mait son service. 

Elle posa les habits sur un fauteuil, ouvrit un 
meuble en forme de crédence, qui contenait une 
toilette, meuble indispensable dans un cabinet de 
médecin, et prépara, sans prononcer une parole, 
tout ce dont son maître avait besoin. Elle prit sur 
le divan la grande robe noire, en forme de froc, qui 
servait à Rameau de vêtement d'intérieur, et sortit. 

Le docteur, en bras de chemise, se lavait les 
mains. Talvanne s'approcha de la fenêtre et, s'açcou- 
dant à la barre d'appui, il regarda dans le jardin. 
Robert et Adrienne, aussitôt réunis, y étaient des- 
cendus et, côte à côte, se promenaient lentement au 
bord de la pelouse de fin gazon anglais, au soleil, 
dans un bien-être délicieux. Ils causaient. On n'en- 
tendait pas leurs paroles, mais à la gaité de leur 
sourire, à la vivacité de leurs regards, il était aisé 



220 LES BATAILLES DE LA VIE. 

de comprendre qu'ils se trouvaient heureux en- 
semble. Le temps passait pour eux rapide et char- 
mant, le long de ces bosquets embaumés, pleins de 
la chanson voltigeante des oiseaux. Talvanne les 
suivait dans leur marche, devinant le plaisir qu'ils 
goûtaient Tun près de l'autre, et jouissait profondé- 
ment de leur bonheur. Il se retourna, vit Rameau 
habillé, d'un signe il l'amena à la fenêtre, et lui 
montrant le jeune couple qui poursuivait sa pro- 
menade : 

— Vois, dit-il. Ne les juges-tu pas bien assortis? 

Rameau resta silencieux. En un instant, son es- 
prit avait évoqué un autre tableau. Comme cadre, 
toujours le même jardin, mais non plus en plein 
soleil : la nuit descendait et l'ombre s'épaississait 
entre les massifs odorants. Un homme et une femme 
se promenaient aussi, d'un pas nonchalant, et cau- 
saient à voix basse : c'étaient Conchita et lui. Comme 
ils étaient confiants dans le présent et sûrs de l'ave- 
nir! Et cependant leur destinée s'assombrissait, les 
enveloppant, plus noire que la nuit, sans qu'ils eus- 
sent le pressentiment de ce qui se préparait pour 
eux de fatal. 

Le docteur poussa un soupir. En serait-il de môme 
pour ces deux enfants^ qui marchaient souriants et 
tranquilles? L'équilibre des chances favorables se 
ferait-il en eux, ou bien leur accord n'amènerait-il 
que tristesses et soucis? Depuis longtemps, dans sa 



LE DOCTEUR RAMEAU. 221 

pensée, il les réunissait et voilà qu'au moment déci- 
sif il hésitait, pris d'une sourde inquiétude, comme 
s'il avait le pressentiment d'un malheur. Mais à quoi 
pouvaient servir ses craintes? Le malheur ne serait- 
il pas plus grand de les séparer maintenant que de 
les donner l'un à l'autre? Ne les avait-on pas laissés 
grandir dans cette union.de cœur, dans cette com- 
munauté de sentiments qui prépare l'amour? Ne 
s'étaient-ils pas sentis destinés au mariage? C'était 
cette certitude, cette sorte de possession morale, 
qui avaient donné tant de douceur à l'intimité de 
leur jeunesse. D'ailleurs, s'ils avaient à souffrir, ne 
seraient-ils pas moins à plaindre étant deux pour 
supporter le fardeau du chagrin? Et s'ils étaient 
favorisés d'une félicité sans nuage, n'en jouiraient- 
ils pas bien davantage, le bonheur de l'un se dou- 
blant du bonheur de l'autre? 

Assombri, il s'éloigna de la fenêtre et, le front pen- 
ché, marcha dans son cabinet. Talvanne étonné le 
regardait, ne comprenant pas sa préoccupation mo- 
rose : tout n'était-il pas plein d'espérance et de joie 
dans l'union de ces deux jeunes gens si bien faits 
pour s'entendre? 

— Qu'est-ce que tu as? dit-il. Il semblerait que le 
spectacle de cette jeunesse aimante, au milieu de ce 
jardin en fleurs, t'ait attristé? Ne veux-tu pas les 
marier? Alors il est grand temps de les prévenir, car 
voilà plus d'un an qu'ils se font les yeux doux. En- 



222 LES BATAILLES DE LA VIE. 

foncé dans tes paperasses, l'esprit occupé de spécu- 
lations scientifiques, tu n'as peut-être rien vu, mais 
moi, qui suis un homme assez ordinaire pour m'inté- 
resser aux plus simples choses de la vie, je puis t'as- 
surer que Robert adore Adrienne et que, de son côté, 
Adrienne ne décourage pas Robert. Il a vingt-huit 
ans, elle dix-huit. Il est brun, elle est blonde. Il 
offre tous les caractères physiognomoniques d'un 
mésaticéphale très pondéré. Je crois que tu peux 
avoir confiance. Il la rendra heureuse. 

— Il faut qu'elle soit heureuse. Ce sera ma der- 
nière joie dans la vie. Tout pour moi est subordonné 
à cette enfant. Je lui parlerai, je désire apprendre 
d'elle le secret de son cœur. Je causerai aussi avec 
Robert. Et si ce que tu crois est vrai, eh bien ! nous 
les marierons, et nous nous verrons revivre dans 
leurs enfants. 

— Pas trop de délais, n'est-ce pas? Ils n'ont point 
à faire connaissance. Il n'est pas une pensée de l'un 
qui soit étrangère à l'autre. On pourra donc abréger 
les formalités. 

Rameau redevint soucieux, et d'une voix assour- 
die par l'émotion : 

— Il va falloir que je rassemble tous les actes né- 
cessaires. Mon contrat de mariage, l'extrait de nais- 
sance de ma fille... Ces papiers sont enfermés dans 
un petit meuble, dont ma femme avait la clef et qui 
est dans sa chambre. Tu sais que je ne pénètre dans 



LE DOCTEUR RAMEAU. 223 

cet appartement, si plein pour moi de souvenirs poi- 
gnants, qu'un jour par an, à une date douloureuse. 
Je ferai relTort de devancer l'anniversaire, et demain 
je chercherai parmi ces tristes souvenirs... Pour la 
première fois, le repos des reliques sacrées sera trou^ 
blé. Je ne crois pas avoir besoin de te dire combien 
cette espèce d'exhumation me sera pénible... Mais 
il le faut... je m'y résoudrai. 

Ils n'ajoutèrent pas une parole et descendirent 
dans la salle à manger où déjà les deux jeunes gens 
les attendaient. Le déjeuner fut rapide et presque 
silencieux, puis Talvanne et Rameau partirent en 
emmenant Robert. Le soir l'aliéniste ne parut pas 
et le docteur dîna en tète-à-tète avec sa fille. Il l'exa- 
minait pendant le repas, étudiant, de ses yeux au 
regard divinatoire, les lignes de ce jeune ÀMsage qui 
respirait la santé, admirant les proportions de ce 
corps élégant et vigoureux. 

Adrienne étonnée se demandait ce que signifiait 
cette inspection approfondie. Mais, trop respec- 
tueuse pour questionner son père, elle attendait pa- 
tiemment qu'il lui donnât, lui-même, l'explication 
qu'elle désirait. Ce ne fut que remonté dans son 
cabinet qu'il se décida à parler. Il attira la jeune 
fille près de lui , sur un siège bas qui la mettait presque 
à ses pieds et lui prenant la main : 

— J'ai eu ce matin avec ton parrain une impor- 
tante conversation dont tu as fait tous les frais. 



224 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Et comme elle levait la tête avec une surprise un 
peu inquiète : 

— Ne te tourmente pas, ajouta-t-il, tu sais que 
notre unique préoccupation est d'assurer ton bon- 
heur. Tout ce que nous aurons imaginé, préparé ou 
souhaité comptera pour rien, si tu nous déclares 
que nos projets ne te satisfont pas. 

Elle sourit, déjà au fait de ce que son père allait 
lui dire et, se levant à demi, penchée sur son épaule, 
elle Tembrassa tendrement. 

— Tu viens d'avoir dix-huit ans, reprit le docteur, 
te voilà donc grande fille, et tu peux aspirer à une 
autre existence que celle qui s'est écoulée pour toi 
entre deux vieux pas souvent gais, comme Talvanne 
et moi... 

Cette fois Adrienne ne put garder le silence et, 
avec une tendre vivacité, interrompant son père : 

— C'est cependant ainsi que je désirerais conti- 
nuer à vivre, dit-elle de sa douce voix, et je ne crois 
pas pouvoir être plus heureuse qu'entre mon cher 
parrain et toi. 

— Tu ne seras certes pas plus aimée, reprit Ra- 
meau, car depuis que tu existes, nous avons tout su- 
bordonné à toi... Mais, mon enfant, nous ne serons 
pas éternels et la tendresse que nous t'avons vouée 
viendraforcément, un jour,àte manquer. Ilfautdonc 
quenous songions àtonavenir,et l'avenir d'une jeune 
fille, c'est le mariage. Oh! ne crois pas que ce soit 



LE DOCTEUR RAMEAU. 225 

sans trouble que j'abordecette question... Si, auprès 
de nous, tuf es jusqu'ici trouvée heureuse,en toi nous 
avons rencontré le dernier attrait, la suprême con- 
solation que nous gardait la vie. . . Cette maison, qui 
a connu tant de douleurs et de tristesses, par toi 
avait reconquis un peu d'animation et de gaîté. .. Tu 
en as été le rayon et le sourire... Aussi, je t'assure 
bien que la pensée d'abandonner toute cette joie à 
un autre nous a serré le cœur. Mais nous ne sommes 
pas assez égoïstes pour accepter que tu te sacrifies à 
notre bonheur, et nous voulons te donner un com- 
pagnon au bras duquel tu pourras marcher en toute 
sécurité. 

— Ainsi vous pensez à vous séparer de moi? 

— Non, ma chère enfant, car j'espère que celui 
qui sera ton mari ne me privera pas de ta chère pré- 
sence... Mais, tu le sais, la femme doit suivre son 
époux et, quand tu seras mariée, si près de moi que 
tu sois, tu ne m'appartiendras plus comme aujour- 
d'hui... Il y aura toujours, entre toi et moi, la pen- 
sée, le souvenir, ou l'image d'un autre. 

Le docteur hocha la tête : 

— Et peut-être me fais- je même, en ce moment, 
d'étrangesillusions: qui saitsi déjà?. ..Oui,Talvanne 
prétend que ton cœur n'est plus à nous exclusive- 
ment et que tu aimes... 

La main d'Adrienne trembla entre les doigts de 
Rameau, une rougeur ardente colora son visage, et 

13. 



226 LES BATAILLES DE LA VIE. 

elle demeura interdite, n'osant plus lever les yeux. 

— Ce n'est pas un reproche que je te fais, chère 
petite, reprit le docteur. A peine est-ce une ques- 
tion que je t'adresse... J'ai pleine confiance en toi, 
et je suis sûr d'avance que, si tes regards se sont 
reposés avec complaisance sur quelqu'un, le choix 
fait par toi doit être tel que je n'aurai qu'à l'approu- 
ver... 

— Oh! mon père, j'en suis bien sûre! 

Elle s'arrêta, un peu honteuse de la chaleur avec 
laquelle elle venait de prononcer ces paroles. Ra- 
meau sourit doucement, et la forçant à relever sa 
tête qu'elle tenait maintenant baissée : 

— Ainsi, même les meilleures et les plus franches 
ont leurs secrets? dit-il. Tu agitais dans ta petite tête 
des pensées que je n'avais pas soupçonnées? C'est 
Talvanne qui a été le plus clairvoyant : il ne s'est 
pas trompé à ton calme apparent, et il avait deviné 
ton roman... Voyons, conte-moi un peu cela... Car, 
à présent, je veux tout savoir. 

— Oh ! papa, c'est peu compliqué, et nullement 
romanesque. Peut-être même me suis-je forgé des 
illusions et ai-je rêvé toute seule, car jamais un mot 
n'a été échangé entre moi et celui dont tu me parles . . . 

— Quel est-il? 

Elle leva ses yeux bleus tranquilles et purs et dit 
avec calme, comme si aucun autre nom ne pouvait 
tomber de sa bouche : 



LE DOCTEUR RAMEAU. 22T 

— C'est Robert. 

Rameau poussa un soupir de soulagement. Il 
n'avait point douté de ce que Tal vanne lui affirmait ; 
cependant il éprouva une satisfaction profonde à 
êtïe sûr que l'époux choisi par sa fille était celui 
qu'il lui destinait. 

— Et tu l'aimes? 

— Je n'ai fait que suivre Ion exemple, répon^Lit 
finement la jeune fille : tu le traitais comme un fila. 
J'ai pris du plaisir à le voir venir dans cette maisoB . 
Il était le compagnon de mes jeux quand j'étais eBr 
faut, il a été Tami de ma jeunesse, je l'ai toujours 
eu près de moi et, s'il devait s'éloigner, il me semble 
que j'en éprouverais un grand chagrin. Excepté 
mon parrain et toi, je ne connais personne d'aussi 
bon que lui. Quand j'avais des peines, il me conso- 
lait. Quand j'étais joyeuse, il en paraissait plus gai. 
Tout de lui m'a semblé généreux, délicat et tendre 
et si souhaiter passer sa vie auprès de quelqu'un, 
c'est aimer, alors, oui, mon père, je l'aime. 

Pendant qu'elle parlait. Rameau laregardaityl'é* 
coûtait, et le charme candide qui émanait d'elle le 
pénétrait délicieusement. Il ne chercha pas à analy- 
ser ses sensations, il les éprouvait exquises, et il s'y 
livra sans réserve. 

— Et lui, demanda-t-il, crois-tu qu'il t'aime? Te 
l'a-t-il dit? 

— Non, mon père, mais j'ai deviné bien vite 



228 LES BATAILLES DE LA VIE. 

qu'il avait, auprès de moi, le même plaisir que je 
ressentais dans sa compagnie. Il a une façon de me 
parler, de me sourire, où son cœur apparaît tout en- 
tier. Lorsque sa mère est morte, tu t'en souviens, je 
suis allée la veiller avec Rosalie. Nous avons trouvé 
le pauvre Robert pleurant tout seul, car il n'avait pas 
du tout de famille à Paris. En nous voyant entrer, il 
aétésiémuquïl ne pouvait prononcer uneparole.il 
m'a conduite dans la chambre de sa mère et il y est 
resté avec moi. Nous étions assis près de la fenêtre, 
sans parler, l'un à côté de l'autre. Mais, dans ses yeux, 
je lisais sa reconnaissance. Le soir, au moment où 
j'allais partir, il a pris une petite bague ornée d'une 
perle, la seule que M""** Servant portât, et il me l'a 
donnée en disant : « C'est un des souvenirs les plus 
précieux que j e possède de ma mère, car cette bague , 
elle l'avait déjà au doigt quand elle était jeune fille, 
et elle l'a gardée toute sa vie : acceptez-la, et ne la 
quittez jamais. » Sa voix tremblait, j'étais toute 
troublée, je ne voulais pas recevoir ce bijou, et ce- 
pendant j'avais peur, en refusant, de lui faire du 
chagrin. Alors il m'a pris doucement la main et il 
m'a passé, lui-même, le cercle d'or au doigt. Il m'a 
regardée, triste encore, mais avec un sourire. Une 
larme est tombée sur la bague, et il m'a semblé que 
c'était le premier anneau d'une chaîne qui nous liait 
et que rien ne pourrait briser. Quand je suis ren- 
trée, je t'ai montré la bague et je t'ai raconté com- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 229 

ment elle était en ma possession. Tu m'as embrassée, 
sans me dire de la rendre, et j'ai été bien heureuse, 
car j'ai compris, là, que tu ne désapprouvais pas l'af- 
fection que j'avais pour Robert. Pendant son deuil, 
tu l'as attiré encore plus que par le passé, et il n'a 
pas mis de résistance à faire de ta maison la sienne. 
Maintenant, je le vois tous les jours, nous nous pro- 
menons ensemble dans le jardin, nous causons, nous 
rions, et je suis si heureuse, que je me demande 
comment je pourrais l'être davantage. 

— Ainsi, jamais un mot de lui, qui ait pu te faire 
comprendre ses espérances? 

— A quoi bon? dit Adrienne avec sa belle et 
calme innocence, nous savons bien ce que nous 
avons dans le cœur, l'un et l'autre. 

— Alors, tu es*sûre de lui? 

— Oui, mon père, comme il doit être sûr de moi. 

— Sans vous êtes jamais mis d'accord? 

— Sans autre accord que celui de nos regards et 
de nos sourires. 

— Alors, tu veux bien devenir sa femme? 

— Oui, mon père, parce qu'il sera pour toi un 
bon fils, et que rien ne sera changé dans notre exis- 
tence. Mon parrain aussi sera content, car il aime 
Robert. Oh ! cela est facile avoir : il ne sait pas dis- 
simuler. Et quand il désapprouve quelque chose, ou 
suspecte quelqu'un, on s'en aperçoit tout de suite à 
son attitude. Eh bien ! il a toujours fait à Robert la 



230 LES BATAILLES DE LA VIE. 

même figure qu'à moi, et il n'a jamais manqué une 
occasion de me parler de lui. 

— Alors, tu as jugé qu'il t'encourageait? 

— Oui, papa, et j'ai été bien contente. 

— Et moi, tu ne t'es pas préoccupé de mon opi- 
nion? 

Adrienne sauta sur les genoux de son père et, 
lui apportant aux lèvres son riant et frais visage : 

— Oh ! toi ! Je savais que tu ne me refuserais pas 
ce que je te demanderais bien gentiment ! 

— Il y va cependant de la tranquillité de ta vie, 
dit le docteur gravement, et il ne faut pas se décider 
à la légère. Je crois, comme toi, que Robert est un 
bon et honnête garçon ; je sais que, comme médecin, 
il est plein d avenir. Mais si tu soupçonnais quelles 
difficultés imprévues peuvent surgir. L'existence 
est pleine d'embûches contre lesquelles on ne sau- 
rait trop se prémunir I C'est la lâche des vieux pa- 
rents qui, au prix de cuisants chagrins, ont acquis 
de l'expérience. Talvanne et moi, nous confesserons 
Robert... Et s'il est tel que nous Tespérons, s'il a 
les sentiments que nous lui prêtons, eh bien ! mon 
enfant, si cruel qu'il me paraisse de céder une partie 
des droits que j'ai sur ton cher petit cœur, je te 
confierai à lui, et tu seras heureuse! 

Et comme Adrienne, les bras autour du cou de 
son père, le couvrait de baisers, dont une part seu- 
lement s'adressait bien à lui, le docteur doucement 



LE DOCTEUR RAMEAU. 231 

éloigna sa fille et, avec un reste d'émotion qui faisait 
trembler sa voix : 

— Maintenant, va, ma mignonne, et laisse-moi 
travailler. Dors paisiblement, afin que ton amou- 
reux, demain, te trouvelesyeuxbrillantset les joues 
fraîches. 

La jeune fille souhaita le bonsoir à son père et, 
le front rayonnant d'une joie tranquille, elle se re- 
tira. Resté seul, Rameau prit des dossiers sur son 
bureau et essaya de lire. Mais sa pensée était dis- 
traite, il ne réussit pas à la fixer sur son travail. Les 
lignes tracées sur le papier disparurent et, devant ses 
yeux, il vitun jeune couple marchantà pas légers, en 
murmurant de tendresparoles. Acette vue, son cœur 
se gonfla dans sa poitrine. Une sorte d'ivresse, qu'il 
ne connaissait plus depuis bien longtemps, vint le ré- 
chauffer et il lui sembla que la source des douces émo- 
tions, qu'il avait crue tarie à jamais en lui, s'ouvrait 
de nouveau jaillissante et féconde. 

Il laissa tomber sa tête sur sa poitrine et pensa 
avec une sombre ironie que l'homme n'était jamais 
complètement dégagé des liens terrestres et que la 
joie ou la douleur trouvaient toujours en lui un ter- 
rain préparé pour leurs inépuisables semences. L'ar- 
bre frappé par la foudre et desséché par l'hiver ne 
reverdissait plus, son tronc pourrissait lentement et 
tombait en poussière pour faire corps avec la masse 
universelle. Après des années d'infécondité, il ne se 



232 LES BATAILLES DE LA VIE. 

couvrait pas subitement de bourgeons et de feuil- 
lages, sous la poussée d'une sève nouvelle. Et lui, 
tronc depuis si longtemps inerte, voilà qu'il retrou- 
vait la faculté de sentir et, par conséquent, de souf- 
frir. Il se voyait attaché par de puissantes fibres à des 
créatures vivantes et capable de s'intéresser active- 
ment, fiévreusement, aux péripéties de leur exis- 
tence. Il s'était cru mort et il découvrait, plein à la 
fois d'horreur et d'un commencement de joie, qu'il 
vivait et qu'il pouvait sans doute encore être heureux. 
Car ne serait-ce pas une satisfaction profonde que 
d'assister à l'épanouissement de cette aimable fille 
en une adorable femme? Ne se réchaufferait-il pas 
aux rayons de ce bonheur qui serait son œuvre? De 
petits enfants naîtraient, qui grandiraient sous ses 
yeux, et, aimants comme leur mère, l'entoureraient 
de leur douce tendresse. Un nuage passa devant ses 
yeux qui se mouillèrent de pleurs. Une voix s'éleva 
au fond de lui-même qui disait : « Tu es infidèle au 
souvenir de la morte. Tu t'étais juré de ne plus avoir 
une seule pensée qui lui fût étrangère. Son image 
devait être, devant tes yeux, unique, comme celle 
d'une divinité à laquelle tu aurais voué tout le reste 
de tes jours. Et voilà que tu profanes la solitude où 
elle était souveraine, et que ton cœur s'ouvre à de 
nouvelles affections, ton esprit à de nouvelles pen- 
sées. Tu auras joué, pendant quinze ans, la comédie 
du deuil inconsolable et, en un instant, tu vas re- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 233 

jeter tous tes voiles noirs, remplacer celle qui sem- 
blait, avec elle, avoir emporté ta vie. » 

Mais son puissant esprit réagit contre ces impres- 
sions. L'homme, se dit-il, ne doit pas supporter plus 
qu'un certain faix de soucis et de douleurs et il y 
aurait ingratitude de sa part à se refuser aux com- 
pensations qui lui sont offertes. Que ma fille soit 
heureuse et que j'en éprouve une satisfaction pro- 
fonde, quoi de plus juste? Si je ne devais pas endu- 
rer les tristesses et jouir des douceurs de la vie, à 
quoi bon m'avoir fait vivre? D'ailleurs, pensa-t-il 
avec un prompt retour à son amer pessimisme, peut- 
être l'apparence de ce bonheur est-elle trompeuse, 
et qui sait si je ne suis pas réservé à des chagrins 
imprévus et plus cuisants? 

Il rechercha alors tout ce que l'avenir pou vai t bien 
lui préparer de déceptions et de malheurs. Il n'en 
découvrit pas de plus affreux que d'être privé de 
sa fille. Si, dans le changement d'existence qu'elle 
allait subir, Adrienne tombait malade et mourait, 
que deviendrait-il? Il ne put supporter la pensée 
du vide et de la solitude dans lesquels il lui faudrait 
vivre et, se levant, il se promena de long en large 
dans son cabinet pour distraire son imagination. Au 
bout d'un instant, il se sentit plus calme et reprit son 
travail. 

Le lendemain, en arrivant à dix heures rue Saint- 
Dominique pour se mettre aux ordres de son maître. 



234 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Robert fut assez étonné de se voir barrer le chemin 
par Rosalie. Comme il s'apprêtait à questionner, la 
gouvernante ouvrit la porte du petit salon et le jeune 
homme aperçut le docteur Talvanne qui lisait un 
journal. L'aliéniste se leva vivement et, la main 
tendue : 

— Rameau est occupé, dit-il, nous ne pouvons 
pas entrer dans son cabinet. Assieds-toi, tu me tien- 
dras compagnie en attendant. Qu'est-ce qu'il y a de 
nouveau dans la médecine? 

— Mais, docteur, répondit Robert en souriant, 
je vous crois beaucoup mieux informé que je ne 
puis l'être... 

— Pour les choses sérieuses, peut-être, mais non 
pour les choses futiles... Raconte-moi les petits po- 
tins de rÉcole... Est-ce qu'on n'y dit plus de mé- 
chancetés, est-ce qu'on n'y plaisante plus les maî- 
tres? 

— Oh! si! 

— Eh bien ! Va, je t'écoute. 

— On dit que le professeur Gazan demande, main- 
tenant, pour faire les opérations graves dont il a la 
spécialité, une année du revenu de son client, comme 
honoraires. Il a une agence très sérieuse qui le ren- 
seigne sur la fortune des malades et, comme l'autre 
jour le mari d'une dame, qu'il venait d'ouvrir et de 
recoudre très habilement, se récriait en déclarant 
qu'il n'était pas aussi riche qu'on croyait, Gazan l'a 



LE DOCTEUR RAMEAU. 235 

interrompu en disant sévèrement : « Monsieur, vous 
avez une maison rue de Rivoli qui rapporte tant, 
deux fermes en Normandie qui rapportent tant, et 
tant de titres au porteur... N'espérez pas me trom- 
per!... » L'autre, atterré, abaissé la tête et s'est 
exécuté. 

— Rend-il l'argent quand l'opération ne réussit 
pas? 

— Jamais ! le malade meurt, et Gazan ne rend 
pas ! 

— Vois-tu, mon garçon, ce sont des mœurs nou- 
velles, dit Talvanne. De notre temps, on ne con- 
naissait pas ces façons-là. Autrefois on faisait de 
la science, aujourd'hui on fait de l'industrie médi- 
cale. L'important est de gagner de l'argent et, sous 
ce rapport, tu vas être satisfait : j'ai entendu Rameau 
parler d'une mission de confiance qu'il a à te don- 
ner... Tu partirais pour la Saxe et tu y resterais 
six mois. Tu aurais le loisir de préparer ta thèse 
d'agrégation et tu serais princièrement payé. Voilà 
qui n'est pas à dédaigner !... 

Talvanne aurait pu continuer lon8:temps sans 
être interrompu. Robert ne l'écoutait plus. Il était 
devenu très rouge, avait baissé les yeux, comme 
s'il redoutait de rencontrer le regard du docteur, 
et il examinait, avec une attention profonde, une 
fleur du tapis. La nouvelle, qui venait de lui être 
donnée, l'avait complètement étourdi. Depiris deux 



236 LES BATAiLLES DE LA VIE. 

mois, il n'était jamais sorti de chez lui, pour se rendre 
rue Saint-Dominique, sans se dire : « Jevaisaujour- 
d'iiui prendre mon courage à deux mains et parler 
sérieusement au patron. » Parler sérieusement au 
juUron signifiait, pour le jeune homme, avouera 
Uiuneau qu'il aimait Adrienne et obtenir qu'il la lui 
donnât pour femme. 

Il partait, fermement résolu à affronter l'imposant 
n^gard de son maître. Après tout, la démarche était- 
dli* si pénible? N'était-il pas traité comme un fils 
pcir le grand homme? Certes ! Pouvait-il douter de 
sa bienveillance? En aucune façon! Nïmporte! Il 
uY'iiétaitpas moins le grand homme et, depuis quinze 
uns que Robert le voyait tous les jours, il n'avait 
jamais pu s'habituer à ne pas trembler devant lui. 

II n'ouvrait jamais la porte du cabinet dans lequel 
il savait trouver son maître assis à sa table de tra- 
vail, sans ressentir une légère angoisse. Jamais il 
n'avait répondu à une question posée par lui, sans 
C'iie troublé. Il voyait, en Rameau, un être d'essence 
su [lépieure, avec lequel il était difficile sinon impos- 
silïle de se familiariser. Il aimait passionnément sa 

III lo et il ne pouvait se résoudre à la lui demander 
un mariage. 

Pendant que Talvanne lui parlait, il songeait : 
Qu'est-ce que cette fantaisie dem'envoyer à l'étran- 
gi r. pendant six mois, sous couleur de me faire ga- 
gner de l'argent, quand il sait que je m'en soucie fort 



LE DOCTEUR RAMEAU. 237 

peu, et de me donner du loisir pour préparer mon 
concours, quand il n'ignore pas que j'ai ici tout le 
temps nécessaire. Évidemment il s'est produit un 
incident que je ne connais pas et qui va modifier ma 
situation dans la maison. Mon maître veut m'éloi- 
gner. Peut-être a-t-il découvert que j'aime sa fille. 
Alors il ne voudrait donc pas me la donner? Si elle 
lui avait été demandée par un autre, et si ladeniande 
avait été agréée? 

A cette idée, une sueur froide mouilla son front, 
ses mains s'agitèrent fébriles, et il eut des tinte- 
ments dans les oreilles. Un sentiment de honte l'ac- 
cabla en pensant qu'il avait levé les yeux sur la 
fille de son bienfaiteur, sans être sûr de se voir ap- 
prouvé par lui. Il se jugea indélicat et se trouva 
très malheureux. Si elle m'aimait, pourtant, se dit- 
il. Ne pourrions-nous pas vaincre la résistance de 
son père? Mais je paraîtrais faire une spéculation. 
Elle sera très riche et moi je suis pauvre. On m'ac- 
cusera d'avoir abusé de l'intimité dans laquelle on 
m'a laissé pénétrer, pour m'emparer de ce jeune 
cœur si tendre, de cet esprit si simple. 

Il souffrit dans son honnêteté. Et cependant il 
persistait à espérer qu'Adrienne l'aimait. Il se rap- 
pelait les grâces confiantes, les attentions affectueu- 
ses de la jeune fille. Se pouvait-il qu'elle appartînt 
jamais à un autre que son ami d'enfance? Il se ré- 
volta : une colère grandissait au fond de lui. Pour- 



238 LES BATAILLES DE LA VIE. 

quoi se sacrifierait-il? Pourquoi laisserait-il, en par- 
tant, le champ libre à un autre? Un flot de sang lui 
monta au visage, ses yeux se relevèrent hardis, il 
frappa résolument de son poing fermé sur son ge- 
jiou et, oubliant où il était et avec qui il était, il cria : 

~ Non I Cela ne sera pas ! 

11 resta stupéfait en entendant Tal vanne lui de- 
niîinder : 

— Qu'est-ce qui ne sera pas ? 

Il regarda le docteur et, sortant tout à fait de son 
rùve, il reprit possession de lui-même. 

— ^Tu parles tout seul? reprit l'aliéniste, en Texa- 
nii liant d'un air moqueur. Ceci rentre dans ma spé- 
tuilifcé. Verrais-tu des êtres imaginaires et t'entre- 
Itendrais-tu avec eux sur le ton de la menace? Tu 
serais alors sous l'influence du délire de la persé- 
cution. Tu n'ignores pas qu'on en guérit rarement? 
En général, les altérations médullaires se produi- 
sent rapidement et le sujet devient gâteux... De 
iiiL'me pour le délire des grandeurs... Sais-tu que 
plus les prétentions sont élevées, plus la marche de 
la maladie est rapide?... Un malade, qui se croit 
Napoléon ou Jésus-Christ, est moins guérissable 
qu'un autre, qui se croirait simplement Bernadotte 
ou saint Jean-Baptiste... 

— Rassurez-vous, interrompit Robert en s'effor- 
f^ant de sourire, je suis dans mon bon sens. Ou du^ 
moins [e crois y être, reprit-il avec un peu d'amer- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 230 

tume. Je pensais simplement à ce séjour d'une de- 
mi-année en Saxe et je protestais contre l'idée qu'a 
eue mon maître de me l'imposer... 

— Mais je ne crois pas qu'il te l'impose si tu 
n'en es pas satisfait, dit vivement Talvanne. Il m'a 
paru vouloir te faire une faveur. . . 

— Etrange faveur que de m'éloigner de lui ! 

— C'est parce qu'il a confiance en toi qu'il te 
charge d'un traitement difficile. 

— Ne peut-il faire soigner son Allemand par un 
Allemand? 

— Peste ! C'est un archiduc ! 

— Eh ! quand ce serait un roi ? 

— Diable ! 

Talvanne pinça les lèvres et se frotta les mains, 
ce qui chez lui était l'indice d'une agitation inté- 
rieure assez vive. 11 se leva de son fauteuil et, bais- 
sant le ton, comme s'il voulait provoquer des con- 
fidences : 

— Tu as donc des raisons décisives pour rester à 
Paris? 

Robert regarda fixement l'aliéniste. Celui-là ne 
lui faisait pas peur. Il était amical pour lui, tendre 
pour Adrienne. N'y avait-il pas un coup du sort 
dans cette rencontre qui le mettait à sa portée, au 
moment précis où il était si important qu'il décla- 
rât son amour. Se confier à Talvanne, c'était se con- 
fier à Rameau. Un quart d'heure après qu'il aurait 



240 LES BATAILLES DE LA VIE. 

tout dit à l'un, l'autre serait instruit de l'affaire. Et 
quel avantage, s'il n'était pas désapprouvé par le par- 
rain ! Il aurait un allié très puissant pour défendre 
sa cause. Une chaleur bienfaisante revint à son cœur. 
Sa tête se dégagea, il se sentit capable de discuter, 
de prier, de convaincre. 

Pendant que Robert combinait ce plan et le jugeait 
admirable, ïal vanne se disait : A quoi cet animal 
peut-il bien penser? Je lui porte le coup brutal d'un 
exil de six mois loin de sa bien-aimée, il prend feu, 
proteste, refuse de partir, et puis, quand il faudrait 
avouer, le voilà qui se replie sur lui-même et qui 
devient muet comme une carpe! L'occasion est 
pourtant belle pour se jeter à mon cou en criant : 
J'aime votre filleule, et je ne peux pas supporter 
l'idée de vivre loin d'elle. Qu'on me la donne, ou je 
vais à l'hôpital et, au moyen d'une bonne piqûre 
anatomique, je me procure un suicide glorieux, sous 
les apparencesd'unmartyredelascience.Mais voyez 
s'il parlera ! Et il prétend qu'il est dans son bon sens. 
Que serait-ce s'il n'y était pas? Je ne suis pourtant 
pas intimidant ! Allons, il faut que je l'aide et fasse 
comme Socrate, qu'on avait surnommé l'accoucheur 
des esprits. . . Voyons, si celui-ci résistera au forceps. 

— Ainsi tu es absolument décidé à ne pas quitter 
Paris? reprit-il en regardant Robert d'un air enga- 
geant. 

— Absolument décidé, répliqua le jeune homme. 



LE DOCTEUR RAMEAU. 24J 

— Quelque amourette, sans doute? 

A ces mots, Robert recula de deux pas et, avec un 
geste de protestation indignée : 

— J'espère que vous ne le croyez pas? 

— Alors c'est donc pour le plaisir de passer, tous 
les jours, quelques heures dans la compagnie de 
deux vieux, comme Rameau et moi, que tu refuses 
une mission qui serait un objet d'envie pour tout 
homme de ton âge? Voilà qui est vraiment flatteur ! 

Cette fois, Robert sentit l'aiguillon de la raillerie, 
il secoua la tête, ainsi que pour prendre son élan, 
mais la confession qu'il avait à faire lui coûtait tant 
qu'il hésita encore. Talvanne devina que le jeune 
homme reculait devant l'obligation de brûler ses 
vaisseaux. Il comprit la crainte affreuse qui lie poi- 
gnait, et allant sans détour à son aide : 

— Allons, bêta, dis-moi donc bravement ce que 
tu as sur le cœur?... Tu sais bien que, si ce que tu as 
rêvé est raisonnable, tu as le droit de compter sur 
mon appui et que, si c'est absurde, tu peux être sûr 
démon silence... 

A ces paroles si pleines de bonté, deux larmes 
jaillirent des yeux de Robert, et serrant avec effusion 
les mains du docteur : 

— Eh bien! sachez donc tout : j'aime Adrienne 
et c'est pour cela que je ne veux pas partir. Pendant 
mon absence, qui sait ce qui peut arriver? Suis-je 
même sûr que déjà son père n'a pas formé pour elle 

14 



242 LES BATAILLES DE LA VIE. 

des projets qui détruiraient toutes mes espérances? 
Talvanne se frotta les mains, cette fois, à s'em- 
porter Tépiderme, puis regardant l'amoureux de sa 
filleule avec une sévérité soudaine : 

— Ah! ah! mon garçon, dit-il, tes visées ne sont 
pas médiocres!... 

— Docteur... balbutia le jeune homme. 

— Je comprends que tu tiennes à rester ici ! 

— Croyez bien... interjeta Robert bouleversé. 

— Et qu'est-ce que pense ma filleule de tout cela? 

— Mais je n'ai pas prononcé une parole qui put 
lui faire soupçonner les sentiments que j'avais pour 
elle! 

— Et tu la vois tous les jours ! 

Talvanne fit une pause, jeta un coup d'œil mali- 
cieux sur son interlocuteur abasourdi, et se mettant 
à rire : 

— Tu es un garçon plein de réserve et tout à fait 
bien élevé : reçois mes compliments... Mais es-tu 
bien sûr, d'autre part, de ne pas t'être montré un peu 
nigaud ?. . . Quand on aime véritablement une jeune 
fille, il est méritoire de ne pas troubler sa tranquil- 
lité en lui adressant des aveux passionnés ; mais 
quand elle a, auprès d'elle, un parrain tel que le 
docteur Talvanne, on est un fameux Nicodème de 
ne pas éclairer, de soi-même, la situation en risquant 
auprès de celui-ci quelques confidences... 

— Que voulez-vous dire? s'écria Robert. . 



LE DOCTEUR RAMEAU. 243 

— Tout simplement ceci : qu'il y a une demi- 
heure que je fais les derniers efforts pourt'amener 
à me conter ce qu'il est nécessaire que je sache. 
Maintenant passe devant, Jeannot, et allons causer 
avec le père de ta belle. 

L'aliéniste donna une tape sur Tépaule du jeune 
homme et, ouvrant la porte du salon, il le poussa 
vers le cabinet de Rameau. Mais Robert, repris de 
sa frayeur àl'idée de s'expliquer devant son maître, 
voulut, dans le couloir, opposer de la résistance. Il 
s'arrêta, et tout effarouché : 

— Docteur, je vous en prie, expliquez-moi... 
Est-ce que vous croyez que je peux, ainsi, brus- 
quement?... 

— Veux-tu prendre des ambassadeurs, comme 
un prince du sang ! 

— Mais que vais-je dire? 

— La vérité, toute la vérité, rien que la vérité... 

— Qu'est-ce que le docteur va penser? 

— Que sa fille est assez gentille pour qu'il soit 
naturel qu'on l'aime. 

— Espérez -vous qu'il m'accueillera favorable- 
ment? 

— T'y mènerais-je sans cela? 

Cette fois Robert retrouva un peu de courage et, 
comme Talvanne ouvrait la porte du cabinet, il le 
suivit. Vêtu de sa longue robe noire, sur laquelle 
tombait sa barbe blanche, Rameau, du fond de son 



244 LES BATAILLES DE LA VIE. 

fauteuil, sans bouger, les regarda venir. Sous ses 
sourcils touffus ses yeux brillaient, et sa bouche 
avait un bienveillant sourire. L'aliéniste s'avança 
tout près de lui et, du geste, montrant Robert qui 
restait immobile : 

— Je t'amène ce jeune ré frac taire, mais ce n'a 
pas été sans peine. J'ai rarement rencontré quel- 
qu'un de plus fermé. Il a fallu autant d'efforts pour 
le contraindre à avouer son amour que s'il s'était 
agi d'un crime... N'importe, habemus confitentem 
reum,,. Qu'allons-nous en faire? 

Rameau s'était levé, il s'adossa à la cheminée et, 
hochant sa tête grise, il dit : 

— Un homme heureux ! 

Robert pâlit d'émotion ; il fit entendre une excla- 
mation, qui ressemblait singulièrement à un san- 
glot, et comme le grand homme lui tendait les bras, 
il s'y jeta avec une filiale affection. 

— Allons! voilà qui va bien! s'écria Talvanne. 
Maintenant, occupons-nous un peu de la demoiselle. 

Il sortit, laissant l'élève et le maître en présence. 
Entre eux la glace était rompue, et le flot des aveux, 
trop longtemps retenus par Robert, s'épanchait li- 
brement. Il disait tous ses rêves, tous ses espoirs, 
toutes ses incertitudes, toutes ses craintes. Et, dans 
ces paroles brûlantes, le docteur, avec une douceur 
mélancolique, retrouvait un écho de sa passion 
morte. Oui, celui qui aimait ainsi aimait sincère- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 245 

ment,profondément,sans réserve,etne devait jamais 
changer. 

La nature délicate et tendre d'Adrienne serait com- 
prise par lui, et leurs deux cœurs battraient à Tunis- 
son de la même tendresse. Aucun germe de dé- 
saccord n'existait qui pût les séparer, comme ils 
lavaient été, Conchita etlui, par leurs dissentiments 
religieux. Robert, élevé pieusement, avait les sen- 
timents de l'honnête homme à qui, lorsqu'il était 
enfant, sa mère a appris à prier. Son intelligence, 
naturelle et acquise, l'avait incité à discuter avec lui- 
même, et beaucoup de parties du dogme n'avaient 
pas résistéàson libre examen, mais les persécutions 
violentes que la religion subissait n'avaient fait que 
raffermir sa foi ébranlée. En face de l'Église triom- 
phante il se serait peut-être émancipé; devant le 
culte menacé il s'était soumis. Le jour où Adrienne 
lui demanderait de s'incliner avec elle, il s'incli- 
nerait, et leur mutuel amour serait fortifié par leur 
mutuelle croyance. 

A cette idée, un soupir gonfla la poitrine de Ra- 
meau , et un amer regret assombrit son front. Ce 
grand esprit, qui dominait de si haut la pensée hu- 
maine, maudit, pour un instant, la clairvoyance sou- 
veraine qui , en le faisant si supérieur à ses sem- 
blables, l'avait éloigné du bonheur qui est dévolu 
aux humbles et aux simples. Il avait, nouveau Pro- 
méthée, plongé ses regards dans les mystères du ciel, 

14. 



246 LES BATAILLES DE LA VIE. 

et, foudroyé par le malheur, il portait au flanc une 
dévorante blessure. Mais n'avait-il pas payé, à lui 
seul, la dette de tous les siens, et, pour prix des pa- 
ternelles souffrances, Adrienne ne devait-elle pas 
obtenir une existence exempte de soucis et de tris- 
tesses? Robertla lui promettait avec une ardeur pas- 
sionnée, et il était porté à le croire. La sincérité 
éclatait dans ses yeux, comme son amour et sa re- 
connaissance. 

— Mon cher enfant, dit Rameau gravement, je 
te confie ce que j'ai de plus précieux au monde. Tu 
sais combien j'ai été malheureux. Ma fille est le seul 
être qui me rattache à l'existence. Ainsi c'est ma 
vie dont tu vas avoir la garde. Je t'ai instruit, je t'ai 
aplani la voie, tu es mon élève et presque mon fils. 
Ton grand-père avait été mon bienfaiteur, et je lui 
ai dû plus que tu ne me dois toi-même, car, sans 
moi, tu aurais pu devenir un homme remarquable, 
ta famille était en mesure de te donner une brillante 
éducation, tandis que j'étais l'enfant d'un ouvrier, 
destiné à rester grossier, ignorant, et c'est le doc- 
teur Servant qui m'a créé de toutes pièces. Jusqu'à 
ce matin, je n'étais quitte ni envers les tiens ni en- 
vers toi, mais je te donne ma fille, et à compter de 
cet instant, c'est toi qui deviens mon débiteur. 

— Tous mes jours seront employés à essayer de 
macquiiter. 

— C'est bien ! Je te crois et je te remercie. 



LE DOCTEUR RAMEAU. 241 

Ils étaient en face Tun de l'autre, la main dans la 
main, échangeant une chaude étreinte. La porte 
s'ouvrit et, conduite par Talvanne, Adrienne parut. 
Son doux visage resplendissait de joie et ses yeux 
ravis allaient de son père à celui qu'elle aimait. Ils 
restèrent à se regarder, immobiles, comme s'ils crai- 
gnaient de perdre la sensation délicieuse qu'ils 
éprouvaient tous. Enfin Rameau tendit les bras à sa 
fille qui, avec un cri de reconnaissance, se laissa 
aller sur sa poitrine. Le grand homme rapprocha les 
fiancés dans la même étreinte, les couvrit de son 
profond regard, comme s'il essayait, sur leur front, 
de lire le secret de leur destinée, mit leurs mains 
l'une dans l'autre, et courbant sa blanche tête de 
patriarche : 

— Mes enfants, dit-il, soyez heureux! 

Ils restèrent les mains unies, se souriant avec un 
étonnement joyeux, comme s'ils n'osaient pas encore 
croire à leur bonheur, puis, sans une parole, ils sor- 
tirent, appuyés l'un sur l'autre, ainsi qu'ils devaient 
l'être toute la vie. Au bout d'un instant, leur pas lé- 
ger se fit entendre sur le sable du jardin, et les deux 
vieillards, le cœur serré par l'éclosion radieuse de 
cet amour qui leur prenait à chacun un peu du cœur 
de leur fille, virent les deux jeunes gens qui, parlante 
voix basse , le sourire aux lèvres, oublieux de la terre 
entière, marchaient au soleil, parmi les fleurs. 



IX 



Le lendemain du jour où Robert et Adrienne 
avaient été fiancés, Rameau, dès le matin, se dirigea 
vers la chambre mortuaire, dans laquelle il n'entrait 
qu'en tremblant une fois chaque année. La maison 
était silencieuse. [Adrienne travaillait, au rez-de- 
chaussée, dans son petit salon d'études et Rosalie, en 
voyant le docteur prendre le chemin de Tapparte- 
ment de celle qu'elle continuait à pleurer comme lui, 
s'était sauvée. Rameau traversa donc solitaire le 
couloir du premier étage et arriva, pâle et le cœur 
battant, devant la porte . La clef était dans la serrure, 
comme si l'habitante, au lieu d'être partie pour tou- 
jours, allait rentrer d'un instant à l'autre. Le doc- 
teur «'arrêta indécis, prêt à remettre sa triste visite 
à plus tard. Mais un effort de volonté le porta en 
avant, il ouvrit d'une main ferme et pénétra. 

La pièce était dans une obscurité que rendait plus 
profonde pour lui le passage subit de la clarté à la 



LE DOCTEUR RAMEAU. 249 

nuit. Il resta debout, au milieu de cette ombre et de 
ce silence, saisi par la fraîcheur de cette chambre 
toujours fermée, tressaillant aux craquements de 
la boiserie ébranlée dans son annuelle immobilité, 
cherchant d'un regard troublé si personne ne mar- 
chait auprès de lui. Ses yeux, peu à peu habitués 
aux ténèbres, commencèrent à distinguer les formes 
des meubles. Là, était la table, plus loin la chaise 
longue sur laquelle Conchita aimait à s'étendre, 
laissant s'écouler les heures. Un filet de lumière, 
passant par un trou de la persienne close, allumait 
une étincelle d'or au sommet de la pendule et, dans 
l'enfoncement de l'alcôve, sous ses rideaux clairs, 
la masse du lit s'accusait confusément. Une odeur 
passée, comme un parfum de fleurs fanées ou dç 
flacon depuislongtempsdébouché,flottait dans l'air. 
Et, avec horreur, Rameau se rappela les entasse- 
ments de bouquets sur la bière, au jour fatal, et la- 
senteur fade de ces présents funèbres. 

11 se retourna frissonnant, cherchant, sur les tré- 
teaux de bois recouverts de velours semé de larmes, 
le cercueil massif qui contenait tout ce qu'il avait le 
plus aimé sur la terre. L'épouvante de cette soli- 
tude, sur laquelle planait lugubrement le souvenir de 
la morte, le saisit invincible, et rapidement, comme 
s'il se sentait poursuivi par un spectre, il alla à la 
fenêtre, l'ouvrit, poussa rudement les volets, et se 
retourna du côté delà chambre. Elle était vide, pou- 



250 LES BATAILLES DE LA VIE. 

dreuse, emplie par le soleil qui pénétrait à flots et, 
sur la muraille, dans une calme lumière, le portrait 
de Conchita souriait mélancolique, sa touffe de « ne 
m'oubliez pas » à la main. 

C'était tout ce qui restait de la femme et de Tami 
disparus : cette toile éclatante dans son cadre doré, 
souvenir navrant puisque, perpétuant la beauté du 
modèle et rappelant le talent du peintre, il faisait 
leur perte plus lamentable. Rameau s'oublia dans 
une douloureuse contemplation. En un instant, tout 
le passé apparaissait, devant lui : époque brillante 
où il montait vers les sommets dorés par l'aurore, 
maintenant laissés en arrière et ensevelis dans l'om- 
bre du couchant, époque heureuse où il marchait 
entre l'amour et l'amitié, tous les deux évanouis ne 
laissant, au lieu de l'espérance et de la joie, que le 
doute et la tristesse. 

Il éprouva un invincible accablement. Pourquoi 
n'était-ce pas lui qui était parti ? Il serait endormi dans 
la tranquillité du néant et ne traînerait pas une mi- 
sérable existence désolée par des regrets inutiles. 
Ce qu'il avait fait de grand : ses travaux admirés, ses 
découvertes fécondes, sa gloire, il l'oubliait, prêt à 
tout sacrifier pour quelques heures de ce passé en- 
volé. 

Assis près de la table sur laquelle se trouvaient 
encore, dans le désordre de l'usage quotidien, les 
menus objets dont se servait Conchita, il les regar- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 2:il 

dait avec des yeux pleins de larmes. L'amour qu'il 
avait pour sa fille, raffection qui le liait à Talvanne 
et à Robert, il ne se souvenait plus de rien et sa vie 
lui apparaissait comme un gouffre noir, dans lequel 
tout ce qui pouvait le rendre heureux s'était en- 
glouti pour toujours. Il maniait doucement un petit 
ouvrage commencé, surle canevas duquel Taiguille 
demeurait piquée, attendant que les doigts qui le 
tenaient habituellement vinssent le reprendre. 

11 avait vu bien souvent cette broderie dans les 
mains de Conchita, il lui semblait qu'elle en portait 
encore Tempreinte, qu'elle en gardait la chaleur, 
qu'elle en conservait le parfum. 111a porta à ses lèvres 
etneputretenirun sanglot. Des pleurs glissèrent sur 
ses joues et tombèrent sur la soie. 11 les laissa couler, 
sentant un profond soulagement à se montrer si 
faible, s'absorbant tout entier dans son chagrin, s'y 
complaisant avec une sorte de cruel plaisir. Il était 
seul, loin des regards, sans témoins, et avait le droit 
de s'abandonner comme le dernier des hommes, de 
cesser d'être le grand, l'illustre Rameau, pour n'être 
•plus qu'une brute ivre de larmes, cuvant sa douleur. 

Il resta longtemps ainsi. La pendule, arrêtée au 
moment de la mort, ne parcourait plus de ses ai- 
guilles dorées le cadran d'émail. Les heures s'écou- 
laient et la journée aurait pu passer tout entière 
sans que personne se hasardât à franchir le seuil de 
la chambre pour appeler celui qui y était enfermé- 



252 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Les bruits de la maison : portes poussées discrète- 
ment, passagefurtif d un domestique dansFescalier, 
voix étouffées avec précaution, parvenaient confus 
jusque-là sans éveiller l'attention de Rameau. Il 
avait oublié de manger, son esprit avait déserté son 
enveloppe matérielle et, insoucieux du présent, pla- 
nait dans le passé. 

Cependant, peu à peu, le soleil disparaissait der- 
rière les grands arbres de Tesplanadeetle jour per- 
dait de son éclat. Le portrait s'obscurcissait, comme 
si, devenu plus lointain, ses contours se fussent 
noyés dans le vague de la distance. Rameau voulut 
le mieux regarder et, se levant, rompit le charme 
de son rêve. Il se vit dans la chambre déserte et 
poussiéreuse , il se souvint qu'il y avait été conduit 
par de sérieux motifs et qu'au lieu de s'engourdir 
dans de mystiques méditations, il lui fallait faire 
d'activés et pénibles recherches. Il secoua sa tète 
blanche, passa ses mains sur ses yeux éblouis et, 
reprenant son sang-froid, il se dirigea vers la che- 
minée où , dans une coupe d'émail, sans qu'une main 
les eût touchées depuis quinze ans, les clefs de Con- 
chita étaient restées. 

Il prit le trousseau dans ses doigts tremblants, 
choisit une petite clef dorée, s'approcha d'un bon- 
heur du jour en bois de rose incrusté de cuivre, fit 
tomber l'abattant, garni àFintérieurde veloursbleu, 
et, avec un pieux respect, il ouvrit les tiroirs. Dans 



LE DOCTEUR RAMEAU. 253 

celui du milieu le papier à lettres timbré des initia- 
les C. R. était rangé auprès des enveloppes et du fin 
porte-plume en ivoire. Une photographie de la pe- 
tite Adrienne, en robe blanche, les jambes et les bras 
nus, debout sur un fauteuil, souriait dans un cadre 
d'émail. Rameau la prit et, avec étonnement, dessous 
il découvrit une miniature de Munzel. 

C'était bien lui, tel qu'au début de leur amitié, à 
vingt-cinq ans, blond, avec ses yeux bleus au regard 
toujours voilé d'une inexplicable tristesse. Le por- 
trait était signé du monogramme que le docteur avait 
vu, si souvent, au bas des toiles de petite dimension 
que le peintre brossait pour satisfaire aux comman- 
des des marchands de tableaux. Comment cette mi- 
niature, si complètement en dehors de la manière 
de Munzel, se trouvait-elle dans ce tiroir et réunie 
à la photographie d'Adrienne ? 

L'hostilité si opiniâtre que sa femme montrait à 
son ami , dans les premiers temps , revint à la mé- 
moire de Rameau, puis Fapaisement qui avait suivi 
l'envoi du portrait de M""* Etchevarray , et enfin l'in- 
timité des séances, lorsque Conchita allait poser. 
Sans doute, à cette époque, la jeune femme avait 
vu cette miniature à Tatelier et l'avait demandée, 
comme un souvenir de franche amitié. Mais d'où 
venait qu'elle ne l'eût point montrée à son mari 
et qu'il ignorât qu'elle fût en sa possession ? Pour- 
quoi était-elle cachée, au fond d'un tiroir, dans un 

45 



254 LES BATAILLES DE LA VIE. 

meuble ou jamais personne ne jetait un regard? 

Qu'aurait-il trouvé de surprenant à ce que Con- 
chitaeût obtenu un portrait deFrantz?Il s'en serait 
réjoui et aurait pris du plaisir à le regarder. C'eût 
été pour lui un souvenir précieux de l'ami si tragi- 
quement perdu et si amèrement regretté. Mais pour- 
quoi caché comme un objet défendu? Qu'y avait-il 
do criminel à posséder cette image? Et comment, 
de sa rencontre, Rameau éprouvait-il de l'émotion? 
N'aurait-il pas pu aussi bien découvrir le portrait 
de Talvanne ? 

A cette idée, un pli creusa son front pâli et un 
amer sourire crispa ses lèvres. Non ! il n'aurait pas 
trouvé, dans le tiroir de Conchita, un portrait de Tal- 
vanne et, s'il l'avait trouvé, son cœur n'aurait pas 
battu d'un mouvement plus rapide, une sueur d'an- 
goisse n'aurait pas mouillé ses tempes, il n'aurait 
rien vu là d'anormal, de louche, de répréhensible. 
L'honnêteté saine et solide de son ami aurait tout 
couvert de son prestige inattaquable, tandis que Mun- 
zel... 

Arrivé à cette conclusion de ses orageuses pen- 
sées^ Rameau frappa du pied avec colère, il fit en- 
tendre une exclamation qui résonna dans le silence 
morne de la chambre, il voulut imposer à son esprit 
de repousser ces soupçons plus absurdes encore 
qu'odieux ; il dit tout haut : 

— Allons! je divague! Quel poison s'est glissé 



LE DOCTEUR RAMEAU. 255 

dans mon cœur, quelle folie s'est emparée de mon 
imagination ? Frantz ? Autant soupçonner un frère ! 

Il levales yeux et ses regards rencontrèrent le por- 
trait de la ravissante jeune femme qui souriait, son 
petit bouquet bleu à la main. Oh ! le doux sourire 
de cette bouche exquise, le regard adoré de ces yeux 
languissants ! Pendant des semaines, le peintre les 
avait vus, admirés. Il les avait reproduits sur la 
toile et son pinceau avait modelé tous les contours 
de ces lèvres amoureuses, les caressant comme d'un 
baiser. Élait-il possible qu'il eût contemplé toutes 
ces beautés, sans devenir éperdûment amoureux du 
modèle ? 

Un nuage sombre passa sur l'esprit de Rameau. 
Mille pensées, qui ne l'avaient jamais effleuré de leur 
aile de flamme, le brûlèrent cruellement. Toutes les 
préventions de Talvanne, au début de leur liaison 
avecMunzel, l'animosité de son ami, instinctive 
comme celle du chien fidèle,ses averlissements,lors- 
que Conchi ta allai t seule à l'atelier de Frantz, tout lui 
revint précis, terrible, accablant. Il ne retrouva pas 
la confiance, qui lui faisait accueillir par des raille- 
ries toutes ces suspicions. En un instant, la jalousie 
dévorante l'avait détruite de ses ferments mortels. 
Rameau endura soudainement de telles tortures 
qu'il fut obligé de faire effort pour ne pas crier. Il 
rejeta laminiature qu'il avait gardée entre ses doigts, 
puis, avec une fièvre qu'il ne pouvait plus vaincre, il 



256 LES BATAILLES DE LA VIE. 

commença à fouiller tous les tiroirs, tous les com- 
partiments du meuble, jetant de côté, d'une main 
hâtive et brutale, les objets, l'instant d'avant adorés 
religieusement comme des reliques. 

Pris d'une horrible curiosité, il voulait pénétrer 
les secrets de la femme près de laquelle il avait 
vécu, pendant dix ans, avec une confiante sérénité. 
Il violait les mystères de la mort, il profanait le si- 
lence de la tombe, prêt à se plaindre que Conchita 
nefûtpluslà, non paspourraimer,mais pour la ques- 
tionner, l'effrayer, la rudoyer. Toute sa tendresse 
se tournait en haine, à l'idée que celle qu'il avait si 
passionnément regrettée, qu'il pleurait encore, à la 
minute même, avait pu le duper, lui dissimuler un 
caprice, lui cacher une aventure... Ses poings se 
crispèrent et il grinça des dents. Oui, il en était là. 
Il admettait que la morte sacrée avait pu être in- 
fâme et il cherchait furieusement les preuves de 
son crime. 

Pour aller plus vite, il sortit les tiroirs de leurs 
coulisses et les lança sur le tapis, bientôt couvert de 
rubans, de fleurs sèches, de menus souvenirs. Ses 
mains inquiètes sondaient le bois avec une adresse 
de policier. Il semblait avoir l'instinct de la cachette 
possible, habilement dissimulée, mais il ne trouvait 
rien, et sa colère sans aliments se dévorait elle- 
même, d'autant plus furieuse qu'elle devenait moins 
fondée. Soudain, il poussa un cri. En tâtant la pa- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 257 

roi intérieure du meuble, ses doigts avaient rencon- 
tré une aspérité et s'y étaient accrochés. Un craque- 
ment avait retenti et un double fond, ménagé dans 
Tépaisseur d'une tablette, s'était démasqué. 

Rameau demeura un moment immobile : autant 
il avait mis d'ardeur à poursuivre la certitude qu'il 
voulait acquérir, autant il appréhendait maintenant 
de la posséder complète. Le doute le torturait, mais 
c'étaitencore le doute. Devant lui, dansce recoin obs- 
cur et poudreux, la preuve s'offrait. Il n'avait qu'à al- 
longer le bras pour s'en emparer et il hésitait, épou- 
vanté devant ce fait matériel, devant ce témoignage 
palpable qui ne lui laisserait plus de recoui-s et dé- 
truirait à jamais son illusion. 

Il regarda, de loin, attentivement. Un mince pa- 
quet blanc, entouré d'un ruban fané, se voyait dans 
l'étroit passage. Lentement il avança les doigts, le 
prit et, sans hâte de l'ouvrir, il alla se rasseoir près 
de la fenêtre. Il dénoua posément le ruban, enleva 
l'enveloppe de papier et trouva une vingtaine de let- 
tres. Il n'en voyait pas l'écriture et, jusque-là, rien 
n'accusait Conchita. Une espérance suprême ré- 
chauffa le cœur de Rameau. Si c'étaient des lettres 
de son père ou de sa mère, gardées comme de pieux 
souvenirs ! 

Mais pourquoi les cacher si elles ne contenaient 
rien de mal? Pourquoi ce double fond et pourquoi 
cette défiance ?Non ! La correspondance n'était point 



268 LES BATAILLES DE LA VIE. 

innocente, elle ne venait point, elle ne pouvait venir 
d'un autre que d'un amant I Tout l'attestait, le prou- 
vait, et le nom de Tinfâme allait apparaître au bas 
des lettres scélérates. 

Du bout des doigts, comme s'il touchait à du poi- 
son. Rameau déplia une des feuilles jaunies et, avec 
horreur, il reconnut récriture de Munzel. Il voulut 
lire et, terrible, il porta les yeux sur les lignes accu- 
satrices. C'était la première des lettres reçues par 
Conchita après le départ de Frantz, et les tristesses 
de la séparation y étaient retracées avec une élo- 
quence déchirante. L'amour éclatait dans ces pages, 
mais le remords y était dépeint avec une puissance 
d'expression qui fit frémir Rameau. Certes l'aini était 
coupable, mais la femme combien davantage ! Toute 
l'histoire de la faute était retracée là, en phrases brû- 
lantes de passion et de douleur : la tyrannique vo- 
lonté de la maîtresse, qui rappelait son amant auprès 
d'elle, et les protestations enfiévrées du malheureux» 
pris entre la volupté de ses souvenirs elt l'exécration 
de sa trahison. Oui, il maudissait sa faiblesse qui 
l'avait conduit à tromper son ami, et il aimait tant 
qu'il ne pouvait se résoudre à regretter d'avoir com- 
mis l'infamie. Et, torturé par le double regret du 
bonheur etde l'ignominie, ilfuyaitpardelàlesmers, 
pour être sûr d'échapper à sa dangereuse ivresse ; il 
allait mortifier sa chair criminelle dans les déserts, 
isolé, loin des tentations adultères. 



LE DOCTEUR RAMEAU. 259 

Alors, devant les yeux éclairés de Rameau, tout le 
passé apparut dans son horrible réalité. Il comprit 
pourquoi Munzel pleurait, en lui disant qu'il l'aimait 
toujours tendrement,mais qu'une raison impérieuse 
le contraignait à s'éloigner. Il revit le front pâle du 
blessé, dans la petite suiferie de Saint-Maur, et les 
regards suppliants du mourant, dans la chambre de 
TalvanneàVincennes.Munzel était presque heureux 
d'expirer sous les yeux de Rameau, dans ses bras, 
assisté par lui, comme si, en même temps que ses 
soins, il eût reçu son pardon. 

De quelle voix il lui parlait : oh ! tout ce qu'il y 
avait de prière, de regret, de tendresse dans sa voix 
affaiblie! Oh! Franlz! Compagnon de la jeunesse! 
Ami de toutes les heures bonnes et mauvaises, si fra- 
ternellement traité pendant tant d'années, était-ce 
possible que, pour une femme, il eût tout oublié? 
Quel poison l'amour avait-il donc versé dans son 
cœur, pour y éteindre tous les délicats sentiments, 
toutes les belles fiertés qui donnaient tant de prix 
à son amitié? Quoi! Pour une ivresse si courte et 
dont le réveil avait été si cruel, tout trahir, tout 
profaner ! Outrager un homme pour lequel il serait 
mort sans hésitation ! Salir l'honneur de celui qui 
se serait porté garant pour lui, eût-il dû risquer sa 
fortune et sa liberté ! 

Des larmes coulèrent sur les joues de Rameau, 
non des larmes d'attendrissement, mais des larmes 



1 



260 LES BATAILLES DE LA VIE. 

de chagrin. Sa souffrance n'était plus physique : il 
était sans colère. La jalousie ne lui faisait plus bouil- 
lonner le sang. L'orage était plus haut : il grondait 
dans son cerveau . Il pleurait sa foi détruite, ses illu- 
sions envolées. Il n'avait cru qu'à l'humanité, etl'hu- 
manité le trahissait. Il avait fait de l'homme l'unique 
maître de la nature, et l'homme, en qui il avait placé 
ses affections les plus vives, lui était démontré misé- 
rable et infâme. Alors que restait-il? Rien. 

II s'adressa désespérément à sa philosophie. Elle 
demeura impuissante. Il lui demanda une consola- 
tion, une excuse, une raison, un argument. Elle ne 
lui fournit pas une réponse qui soulageât sa pensée 
ou qui adoucît son cœur. Sombre, il se dit : Au moins 
les fidèles ont Dieu ! Puis, par un brusque ressaut de 
son esprit rebelle, il protesta aussitôt contre cet 
abandon de lui-même. Ce retour à l'idée d'un être 
supérieur n'était-il pas de la simple pusillanimité? 
Ce besoin de se rattacher à une puissance céleste, 
n'était-ce pas la crainte de se voir abandonné et livré 
à soi-même? Il en avait ri, de ce besoin, de cette 
crainte, autrefois, et aujourd'hui il les subissait. II 
était sur le point d'y céder. 

L'humiliation de se sentir si faible déchaîna en lui 
de soudainesviolences.il ricanaamèrement.Ah! ah! 
les suprêmes secours de la reli gion ! C'était donc cette 
angoisse secrète, endurée par lui, qui, au moment de 
quitter la vie, courbait tant d'incrédules devant un 






LE DOCTEUR RAMEAU. 261 

prêtre ? Le sentiment d e la solitude morale , qui épou- 
vantait les plus sceptiques et les poussait à vouloir 
peupler d'un Dieu cette solitude, il venait de l'éprou- 
ver. Il entra en révolte contre une si lâche hypo- 
crisie. 

Cette religion, qu'on montrait comme la consola- 
tion unique, était-elle autre chose que mensonge et 
duperie? La dévotion ne s'alliait-elle pas merveil- 
leusement avec la faute ? Il savait ce que pouvait oser 
la dévote. Il en avait aimé une et la piété ne l'avait 
pas détournée du vice. Elle l'avait même aidée à s'y 
livrer : la certitude de l'absolution rendait la chute 
si facile ! Un court repentir, quelques prières et la 
femme rassurée, rafraîchie, retournait au mal. Cette 
périodicité du repentir et du crime, n'était-elle pas 
ce qu'on pouvait rêver de plus infâme? 

Il était, en ce moment, repris de toute sa fureur. 
Son visage pâle était couvert d'une sueur glacée. 
Il avait l'écume au coin des lèvres. Il eût tué la cou- 
pable, s'il l'avait vue apparaître. Il n'accusait plus 
Frantz. C'était elle qui était responsable de la forfai- 
ture. C'était elle qui y avait entraîné son complice. 
Il se découvrait, rétrospectivement, haï par elle. Du 
jour où il avait refusé de se prêter à ses mystiques 
fantaisies, elle l'avait rejeté de son cœur et, entre 
elle et lui, sa religion s'était élevée comme une bar- 
rière maudite. 

Ilmarchaità grands pas dans la chambre, heurtant 

15. 



262 LES BATAILLES DE LA VIE. 

les meubles , sans précaution , sans respect, tout à 
sa fièvre. Par delà le tombeau, il poursuivait de sa 
colère celle qui Favait trompé. Il trouvait des aggra- 
vations à sa faute, il Faccablait de reproches, d'in 
jures, il eût voulu la frapper. Brusquement il leva 
la tète et ses regards rencontrèrent la toile maudite 
sur laquelle Conchita immuablement souriait, avec 
ses fleurs d'amour dans la main. Il lui sembla que le 
charmantvisage le bravait.C'étaità son amant qu'elle 
souriait ainsi, pensa-t-il. Et toute ma vie j'aurais cette 
image, insolemment adultère, devant les yeux?... 

De son cœur un flot enflammé monta à son cer- 
veau. Il poussa un cri sourd et, d'une main, saisissant 
le cadre d'or, il l'arracha du mur et le fit tomber sur 
le parquet. Il s'y brisa avec un effroyable bruit et 
ses éclats roulèrent de tous côtés, dans un nuage de 
pous si ère . A terre , étendu comme un mort , le portrait 
souriait toujours. Alors Rameau s'avança et, furieu- 
sement, de son talon il frappa l'adorable figure. Sur- 
excité par son action même, il redoubla et, avec une 
frénétique rage de démolir et d'effondrer, il se mit 
à piétiner la toile, criant d'une voix entrecoupée : 

— Tiens, misérable! Tiens, infâme! Tiens, basse 
et immonde créature! Que ne puis-je t'écraser toi- 
même ! 

Échevelé, les poings crispés, l'œil injecté de sang, 
acharné à son œuvre de destruction, il semblait un 
fou. Comme il continuait à crier ses injures, la porte 



LE DOCTEUR RAMEAU. 263 

de la chambre s'ouvrit et, amenée par Finquiétude, 
tremblante d'émotion, sa fille parut. En la voyant 
sur le seuil, Rameau recula hagard. Avec un hor- 
rible saisissement, en elle, ainsi éclairée par la pleine 
lumière, il avait retrouvé Conchita, mais blonde 
avec des yeux bleus : les cheveux et les yeux de 
Munzel. Il la dévorait du regard, et Adrienne, 
voyant son père le visage convulsé, les habits en dé- 
sordre, au milieu de ces décombres, en proie à cette 
démence, n'osait faire un pas en avant. Il cria d'une 
voix terrible : 

— Que viens-tu chercher ici? 

Lajeune fille pâlit, suppliante; elletenditles bras : 

— Mon père... 

— Tais-toi ! interrompit-il avec un geste formi- 
dable. Pas ce nom ! . . . Pas dans cette chambre infâme ! 
Va-t'en! va-t'en! que je ne te voie plus! tu me fais 
horreur ! 

A ces paroles, si différentes de celles que ce père 
tendrement aimé lui adressait chaque j our , Adrienne 
fit un mouvement, comme pour chasser une vision 
terrifiante. Le sang reflua à son cœur, qui battit à 
l'étouffer. Elle eut un voile devant les yeux, ses 
jambes plièrent sous elle et une teinte livide s'éten- 
dit sur ses joues : 

— Je t'en prie, tu me fais peur ! ... Qu'y a-t-il donc ? 
balbutia- t-elle. Pourquoi me repousses-tu? Est-ce 
que j'ai fait quelque chose de mal? 



2G4 LES BATAILLES DE LA VI.E. 

— Le mal ? Tu en es tout entière l'incarnation ! s'é- 
cria Rameau dont les yeux égarés flambèrent de fu- 
reur. Le mal, tu es son expression vivante ! Le mal, 
c'est toi ! Oui, toi, preuve odieuse de l'infamie dont tu 
perpétues le souvenir ! Je ne sais à quoi il tient que 
je ne t'écrase ! 

m'avait prise par Tépaule et la secouait avec vio- 
lence. Elle ne disait plus une parole, épouvantée non 
pour elle, mais pour son père. Elle le jugea fou. 
Une douleur immense emplit son cœur, des larmes 
coulèrent sur ses joues, elle n'eut plus la force de se 
soutenir et se laissa aller à genoux, comme pour 
demander grâce. En l'entendant tomber sur le par- 
quet. Rameau eut un retour de raison. Il ne vit plus, 
devant lui, que l'enfant qu'il avait adorée pendant 
dix-huit années. 

Il lui tendit les bras, voulut la relever, il cria : 

— Adrienne? 

— Oh! c'est fini -.c'est toi, je retrouve tes regards 
et ta voix! fit la jeune fille avec une joie ardente. 

Elle essaya de lui passer les bras autour du cou, 
de s'attacher à lui, de le reconquérir. Mais, d'un coup 
d'œil, il avait parcouru, la chambre. Il avait revu le 
portrait déchiré, les lettres en lambeaux, les meu- 
bles abattus. Toute l'horrible vérité s'était emparée 
de sa pensée ; sa figure, en un instant, était redeve- 
nue implacable. Il repoussa l'enfant, s'arracha à son. 
étreinte, et d'une voix tonnante : 



LE DOCTEUR RAMEAU. 265 

— Arrière I Point de simagrées I Je ne veux plus 
être dupé ! Hors d'ici ! 

Le bras tendu, sa haute taille redressée, effrayant 
de colère, il montrait la porte. Adrienne, boulever- 
sée par ce rapide passage de Tespérance à la plus 
cruelle déception, ne fit pas entendre un soupir. Elle 
blêmit, ses yeux se cernèrent et, de sa hauteur, elle 
tomba sur le plancher. Au même moment, la vieille 
Rosalie entrait attirée par Téclat des voix. Elle vit la 
jeune fille étendue au milieu du mobilier détruit, 
elle fondit sur elle, ainsi que sur une proie, l'entoura 
de ses bras, la tâta, pour s'assurer qu'elle était vi- 
vante. Elle jeta à Rameau un regard suppliant, elle 
le trouva sombre, immobile, impassible. Elle dit 
sourdement : 

— Mon Dieu ! 

Puis, sans une question, sans un appel, sans un 
mot, elle enleva l'enfant et, chargée de son précieux 
fardeau, passant devant le père, elle sortit. Derrière 
la servante, Rameau quitta la chambre, ferma la 
porte, mit la clef dans sa poche et, lentement, se 
dirigea vers son cabinet, où il disparut. 

Rosalie, à travers les couloirs, gagna l'extrémité 
de la maison. Arrivée à l'appartement d'Adrienne, 
elle appela à ^ands cris, sans retenue, sans ména- 
gement. Deux femmes accoururent. Comme elles 
levaient les bras au ciel, en poussant des hélas, et se 
perdaient en questions : 



266 LES BATAILLES DE LA VIE. 

— Taisez-vous, dit rudement la vieille femme 
de charge en entrant dans un petit salon. Mademoi- 
selle vient de se trouver mal... Qu'une devons pré- 
pare son lit, que l'autre descende dire au cocher 
d'atteler et d'aller immédiatement chercher le doc- 
teur Talvanne à Vincennes, au valet de chambre de 
courir chez M. Robert et de le ramener à l'instant... 
Marchez, et pas de (discours : ce n'est ni le lieu, ni 
le moment. 

Elles s'élancèrent. Restée seule, Rosalie déposa 
Adrienne sur un canapé et, prenant dans le cabinet 
de toilette un flacon d'eau de Cologne, elle essaya 
de la faire revenir à elle. Ses cheveux blonds dé- 
noués, les yeux clos et toute pâle, comme une jeune 
martyre, la jeune fille était si belle que la servante 
s'oublia un instant à la regarder. Puis, ressaisie par 
l'inquiétude, elle lui mouilla les tempes et la paume 
des mains, la réchauffant, la couvant ; elle lui parla, 
l'appelant doucement, maternellement, sans pou- 
voir faire cesser son immobilité. Dans la maison, le 
silence était redevenu profond. Plus de cris irrités, 
plus de coups sourds, plus de piétinements affolés. 
La tempête s'était calmée, mais le calme rétabli 
était peut-être encore plus gros de menaces et de 
violences. 

Un pas rapide, glissant sur le parquet du couloir, 
fit lever vivement Rosalie, elle alla ouvrir la porte et 
se trouva en face de Robert. Il ne questionna pas; 



LE DOCTEUR RAMEAU. 267 

elle n'expliqua rien. Il avait vu la jeune fille, tou- 
jours étendue, immobile et froide. Il lui toucha la 
main, s'assura que le pouls batt'^it. Et, un peu ras- 
suré, il examina le visage. Les yeux se violaçaient 
et la mâchoire se contractait pinçant la bouche. 

— Donnez-moi de Téther, dit le jeune homme à 
la femme de charge. Elle sortit et, en un clin d'œil, 
reparut tenant une bouteille et une cuiller. Robert 
versa quelques gouttes, approcha la cuiller des lè- 
vres d'Adrienne et, lentement, avec effort, parvint à 
faire pénétrer la liqueur entre les dents serrées. Une 
rougeur empourpra les joues de la malade, elle 
poussa un soupir et ses paupières se relevèrent. Elle 
parut reconnaître celui qui la soignait, un dou- 
loureux sourire passa sur ses lèvres décolorées, 
elle pâlit de nouveau et resta inerte. L'évanouis- 
sement cependant avait cessé et les mains, tout à 
l'heure glacées et rigides, redevenaient moites et 
souples. 

— Il faudrait la mettre dans son lit, dit Robert. 
Et comme Rosalie approuvait d'un signe de tète, il 
ajouta : 

— Où est son père? 

La vieille gouvernante fronça le sourcil , elle se 
recueillit pendant une seconde, comme si elle avait 
un grand parti à prendre, puis sans regarder le j eune 
homme : 

— Monsieur est sorti depuis le déjeuner, répondit- 



268 LES BATAILLES DE LA VIE. 

elle froidement. Mais on l'a envoyé prévenir, ainsi 
que le docteur Talvanne... 
Puis, coupant court à des explications difficiles : 

— Teftez, prenez Tenfant par les épaules. Nous 
allons remporter à nous deux. . .Elle n'est pas lourde, 
la chère mignonne... 

La porte de la chambre était ouverte. Une cham- 
bre tendue de soie blanche semée de bouquets roses, 
à meubles laqués blancs, fraîche, claire, virginale, 
embaumée d'un léger parfum. Robert y entrait pour 
la première fois. Il eut le cœur serré. Il lui sembla 
que cette violation avait la mort pour excuse. Il 
abaissa ses regards sur le visage do la jeune fille, il 
frémit à la pensée que ces beaux yeux fermés ne se 
rouvriraientplusjamais.il voulut chasser ce funèbre 
pressentiment. Autour de lui, il vit tout animé et 
riant . Mais, au même instant, un nuage passa devant 
le soleil, le ciel s'obscurcit et la chambre devint 
sombre. Il entendit confusément Rosalie qui lui di- 
sait : 

— Retournez dans le salon, je vous appellerai 
aussitôt que je l'aurai couchée. 

Il sortit machinalement, très troublé, commen- 
çant à éprouver une violente inquiétude. Il fit appel 
à sa science et rechercha, dans sa mémoire, quelles 
graves maladies pouvaient avoir,pour premier symp- 
tôme, une syncope suivie d'un état de prostration 
complète. Il en trouva vingt. Il ne s'arrêta à aucune 



LE DOCTEUR RAMEAU. 269 

certitude. Il était hésitant, épeuré. Que deviendrais- 
je, pensa-t-il, si j'étais obligé de la soigner? Dans 
quelles angoisses vivrais-je ? Combien ce savoir,dont 
nous sommes si fiers, est limité et comme nous en 
comprenons Tinanité quand il s'agit d'en tirer parti 
pour ceux que nous aimons ! Que fera le docteur Ra- 
meau?La pensée que le père d'Adrienne allait bien- 
tôt arriver et combattre lui-même la maladie, illu- 
mina les ténèbres dans lesquelles il se débattait. Il 
avait en son maître une foi si complète qu'îJ re- 
trouva tout son calme. 

Il se sentit rassuré et tranquille, comme le soldat 
commandé par un général toujours victorieux. Le 
docteur, d'un coup d'œil infaillible, établirait le 
diagnostic. Et, quant aux soins à donner, son esprit, 
merveilleusement inventif, trouverait certainement 
quelque remède souverain. Tant de fois Rameau 
avait fait des miracles, comme les thaumaturges de 
l'antiquité, que Robert éloignait toute crainte, sûr 
qu'au moment décisif un prodige se produirait, qui 
assurerait le salut de la malade. C'était sa fille ! De 
quoi ne se montrerait-il pas capable, lorsque l'être 
qui lui était le plus cher au monde serait menacé ? 
Souvent, Robert le savait, des médecins, et non des 
moins célèbres, avaient reculé devant la responsa- 
bilité de soigner leurs femmes ou leurs enfants. Ils 
avaient subi ce trouble, cet anéantissement de toutes 
les facultés que le jeune homme avait ressenti si 



270 LES BATAILLES DE LA VIE. 

vivement. Mais Rameau pouvait-il être accessible 
à ces faiblesses? N'était-il pas, par la force de son ca- 
ractère et la clarté supérieure de son intelligence, 
au-dessus de Thumanité? 

Rosalie, en traversant le salon, arracha le jeune 
homme à sa méditation. Il interrogea du regard la 
femme de charge. Elle répondit à voix basse : 

— L'enfant semble dormir. Vous pouvez entrer. 

Sur répais tapis, il parvint sans bruit auprès du 
lit, et étendue, le visage maintenant rougi, les yeux 
toujours fermés, il vit Adrienne. Son bras blanc, 
allongé sur Je drap, tressaillait, comme si tous les 
nerfs, mis en mouvement par une agitation inté- 
rieure, en eussent vibré. La respiration était brève, 
un peu sifflante, les dents toujours serrées par une 
violente contracture. Cet état, si évidemment dou- 
loureux, réveilla les inquiétudes de Robert. Non, 
Adrienne ne dormait pas. Et Tanéantissement dans 
lequel elle demeurait plongée, attestait en son or- 
ganisme des désordres sérieux. 

Il se leva et se dirigea vers la fenêtre. Sur l'espla- 
nade des Invalides, les soldats faisaient l'exercice, 
comme tous les jours, sous l'œil émerveillé des ba- 
dauds. Il regarda laipendule : une heure déjà s'était 
écoulée, depuis son arrivée dans la maison. Une im- 
patience fébrile s'empara de lui. Que faisait Rameau, 
pour ne pas venir? Où était Talvanne? Qu'ordon- 
ner, en leur absence, et comment oser s'y décider? 



LE DOCTEUR RAMEAU. 211 

Il lui devint impossible de rester ainsi seul auprès 
du lit dans lequel était étendue, sans regard et sans 
pensée, la femme qu'il adorait. Il fut sur le point de 
sonner. Le roulement d*une voiture dans la cour 
Tarrêta. Il éprouva un soulagement immédiat. En- 
fin, on lui apportait du secours, il n'allait plus se 
trouver abandonné àlui-même. La voix de Talvanne, 
retentissant dans Tescalier, Tamena à la porte du 
salon. Il ouvrit, et Taliéniste essoufflé entra. 

— Ah ! Te voilà, dit-il d'une voix brève. Eh bien? 
Comment est-elle ? 

— Toujours dans le même état. Une sorte de som- 
nolence fébrile... 

Talvanne interrompit le jeune homme : 

— Examinons ça. 

Il passa dans la chambre. A la tête du lit déjà Ro- 
salie l'avait devancé. Il observa avec attention sa 
filleule immobile, comme s'il voulait faire pénétrer 
son regard au dedans d'elle. Il hocha la tête, puis 
souleva délicatement la paupière de la jeune fille. 
Un strabisme soudain avait troublé sa vue. Il tâta le 
front couronné de cheveux d'or et le trouva brûlant. 
Il glissa sa main sous la nuque et là palpa fortement. 
Adrienne poussa un douloureux soupir. Le visage 
de Talvanne se rembrunit, il jeta un coup d'œil sur 
la gouvernante et sur Robert. Il les vit anxieux, at- 
tendant son jugement. Il hocha de nouveau la tête, 
fit entendre une toux sèche, et murmura : 



272 LES BATAILLES DE LA VIE. 

— Il faut voir... 

Puis s'adressant à la vieille sentante : 

— Où est Rameau? 

— n vient de rentrer à Tinstant... 

Comme Robert, à ces paroles, manifestait une pro- 
fonde surprise et s'apprêtait à questionner, elle prit, 
avec un air d'autorité, Taliéniste par le bras et l'at- 
tirant à l'écart : 

— Descendez le trouver ; il est dans son cabinet, 
dit-elle d'une voix tremblante, et tâchez de lui ren- 
dre la raison. Il s'est passé aujourd'hui, ici, des cho- 
ses bien malheureuses... Dieu veuille que tout cela 
ne nous coûte pas la vie de notre enfant !... 

Talvanne, stupéfait par l'étrangeté de cette con- 
fidence, ouvrait la bouche pour demander à la vieille 
femme de s'expliquer plus complètement. Elle parut 
avoir lu dans sa pensée, et coupant court à sa curio- 
sité: 

— Ce n'est pas à moi qu'il appartient de vous éclai- 
rer... Descendez chez lui... interrogez-le... Il vous 
contera ce qui s'est passé, s'il le veut et s'il l'ose !... 
Oui ! Il osera... C'est un homme terrible !..* Et tan- 
tôt j'ai cru qu'il allait tuer cette pauvre petite-là !.. . 

— Tuer ! répéta Talvanne en pâlissant : Rosalie, 
réfléchissez un peu à ce que vous dites ? 

— Il ne réfléchissait guère à ce qu'il faisait,lui ! ré- 
pliqua la gouvernante avec amertume. Il était fou. . . 
Fou de colère!... 



LE DOCTEUR RAMEAU. 27à 

Elle s'interrompit, puis très grave : 

— Mais pourquoi faire peser les fautes sur ceux 
qui en sont innocents ? 

Elle et lui se regardèrent très émus. Ces moL:^ 
avaient suffi. Une mystérieuse communication 
s'était faite entre eux. En une seconde tout s'était 
éclairci, et Talvanne était préparé à ce qu'il devait 
entendre. Il fit : 

— Ah ! Ah ! 

Et ces deux interjections signifiaient si bien : 
« Gomment, vous saviez tant de choses, et depuis si 
longtemps, sans qu'il y parût? » que la vieille femme 
répondit par un signe de tête affirmatif. Talvanne 
alors se tourna vers Robert resté près du lit de lit 
malade : 

— Attends-moi là, je remonte tout de suite avec 
Rameau. 

Et, laissant le jeune homme, assisté de la gou- 
vernante, auprès d'Adrienne, il se dirigea vers la 
cabinet de son ami. 



Après ce dernier mouvement de fureur quiTavait 
emportéjusqu'aux plus extrêmes violences, Rameau 
était resté quelque temps dans un état d'immobilité 
complète. Assis dans un fauteuil profond, il se sen- 
tait accablé de fatigue et son cerveau lui paraissait 
vide. On lui eût crié tout à coup que la maison pre- 
nait feu, ou menaçait de s'écrouler, qu'il n'eût pas fait 
un mouvement pour se lever et fuir. Tout lui était 
indifférent et le naufrage de sa vie le laissait ané- 
anti. Qu'avait -il à craindre maintenant? Que pou- 
vait-il lui arriver qui fût plus atroce que ce qu'il ve- 
nait d'endurer? Sa vie, irrémédiablement brisée, 
eût-elle valu la peine d'être défendue? Quels re- 
grets aurait-il éprouvés, en fermant les yeux pour 
toujours? Il eût cessé de voir cette terre féconde 
en malheurs, ce monde tout rempli d'abjections. Il 
se fût plongé délicieusement dans le néant, c'est-à- 
dire dans l'insensibilité. 



LE DOCTEUR RAMEAU. 275 

Tout l'avait déçu et trahi, dans cette vie infâme 
qu'il maudissait. La destinée ne lui avait pas même 
fait la charité de respecter sa dernière illusion. Il avait 
fallu qu'il subît sa douloureuse passion, qu'il en dé- 
gustât le fiel, qu'il en sentit tous les clous, toutes les 
épines. Il avait été savamment torturé et ses bour- 
reaux étaient hors d'atteinte. Pour lui point de ven- 
geance. Lamortâvait tout pris d'avance. Et lui,rim- 
bécile, pleurant les deux coupables de ses larmes les 
plus amères, il avait tenté l'impossible pour adoucir 
leurs souffrances. 

Malédiction ! Si c'était à recommencer! S'il pouvait 
les tenir là pour leur cracher son mépris et sa haine, 
pour jouir de leur angoisse, pour voir couler sur 
leur front la sueur glacée de l'épouvante. Mais non, 
ils avaient rendu le dernier soupir entre ses bras ca- 
ressants, sous ses yeux consolants, calmes comme 
si leur conscience ne leur reprochait rien. Ils étaient 
morts hypocrites et menteurs, ainsi qu'ils avaient 
vécu. Et lui, qu'allait-il devenir? Comment trouver 
l'énergie nécessaire pour supporter ce dernier écrou- 
lement ? Vivre encore, après tant de déceptions, lors- 
que l'existence ne lui offrait plus que des tortures ? 
A quoi bon? Le repos suprême, voilà ce qu'il lui fal- 
lait. 

Et il se le procurerait si facilement ! Il n'avait que 
quelques pas à faire, une armoire à ouvrir et, parmi 
les substances si nombreuses qui lui servaient pour 



276 LES BATAILLES DE LA VIE. 

ses expériences, il lui suffirait d'en prendre une, d'en 
avaler quelques gouttes, et, sans souffrir, il s'endor- 
mirait. Aucun scandale autour de sa tombe. On ne 
croirait assurément qu'à une congestion cérébrale. 
D'ailleurs les traces du poison choisi seraient diffi- 
ciles à trouver, et sa fin offrirait toutes les appa- 
rences les plus naturelles. 

Il sourit lugubrement en se sentant maître de sa 
destinée. Il éprouva une sorte de soulagement, 
comme après le règlement d'une situation difficile. 
Ayant pris le parti de rejeter toutes ses tristesses et 
toutes ses douleurs, il les sentit déjà moins vives. Il 
retrouva la force de se lever et de faire quelques pas 
dans son cabinet. Il laissa tomber, en passant, un 
coup d'ϔl sur les papiers qui couvraient son bu- 
reau, et se dit qu'il n'achèverait pas le travail com- 
mencé. Mais qu'était-ce que ce travail auquel il avait 
pris tant d'intérêt? Quelle valeur avait-il? Sur quelle 
base certaine le faisait-il reposer? Tout, dans ce 
monde infirme, n'était-il pas sujet à l'erreur? Qui 
pouvait se flatter d'avoir raison et de connaître le 
vrai absolu? 

Lentement, plongé dans sa méditation, il gagna 
son laboratoire. D'un mouvement machinal, il ou- 
vrit une armoire et, sur les rayons, examina une 
cinquantaine de flacons étiquetés de rouge. Il en 
saisit un, tout petit, l'étudia au jour, pour s'assurer 
qu'il ne se trompait pas, referma son armoire, re- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 277 

vint dans son cabinet, plaça le flacon sur une table, à 
portée de la main, et se rassit. Il décida qu'il atten- 
drait une heure, afin de se donner le temps de cher- 
cher s'il n'avait aucune disposition à prendre avant 
de disparaître .11 pensa à Tal vanne et une ombre passa 
sur son front. 

Celui-là l'aimait sincèrement et d'une affection 
profonde , dont il lui avait f o urni des marques à toutes 
les heures de sa vie. Allait-il donc se séparer de ce 
fidèle compagnon, sans lui laisser une preuve qu'il 
ne l'avait pas oublié? Quoi I Pas un mot, pas un sou- 
venir, pas une suprême confidence ? A cette idée que 
Talvanne pourrait mêler des reproches à sa dou- 
leur, le cœur de Rameau se serra. U se leva et, s'ap- 
prochint de son bureau, il se disposait à écrire à son 
ami lorsqu'une porte s'ouvrit et celui-ci parut. 

Ils restèrent un instant à s'observer. Ils étaient 
presque aussi pâles l'un que l'autre. Tout à coup les 
yeux de Talvanne tombèrent sur le flacon étiqueté 
de rouge. Il fit deux pas, s'en empara vivement, lut 
la désignation, et, avec un cri de reproche, le repo- 
sant sur la table : 

— Toi, Rameau! Un homme tel que toi? 

Le docteur baissa la tête et, sans chercher à nier, 
d'une voix si douloureuse qu'elle tira des larmes à 
son ami, il répondit simplement : 

— Je suis si malheureux ! 

— Mais qu'y a-t-il donc? s'écria Talvanne presque 

16 



278 LES BATAILLES DE LA VIE. 

avec colère, tant le chagrin de celui qu'il aimait plus 
que lui-même lui paraissait injuste et cruel. 
Un feu sombre s'alluma dans les yeux de Rameau : 

— Ce qu'il y a? Tu vas le savoir? 

II saisit la main de Taliéniste et, sans ajouter un 
mot, l'entraînant à sa suite, il sortit, traversa les 
couloirs, monta l'escalier et s'arrêta devant la porte 
de l'appartement de la morte. Avec la clef qu'il avait 
emportée, il ouvrit, et repris de sa colère : 

— Regarde les débris de tout ce que j'entourais 
d'un culte. Ici, tout est renversé, déchiré, souillé et 
profané. Eh bien! Il y a moins de ruines que dans 
mon cœur, moins de souillures et de profanations 
que dans ma pensée ... Tu me demandes ce qu'il y a ?.. . 
La trahison de l'ami, l'adultère de la femme. Toute 
mon existence salie et déshonorée... Voilà ce qu'il 
y a !.. . Cela te suffit-il, comme honte et comme dou- 
leur ! Et ai- je le droit, enfin, quand ces deux misé- 
rables sont morts et ne souffrent plus, de vouloir 
mourir, à mon tour, pour ne plus souffrir ? 

— Et qui t'assure, dit gravement Talvanne, que 
tu ne souffriras plus ? Qui te prouve qu'ils ne souf- 
frent pas, eux, et horriblement? Et, quand bien 
même tu serais cent fois plus à plaindre, est-ce une 
raison pour t'abandonner à ce point? As-tu donc 
oublié tout ce qu*il y a autour de toi d'honnête, de 
bon et de pur? Je ne compte donc plus, moi? Et 
Adrienne? 



LE DOCTEUR RAMEAU. 279 

Rameau fronça le sourcil, baissa la tête, mais ne 
répondit pas, Talvanne continua : 

— Cette pauvre petite, iimocente de tout ce que 
tu souffres, pourquoi l'en as-tu rendue responsable? 
Est-ce généreux? Est-ce raisonnable? Elle n'a eu 
pour toi, depuis qu'elle existe, que des caresses et 
des sourires. Et tu Tas bouleversée, épouvantée, 
brutalisée, quand elle te suppliait. .. Maintenant elle 
est malade, et tu en es cause... Rameau, je te suis 
bien attaché, je suis bien partial quand il s'agit de 
toi, mais je ne puis te trouver aucune excuse. 

Le docteur avait écouté impassible. Il garda le 
silence obstinément. Talvanne le regardait effrayé : 

— Est-ce que tu ne m'as pas entendu? deman- 
da-t-il. 

Rameau baissa la tête affirmativement. 

— C'est de ta fille que je te parle,reprit Talvanne 
avec animation. Comprends-tu? De ta fille?... 

Le docteur releva son front que des rides pro- 
fondes sillonnaient, et d'une voix sourde : 

— Ma fille ! répéta-t-il. En es-tu bien sûr? 

Le visage de Talvanne devint sévère, et d'un ton 
ferme : 

— Si ton cœur n'a pas devancé ma réponse, tout 
ce que je te dirai ne suffira pas à te convaincre. Je 
changerai donc les termes dont je me suis servi. Il 
y a là, sous ton toit, à deux pas, une créature hu- 
maine qui souffre et que tu peux soulager, et je te 



280 LES BATAILLES DE LA VIE. 

demande si, homme, tu vas refuser de paraître à son 
chevet, si, médecin, tu vas refuser de la soigner. 

Rameau ne répondit pas une parole, mais il sor- 
tit et, suivi de son ami, il se dirigea vers Tapparte- 
ment de la malade. La porte était ouverte et, dans 
l'obscurité du salon, la lueur d'une lampe, placée sur 
la cheminée de la chambre, traçait une raie de lu- 
mière. Dans cette clarté, au bruit de la marche des 
deux hommes, Robert se montra. En reconnaissant 
Rameau il ne sut réprimer un geste de joie, ce geste 
que le docteur connaissait si bien et que chacun fai- 
sait, en le voyant apporter ses secours à un être cher 
dangereusement menacé. Le maître écarta Télève 
qui s'avançait à sa rencontre et, lui montrant le sa- 
lon, il dit d'une voix brève : 

— Reste là et attends. 

Il fit passer Talvanne et, à sa suite, entra dans la 
chambre. Adrienne était toujours étendue dans son 
lit, roulant douloureusement sa tête sur son oreiller, 
comme si elle cherchait la position la plus propre 
à calmer sa douleur. Ses yeux à demi fermés étaient 
sans regard. Une pâleur s'étendait sur son visage, 
accusant plus nettement la rigidité de ses traits durs 
et immobiles, comme ceux d'un masque de pierre. 
Talvanne s'approcha et, montrant la jeune fille à 
Rameau : 

— Elle paraît soufl'r ir cruellement , dit-il . Regarde , 
la pauvre petite. Est-ce la même enfant que nous 



LE DOCTEUR RAMEAU. 281 

voyions hier, si fraîche, si rose, si vivante, avec ses 
belles lèvres souriantes et ses yeux brillants de joie? 

— Non ! Ce n'est plus la même enfant, dit sourde- 
ment Rameau. 

— Il a suffi d'un instant, poursuivit Talvanne, 
pour que cette vigoureuse santé disparût, pour que 
cette fleur de jeunesse se fanât. Et tout ce mal, en- 
duré par une délicieuse créature que nous regar- 
dions comme la joie de notre vie, c'est de toi qu'il 
est venu ! 

— Demoi ! répétalugubrementRameau,sans pro- 
tester contre le reproche que lui adressait son amî. 

— Et tu l'observes avec des yeux insensibles; 
continua l'aliéniste, toi qui la couvais hier avec 
amour ; tu restes immobile et inactif devant elle, toi 
qui aurais tout abandonné pour courir, si on était 
venu t'annoncer qu'il lui était arrivé la moindre 
chose, qu'elle souffrait d'un inoffensif bobo. Si on 
t'avait prédit que tu serais si dénaturé, n'aurais-tu 
pas répondu que c'était impossible ? 

— Je l'aurais répondu. 

— Et pourtant cela est. Et tu raisonnes et, cepen- 
dant, tu persistes dans ta féroce, soudaine et absurde 
indifférence. 

Rameau avait fait un pas de plus vers le»Iit et, d'un 
œil fixe, examinait le visage d'Adrienne. Il prit le 
bras de son ami, le serra avec force et lui montrant 
la jeune fille : 

16. 



282 LES BATAILLES DE LA VIE. 

— Étudie ce front bombé, ces pommettes saillan- 
tes et ce nez délicatement recourbé. Toi, savant qui 
as fait de Tanthropologie l'étude de toute ta vie, 
n'y vois-tu pas tous les signes distinctifs de la race 
espagnole? Vois comme Torigine berbère est mar- 
quée dans cette figure. Les Maures ont passé par là, 
Talvanne, il n'y a pas à le nier. Ne serait-ce pas la 
tête de sa mère, traits pour traits, si le bas du vi- 
sage ne trahissait le mélange de la race saxonne? 
Ce menton, dont la carrure est un peu lourde, n'ac- 
cuse-t-i] pas le type allemand ? Tâte cette tête, main- 
tenant, et tu y trouveras tous les signes qui caracté- 
risent le sous-brachycéphale. . . Ah ! ah ! Tu vois que 
j'ai bien profité de mes discussions avec toi, et que 
je saisdequeijeparle!... Prends tesmesures, d'après 
laméthode de Camper, d'après celle de l'anglais Mor- 
ton, ou celle du français Broca, et tu ne trouveras 
pas une autre solution que celle indiquée par moi, 
ou bien ta science n'est qu'un vain mot ! 

— Tu me l'as dit cent fois ! s'écria Talvanne avec 
désespoir. Tu n'y as jamais cru ! Vas-tu, pour four- 
nir des arguments à ton injustice, avoir recours à 
des théories que tu as toujours réfutées? Rameau , aie 
pitié de cette enfant et de toi-même... Ne cède pas à 
des préventions irraisonnées, à des imaginations 
folles I... 

Rameau baissa la tête et, avec un calme plus terri- 
ble encore que n'avait été sa colère : 



LE DOCTEUR RAMEAU 283 

— Ne nie pas la lumière ! Elle nous illumine et il 
faudrait être insensé pour ne pas voir ! Les cheveux 
blonds, les yeux bleus de celle pour qui tu me pries, 
ce sont ceux de Munzel... Regarde-la!., tiens, pen- 
dant que son visage se contracte. . . N'est-ce pas lui, 
tel qu'il était quandjeTai soigné, dans la petite cham- 
bre de la rue de La Harpe?.... Elle lui ressembla 
tant qu'il est inouï que je n'en aie pas été frappé plus 
tôt ! . . . Mais notre misérable espèce est si crédule ! . .. 
Un enfant ! C'est flatteur pour un homme ! On le 
croit de soi, tout naturellement, par un stupide 
orgueil!... Ah! ah! ahl 

Il éclata d'un rire déchirant, appuya fortement sa 
main sur sa poitrine, comme pour comprimer une 
douleur violente qui lui labourait le cœur, puis il re- 
prit: 

— Je l'ai adorée, cette petite fille ! Tu ne peux nier 
que j'aie uniquement pensé à elle,pendant les dix-huit 
ans qu'elle a déjà vécu. Tu le disais tout à l'heure : 
«'était ma passion, ma folie. Eh bien ! Maintenant, elle 
me fait horreur et je la hais ! Elle souffre, et je la re- 
garde souffrir ; elle est très malade et va peut-être 
mourir, et je ne lèverais pas un doigt pour qu'elle ne 
mourût pas ! Elle est née des deux autres , elle est 
aux deux autres, qu'elle aille dans la terre avec les 
deux autres ! 

— Rameau ! cria Talvanne épouvanté. 

— Mon bon ami, poursuivit le docteur, avec un 



284 LES BATAILLES DE LA VIE. 

sang-froid horrible, il me serait facile d'être hypo- 
crite et de te raconter des balivernes, mais ce se- 
rait indigne de toi et de moi. Je te montre mon cœur 
à nu, je te traduis ma pensée complète. Je suis peut- 
être un monstre. Jene dis pas le contraire. Mais je ne 
puis être autrement. Je hais cet être innocent, pour 
toutes les caresses qu'il m'a volées et pour tous les 
baisers que j'ai délicieusement posés sur sa chaii 
odieuse. Voilà dix-huit ans que je suis dupe, c'est 
assez ! 

— Ainsi tu ne frémis pas à la pensée qu'elle 
souffre ! 

— De quoi pourrais-je frémir? Quels liens m'at- 
tachent à elle? Rien de moi n'est en elle. J'en suis 
sûr, et toi aussi. Ce n'est donc pas mon sang, mes 
nerfs qui pourraient s'émouvoir. Quant à mon es- 
prit, il est révolté et furieux. Alors que me deman- 
des-tu? 

Talvanne essuya, avec son mouchoir, la sueur qui 
perlait sur son front. Il fit un mouvement des lè- 
vres, comme pour reprendre sa respiration, puis 
avec une fermeté voulue : 

— Je te demande ton opinion sur sa maladie. 
C'est une étrangère, soit, une indifférente, une enne- 
mie même. N'importe ! Tu es venu à son chevet par 
considération pour moi, examine-la. 

Rameau s'avança tout près du lit. Une pâleur 
plus grande s'étendit sur son front et ses yeux se 



LE DOCTEUR RAMEAU. 285 

creusèrent plus profonds sous ses épais sourcils. 
Ses mains tremblèrent. Cependant il se pencha sur 
Adrienne, il approcha son visage du sien, il sentit 
sa respiration haletante Fenvelopper. Un pli grave 
se creusa autour de sa bouche, mais son regard ne 
se troubla pas. Il souleva les paupières de la malade 
et examina ses yeux ; il prit, entre ses doigts, son bras 
rond, doux, charmant, qui brûlait de fièvre. Il lui 
toucha le creux de Testomac et le ventre, lui palpa 
la tête, comme avait déjà fait Talvanne, puis lente- 
ment il s'écarta. Il paraissait calculer des probabi- 
lités. Il dit enfin à voix basse : 

— Il y a, en ce moment, beaucoup d'inflamma- 
tion cérébrale. Les méninges sont fortement pris; 
mais, ce qui est à craindre, c'est un accident intestinal 
par suite d'un brusque déplacement du sang... De- 
main, il peut y avoir péritonite... Si la péritonite se 
généralise, il faudra tout craindre. 

Et comme la figure de Talvanne exprimait l'éton- 
nementplus encore que la crainte, Rameau, avec la 
tranquillité endurcie d'un vieux praticien, ajouta: 

— Du reste , fais appeler qui tu voudras : Lar- 
cher, Sourdain ou Buy ot... J'approuve d'avance tout 
ce qui sera décidé. 

— C'est une façon de t'en désintéresser, dit Tal- 
vanne avec amertume. 

Rameau ne répondit pas. Il ouvrit la porte et 
apercevant Robert qui les attendait anxieux : 



286 LES BATAILLES DE LA VIE. 

— Tu peux rentrer chez toi, mon garçon, dit-il 
d'un ton tranchant. Tu viendras, demain, savoir des 
nouvelles. Pour Tinstant il n'y a rien à redouter... 
Dors tranquille. 

Et, passant devant son élève, stupéfait qu'on Téloi- 
gnât au moment où il était prêt à se dévouer corps 
et âme, il gagna le couloir où le bruit de ses pas se 
perdit dans l'obscurité. Talvanne, avec une agitation 
violente qu'il ne cherchait plus à dissimuler, s'é- 
lança vers Robert et, lui montrant la direction dans 
laquelle s'était éloigné Rameau : 

— Suis-le, dit-il vivement, va dans son cabinet 
et, quoi qu'il te dise, ne le quitte pas avant que je 
vienne te remplacer, va. 

Il le poussa presque hors du salon et, voyant le 
jeune homme lui obéir sans répliquer, il laissa 
échapper un soupir de soulagement. Puis, entrant 
dans le cabinet de toilette , il fit revenir la vieille 
Rosalie et l'installa auprès de la malade. Il prit sur 
la table du papier, une plume, et commença à ré- 
diger une longue ordonnance. Pendant qu'il écri- 
vait, la fièvre qui l'avait surexcité depuis plusieurs 
heures, tombait peu à peu, ses nerfs se détendaient, 
et toute l'horreur de la situation lui apparaissait. 
Celle qui souffrait, celle pour qui il commandait 
ces remèdes énergiques, était l'enfant de son cœur, 
l'être adorable auquel il avait voué toutes ses affec- 
tions et qui emplissait d'intérêt et de joie les der^ 



LE DOCTEUR RAMEAU. 287 

nières années solitaires de sa vie de vieux garçon. 
Deux larmes coulèrent lentement sur ses joues et 
tombèrent sur le papier ; il les essuya avec mécon- 
tentement, fit un geste de dépit, et ne put étouffer 
un sanglot. Il lui sembla qu'une ombre passait de- 
vant ses yeux, il leva la tête et vit la vieille gouver- 
nante qui s'était approchée et le regardait : 

— Vous Taimez, vous ! dit-elle avec reconnais- 
sance. 

— Lui aussi, répondit Talvanne. 

Et comme la femme de charge hochait la tête 
avec tristesse : 

— Il souffre, ajouta-t-il, il souffre injustement 
et s'en prend à la terre entière de cette souffrance et 
de cette injustice. Mais bientôt il verra clair dans 
son cœur, et tout changera. . . 

— Dieu vous entende ! Car si tout ne changeait 
pas, nous n'aurions plus, les uns et les autres, beau- 
coup de bonheur à attendre. 

Ils échangèrent un regard. Talvanne et elle s'é- 
taient entendus à demi-mots. Ainsi, pas une fois, 
depuis tant d'années, la servante, si complètement 
au fait des causes du drame qui venait de boule- 
verser la maison, n'avait donné à penser, par 
son ton ou par ses allures, qu'elle eût pénétré le 
mystère. Elle avait tout su, tout vu, tout cachée 
par dévouement pour Conchita et par amour pour 
Adrienne. 



288 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Le docteur comprit qu'il aurait en Rosalie une aide 
infatigable et prête à tous les sacrifices. Par elle, la 
malade serait soignée, jour et nuit, sans une défail- 
lance. Il en sentit un grand soulagement. Il pour- 
rait ainsi se consacrer tout entier à la lutte qu'il 
voulait engager avec Rameau. Il se demanda s'il 
fallait confier à Robert tout ou partie du terrible 
secret. Il connaissait assez le jeune homme pour 
être sûr que sa passion résisterait à Tépreuve et 
que rien ne pourrait changer son cœur. D'ailleurs, 
Adrienne était-elle responsable de la faute qui pesait 
si lourdement sur elle? Elle était victime d'une im- 
placable fatalité, et d'autant plus intéressante. Il se 
dit : Moi je l'aurais adorée rien que pour son mal- 
heur! 

Un sourire passa sur ses lèvres, il pensa: non, je 
déraisonne et je dramatise. Je l'aurais adorée parce 
qu'elle est elle ; c'est-à-dire tout ce qu'on peut rêver 
de plus charmant, de plus joli, et de plus séduisant 
sur la terre. Hélas! Sa mère était ainsi. D'où toute 
notre misère. Ce sont de ces femmes qu'on ne peut 
pas se défendre d'aimer. 

Une autre idée lui vint : En ce moment, que doit 
penserRobertenface de Rameau hors de lui?Quelles 
suppositions étranges peut-il faire? Il est trop intel- 
ligent pour ne pas deviner qu'il se passe ici des évé- 
nements plus qu'extraordinaires. Et quelles causes 
leur assigne-t-il? Avoir vu, pendant vingt ans, un 



LE DOCTEUR RAMEAU. 289 

homme donner les preuves de la solidité et de la lu- 
cidité d'esprit les plus grandes et, tout à coup, cons- 
tater qu'il se conduit comme un furieux et comme un 
fou. Alors il serait plus prudent do lui tout laisser 
entrevoir. Il est de caractère à plaindre sincèrement 
son maître et à le respecter davantage. Bah! Le 
mieux sera de me décider suivant les événements. 
lise leva et, tendant à la vieille servante l'ordon- 
nance qu'il avait achevé de rédiger : 

— Faites porter ceci à la pharmacie et qu'on at- 
tende les médicaments. Pour l'instant, des compres- 
ses d'eau froide sur le front et, s'il survient quelque 
chose, tout de suite faites-moi appeler. Je serai en 
bas, chez le docteur. 

Il revint au lit de l'enfant qu'il ne pouvait se ré- 
soudre à quitter, si impérieuse que fût la nécessité qui 
le conduisait auprès de Rameau. Il toucha son front 
toujours brûlant, il tâta son bras dont la chair lui 
parut plus moite. Au même moment, dans l'ombre 
des blancs rideaux qui protégeaient son sommeil de 
vierge, Adrîenne ouvrit les yeux. Ses regards va- 
gues essayèrent de se fixer sur le visage de celui 
qu'elle voyait debout devant elle. Ses traits se dé- 
tendirent et se firent riants, elle interrogea avec un 
accent de joie : 

— C'est toi, papa? 

— Non, ma mignonne, ce n'est pas ton père, fit 
Talvanne, mais il était là, il n'y a qu'un instant... 

17 



290 LES BATAILLES DE LA VIE. 

L'expression du visage de la jeune fille redevint 
grave, souffrante, elle roula sa tête sur l'oreiller, 
avec le même mouvement douloureux, murmura, 
comme accablée : 

— Ah! Parrain, c'est toi?... Merci, parrain... 
Son accent était si triste, en constatant l'absence 

de son père, que Talvanne frissonna. Il lui sembla 
que l'enfant se sentait abandonnée, reniée, condam- 
née , et que l'ombre de la mort s'étendait déjà sur 
elle. Il se pencha vers le lit et tout bas : 

— Il reviendra, ma fille, je te le promets. Je lui 
dirai que tu l'as demandé, et il reviendra... 

Elle agita doucement sa pauvre tète malade, et fai- 
blement : 

— Oui, parrain, oui... Tu es bien bon, parrain... 
L'aliéniste sentit que s'il 'restait un instant de 

plus, il ne pourrait plus contenir l'attendrissement 
qui le gagnait. Il embrassa doucement l'enfant sur 
le front, et lui dit : 

— Tâche de dormir, ma mignonne. 

Elle ne répondit pas et ferma les yeux. Sur la 
pointe des pieds, pour ne la.troubler par aucun bruit, 
Talvanne gagna le couloir et descendit chez Rameau. 
Il était profondément ému, mais non pas effrayé, 
à la pensée de l'entretien qu'il allait avoir avec son 
vieil ami. Depuis longtemps, cuirassé contre ses vio- 
lences, il demeurait sans force contre sa douleur. Et 
quelle douleur était la sienne ! Ce grand esprit devait 



LE DOCTEUR RAMEAU. 291 

souffrir bien plus qu'un autre. Toutes les émotions 
se décuplaient, reçues et répercutées par un cerveau 
aussi sensible. ïalvanne avait trouvé, en arrivant, 
le docteur accablé et décidé au suicide. Maintenant, 
après leur discussion si rude, était-ce dans la co- 
lère ou dans la prostration qu'il était tombé? 

Il avait descendu l'escalier, il approchait du cabi- 
net de Rameau et, avec inquiétude, de l'autre côté 
de la cloison, il lui semblait entendre une voix forte, 
qui parlait sans interruption, comme prononçant un 
discours. Il eut peur. Une sueur froide lui mouilla 
le front. Son ami était-il devenu fou? Il ouvrit vi- 
vement et, assis dans son fauteuil, séparé de son 
élève par le large bureau, il vit le docteur, calme, 
très pâle cependant, mais maître de toute sa pensée, 
qui dictait les conclusions d'un rapport. Il ne s'in- 
terrompit pas, comme s'il éprouvait une orgueilleuse 
joie à étaler, devant celui qui l'avait vu si faible, son 
étonnante énergie. 

Robert, sombre et préoccupé, laissait errer ses 
regards de Rameau à Talvanne, cherchant le mot de 
l'énigme qu'on ne lui expliquait pas. Il traça les der- 
nières phrases sur le papier et, posant sa plume, il 
resta un instant immobile entre les deux hommes 
qui se taisaient. Jamais il n'avait supporté silence si 
pesant. Jamais il n'avait enduré pareil malaise. Au 
lieu de la bonhomie et de la familiarité qui existaient 
habituellement entre les deux amis, une contrainte 



292 LES BATAILLES DE LA VIE. 

et une froideur subite. Que s'était-il passé? A quoi 
attribuer ce changement si brusque? La maladie 
d'Adrienne en était-elle la cause ou le résultat? Il lui 
parut impossible de sortir de la maison, de rentrer 
chez lui, de laisser toute la nuit s'écouler sans ob- 
tenir un éclaircissement. 

Au même moment,Rameau se levai t. Robert com- 
prit qu'il gênait et que son maître allait le congédier. 
11 s'approcha de lui timidement pour lui dire adieu. 
Chaque jour, celui-ci tendait, avec une bonne grâce 
affectueuse, la main à son élève, et lui adressait quel- 
ques aimables paroles. Il se borna à incliner la tête 
et à dire, d'une voix sourde : «Bonsoir. » L'étreinte 
de Talvanne, par contre, fut plus chaude et plus ner- 
veuse qu'à l'ordinaire. Alors, avec un grand respect, 
Robert salua son maître et, se dirigeant vers la porte , 
il sortit. 

Restés seuls, les deux hommes s'assirent en face 
l'un de l'autre. Le premier regard de Talvanne avait 
été pour la table, sur laquelle, une heure auparavant, 
était placé le petit flacon étiqueté de rouge. Mainte- 
nant, il avait disparu.Mais le docteur l'avait-ilcaché 
sur lui, ou l'avait-il remis dans l'armoire? Renon- 
çait-il à son indigne projet, ou bien l'ajournait-il^ 
pour l'exécuter avec plus de loisir et de sûreté? Il 
sembla que Rameau lisait dans la pensée de sonami. 
Un pli ironique crispa sa lèvre, il courba son front 
dégarni. 



LE DOCTEUR RAMEAU. 293 

— Tu te demandes, avec ennui, ce qu'est devenue 
la petite fiole d'acide prussique qui était là, tout à 
l'heure, dit-il. Je vais te rassurer : elle est dans le 
laboratoire. Si , ce soir, tu étais entré une demi-heure 
plus tard, tu m'aurais trouvé débarrassé de tous mes 
soucis. Tu m'as empêché d'accomplir ma résolution 
dans le moment de fièvre où je l'avais prise. . . A pré- 
sent, c'est fini : l'exaltation est tombée. Je vois froi- 
dement la situation, et je me sens le courage d'y 
faire face. J'ai eu un instant de faiblesse. . . Que celui 
' qui n'en eut jamais me méprise. 

Tal vanne lui prit la main et la serra, avec une sen- 
sibilité presque convulsive. Quel énorme poids de 
moins sur la poitrine ! Pris entre le père et la fille, 
aussi inquiet de l'un que de l'autre, ne pouvant les 
séparer dans son affection, il avait enduré, pendant 
toute la soirée, de cruelles tortures. Enfin, d'un côté, 
il était dégagé. Son visage exprima une telle satis- 
faction que Rameau en fut ému : 

— Ne te réjouis pas trop, dit-il. Il eût peut-être 
mieux valu, pour toi, que je disparusse. .. Tu n'avais 
pas, en moi, un bien agréable compagnon... Que 
sera-ce désormais? 

— Peux-tu parler ainsi, même légèrement!... 
s'écria Talvanne. Oublies-tu que, depuis notre jeu- 
nesse, j'ai tourné, autour de toi, comme un modeste 
satellite. Ma lumière et presque ma vie, je les rece- 
vais de toi... Qu'aurais-je été sans ton amitié? Un 



294 LES BATAILLES DE LA VIE. 

humble gardien d'aliénés, un hôtelier de la démence, 
logeant et nourrissanides fous ! Tandis que tu as fait 
de moi, par ton influence, une manière d'homme de 
talent. Tu as emprunté à ta gloire pour me créer une 
notoriété ; de tes rayons tu m'as fabriqué une au- 
réole, commeon donne un jouetàun enfant. Crois-tu 
quejem'ysoisjamaistrompé?... Oh! Mon vieux com- 
pagnon, si je ne t'étais pas attaché, je serais un in- 
grat ! Mais,en plus de ma reconnaissance, tu saisbien 
que j'ai pour toi une affection profonde... Je n'avais 
pas de famille, et tu m'en as tenu lieu... Toi et les 
tiens, vous avez été mes vrais parents, d'autant plus 
aimés que je vous avais choisis. .. Et tu me plains d'a- 
voir encore à vivre auprès dé toi?... Tu crainsd'être 
maussade et de me déplaire, quand moi je te remer- 
cie, de tout mon cœur, d'avoir renoncé à me laisser 
seul ! Va, je suis un bien grand égoïste ! . . . Peut-être 
aurais-tu été plus tranquille et plus heureux, réfu- 
gié dans la mort... Mais je n'ai pas pensé à cela, je 
te l'avoue bien sincèrement, je n'ai pensé qu'à moi : 
si tu m'avais quitté, qu'est-ce que je serais devenu? 
Rameau, à cette chaude bouffée de tendresse, sentit 
son cœur, qu'il croyait glacé, se dilater dans sa poi- 
trine, une rougeur monta à ses joues pâlies, ses yeux 
brillèrent moins farouches. Il éprouva une sensa- 
tion de bien-être qui lui démontra que tout senti- 
ment humain n'était pas mort en lui. Il se dit : Puis- 
que je suis à la merci de mon imagination, au point 



LE DOCTEUR RAMEAU. 29S 

dem'associer aussi vivement à rémotion d'un autre, 
j'aurai encore cruellement à souffrir. Que faudrait-il 
donc, pour éteindre en moi toute sensibilité morale? 

Ainsi, au moment où Talvanne se félicitait de l'a- 
voir reconquis, il cherchait un moyen de lui échap- 
per. Mais la nature, rebelle à sa volonté, le maintenait 
esclave, et il était encore dans la dépendance de son 
ami bien plus qu'il ne le pensait. Il suffit d'un mot 
pour le lui prouver, en réveillant sa passion avec une 
violence et une acuité nouvelles. Talvanne, impru- 
demment entraîné par la chaleur de ses sentiments, 
s'était laissé aller à dire : 

— Va, tout ce que tu éprouves, depuis ton horrible 
découverte, je le comprends : je l'ai éprouvé moi- 
même, et depuis bien longtemps, car, ce que tu igno- 
rais, moi, je le savais!... 

En une seconde, Rameau se vit emporté de nou- 
veau par le courant furieux de sa jalousie exaspérée. 
Laphrase de Talvanne venait, subitement,d'évoquer 
Munzel et Conchita et de les présenter, à la pensée 
de celui qu'ils avaient trahi, vivants, heureux, sou- 
riants. Le couple infâme passait enlacé, joyeux, 
dans une mystérieuse pénombre, et l'imagination de 
Rameau les poursuivait de son implacable et dou- 
loureuse curiosité. Il dit à son ami : 

— Ainsi tu connaissais le crime? 

— Depuis le premier jour. 

— Et tu ne m'as pas prévenu, tu ne m'as rien dit, 



296 LES BATAILLES DE LA VIE. 

lu n'as rien fait pour sauvegarder mon honneur? 
Il s'était levé menaçant, redressant ses épaules 
voûtées, serrant les poings, comme pour écraser les 
coupables. Mais il poussa un grondement de colère 
impuissante. Les ombres lui échappaient et il ne pou- 
vait les étreindre,les étouffer de ses mains irritées. 
Talvanne lui répondit froidement : 

— Te prévenir? Pourquoi? Pour empoisonner ta 
vie vingt ans plus tôt? Jouer, auprès de toi, le rôle 
d'unlago loyal et franc? Et à quoi bon? Le mal était-il 
réparable? Les coupables étaient déjà assez mal- 
heureux ! 

— Malheureux? 

— Oui, car ils avaient été, tous les deux, victimes 
d'une déplorable fatalité. Ils ne s'étaient point cher- 
chés, ils avaient tout fait pour se fuir. Ils s'aimaient, 
cependant. Et, par un dernier reste d'honnêteté, ils 
s'efforçaient de se cacher, l'un à l'autre, leur senti- 
ment réel, sous une hostilité feinte. Rappelle-toi leur 
attitude gênée, leur langage sarcastique... 

— Hypocrisie ! Ils voulaient me donner le change ! 

— Non! Ils étaient sincères. Car j'ai eu les aveux 
de l'un et de l'autre. Tu me reprochais, à l'instant, de 
n'avoir rien fait pour sauvegarder ton honneur. Eh 
bien! J'ai risqué de m'aliéner à jamais l'affection de 
ta femme, par la rudesse et la fermeté de mon inter- 
vention. Je l'ai menacée de frapper Munzel et de le 
forcer à se battre avec moi, s'il ne quittait pas sur- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 297 

le-champ Paris. AujourdTiui qu'il n'y a plus à ména- 
ger ni lui ni elle, je puis te dire la vérité absolue. Et 
je te jure qu'ils étaient désespérés. 

— Oui. De se séparer ! 

— Non ! Car ce fut Conchita elle-même qui or- 
donna àMunzel de partir. Ils étaient plus affligés de 
leur faute, plus honteux de leur trahison, qu'heu- 
reux de leur amour.Le remords empoisonnait toutes 
leurs joies. Et pas une des heures qui se sont écou- 
lées depuis l'outrage, n'a été exempte de ces tortures 
qui étaient ta vengeance. Enfin, tu peux te rendre 
compte des véritables sentiments de Munzel en te 
souvenant qu'au moment de mourir il n'a pas voulu 
revoir sa complice. Certes, je ne l'ai jamais aimé, tu 
le sais, et j'avais un pressentiment du mal qui devait 
nous venir de lui, mais je ne puis me refuser à con- 
stater qu'il s'est amèrement repenti. Il ne pensait qu'à 
toi, il ne voulait que toi, et cette malheureuse pleu- 
rait, de l'autre côté de la porte, à genoux sur le par- 
quet, proscrite par le mourant, écartée de son lit d'a- 
gonie, comme s'il eût craint, par sa présence, d'être 
empêché de se réfugier dans ton amitié, ainsi que 
dans un asile de clémence et de pardon. Va, ne re- 
grette pas de n'avoir pu te venger toi-même, apaise 
ta colère, calme ton ressentiment : ils se sont punis 
mieux que tu ne l'aurais pu faire, et tu les tiendrais 
là, vivants, que tu ne saurais être plus implacable 
qu'ils ne Tout été pour eux-mêmes. 

17. 



298 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Rameau avait écouté son ami, la tête cachée entre 
ses mains, sans Tinterrompre, comme insensible à 
tout ce qu'il entendait. Il laissa s'écouler quelques 
minutes, puis se découvrant le visage : 

— Ah ! J'aurais pu avoir la générosité de les ou- 
*blier. Mais me l'ont-ils permis? Leur crime n'a pas 
été effacé par leur mort, il leur a survécu. La trace 
en est restée vivante, dans ma maison, auprèsdemoi, 
sous mes yeux. Voilà quelle est ma torture la plus cui- 
sante, ma blessure inguérissable. Cette enfant, que 
j'ai adorée, à laquelle j'ai tout rattaché, qui était ma 
consolation et ma joie, il faut que je m'en détourne 
avec horreur. Oh ! Je ne puis t'exprimer ce qui se 
passe en moi, depuis cette terrible révélation. Je souf- 
fre à devenir fou!... Toutes mes idées se heurtent, 
avec fureur, dans mon cerveau. Par instants, je me 
dis que je suis un monstre de repousser cette inno- 
cente créature, je m'efforce de me* prouver qu'il est 
impossible que j'aie changé, en un si court espace de 
temps. Je l'aimais ce matin, et je la hais ce soir... 
C'est le comble de Finvraisemblance, de l'insanité, 
et cependant cela est. Il a suffi d'une seconde pour 
empoisonner cette tendresse, pour ruiner ce culte. . . 
L'idole est à bas, et comment la relever? J'ai fait ap- 
pel à ma philosophie, j'ai invoqué les droits de l'hu- 
manité... Tous les principes, au nom desquels j'ai agi 
jusqu'ici, se sont trouvés inutiles et vains !... Je ne 
raisonne plus . En moi Tespri t est vaincu , c'est la bête 



LE DOCTEUR RAMEAU. 299 

qui remporte et jqui pleure et qui crie, parce que 
son petit, qu'elle aimait, n'est pas d'elle, ne la touche 
plus, et qu'elle est désespérée!... 

— A cela, je t'ai déjà répliqué : Qu'en sais-tu ? fit 
Talvanne. Comment, toi, savant médecin, habile 
physiologiste, tu avances un pareil fait? Tu es bien 
hardi I Une femme a un amant : nécessairement l'en- 
fant qui naît d'elle devra être de cet homme? C'est là 
un argument de drame et de roman ! Fiction com- 
mode, pour amener une situation. Mais la réalité est 
moins simple. Cette femme, en effet, a un mari, le- 
quel la possède aussi... Oh ! Je te révolte, mais laisse- 
moi poursuivre!... Il faut avoir l'imagination d'un 
auteur, ou l'aveuglement d'un jaloux, pour affirmer 
que l'enfant ne sera pas du père. Qu'en sait-on? Et toi, 
le premier, qui t'autorise à nier que ta fille soit 
tienne? Je ne te fournirai pas des raisons sentimen- 
tales. Je ne te dirai pas : Elle est la fille de ta pensée, 
il n'y a pas, dans son esprit, une sensation, dans son 
cœur, une émotion qui ne viennent de toi... Non, je 
me bornerai à invoquer la simple raison, je pren- 
drai à témoin la nature, et je te crierai de toutes 
les forces de ma conviction : Tu te trompes, et ton 
erreur peut être mortelle pour cette enfant, pour toi, 
pour Robert, pour moi, pour nous tous enfin, qui 
l'aimons ! 

— Et moi je te répondrai, fit Rameau, avec une 
exaltation nouvelle, que ma conviction est aussi forte 



300 LES BATAILLES DE LA VIE. 

que la tienne, et que rien ne saurait la changer. 
Non ! Cette enfant n'est pas de mon sang et il suf- 
fit de la voir pour en être sûr. Tout en elle crie la 
faute. Elle est Témanation matérielle et morale du 
crime. Elle en a la grâce, la douceur et le charme. 
Enfant de l'amour, te dis-je, conçue dans Tivresse 
et le frémissement des sens. Ce n'est pas dans un 
accouplement résigné et dolent que cette créature 
délicieuse a pu être incarnée. C'est la vie ardente et 
passionnée qui s'est épanouie en elle. Le plus re- 
doutable témoin qui s'élève pour l'accuser, c'est 
elle-même. La fille d'un vieux mari et d'une jeune 
femme, cette enfant qui est le printemps en fleurs? 
Allons donc ! Quand bien même les circonstances, 
les dates, ne s'accorderaient pas si bien pour prou- 
ver le contraire, il me serait impossible de croire 
que je suis son père ! Cesse donc de me traiter comme 
un vieux fou qui ne demande qu'à se laisser con- 
vaincre ; tu as devant toi un homme assez coura- 
geux pour regarder la vérité en face. 

Cette fois Talvanne comprit qu'il n'y avait plus 
un mot à ajouter. Rameau ne se lamentait plus, il 
avait repris possession de lui-même et sa pensée était 
aussi lucide que sa parole était claire. Il continua : 

— J'ai dans ma maison une étrangère à laquelle 
la loi confère tous les droits d'une enfant légitime. 
C'est la plus grande infamie de l'adultère de créer la 
situation que j'ai à dénouer. Comment le ferai-je? 



LE DOCTEUR RAMEAU. 30i 

C'est ce que je ne sais pas encore, mais ce à quoi je 
vais réfléchir. 

— Ne prends pas de résolution extrême, supplia 
Talvanne. Ménage cette petite : si ce n'est pour elle, 
que ce soit pour moi. Tu sais combien je Taime 
tendrement. Moi, aucun de mes sentiments n'a 
changé. Si tu ne veux plus la revoir, si sa présence 
à tes côtés te paraît insupportable, n'oublie pas que 
je suis prêt à me consacrer à elle... Je suis son par- 
rain, j'habite presque la campagne... Pour colorer, 
aux yeux du monde, un changement d'existence aussi 
complet que celui imposé à Adrienne par tes pré- 
ventions... Oh ! tu n'obtiendras pas que je dise au- 
trement ! ... Il nous est facile de dire qu'elle est ma- 
lade, anémique, qu'elle a besoin de changer d'air... 
Nous pourrons ainsigagner l'époque de son mariage, 
à moins que... 

Il s'arrêta et son visage prit une expression sou- 
cieuse. 

— A moins que? interrogea Rameau. 

— A moins que, poursuivit Talvanne d'une voix 
tremblante, nous n'ayons à la conduire au cimetière, 
tout simplement,lapauvremignonne.La scène d'au- 
jourd'hui a gravement ébranlé sa santé. Je redoute 
des complications. Un peu de tendresse et de bonté 
seraient les meilleurs remèdes à son mal, et ce sont 
justement ceux dont tu me parais le plus décidé à 
la priver... 



302 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Il regarda son ami et , avec une chaleur et une 
émotion auxquelles, avant le malheur, celui-ci n'eût 
pas résisté : 

— Allons ! Rameau, je t'ai connu un brave 
homme, au cœur large et généreux, à l'esprit puis- 
sant et profond... Ne peux-tu dominer en toi la fai- 
blesse humaine? Ne peux-tu, d'un coup d'aile, t'en- 
lever bien haut, loin des misères qui te salissent, 
et, plus grand, plus pur, oublier tout ce qui n'est pas 
l'éternelle et souveraine équité? En ce moment, 
tu déchois, tu n'es pas digne de toi-même, et tu t'en 
rends compte : c'est de là que vient ta colère. Re- 
dresse la tête, reprends ta place au-dessus des autres 
hommes. Sois supérieur par la bonté, comme tu l'es 
par le génie. Adrienne est une étrangère? Eh bien, 
au lieu de la repousser, adopte-la. 

Rameau hocha tristement la tête : 

— Autrefois, j'aurais dit comme toi, je me serais 
livré à de belles théories extra-humanitaires. Au- 
jourd'hui, tout est changé. Je ne suis plus en face 
d'une idée,qu'on peut discuter, développer en s'exal- 
tant ! Je me heurte à un fait, et on ne discute pas un 
fait : on le subit. Peut-être, à ma place, ferais-tu ce 
que tu me conseilles. Alors, c'est que tu es meil- 
leur que moi. Je n'en ai pas la force, et je crois bien 
que je ne l'aurai jamais, à moins d'un miracle !... 

— Eh bien ! dit Talvanne, s'il faut un miracle, 
Dieu l'accomplira ! 



LE DOCTEUR RAMEAU. 303 

— Dieu ! répéta sourdement Rameau, Dieu ! Votre 
dernier argument à tous, quand vous ne savez plus 
que dire ! 

Il ajouta avec lassitude : 

— Ah ! Ton Dieu, qu'il se manifeste donc ! Je lui 
en saurai vraiment gré. J'ai bien besoin d'une eLoilr, 
pour me guider dans Fobscurité où je me fL'Lats ! 

— Ce guide, Rameau, reprit Taliéniste, tu Tas^ 
mais tu ne veux pas en ce moment le sui\TL^ C'est 
ta conscience. 

Une donnapas à son ami le loisir de lui répondre, 
désirant le laisser sous Finfluence de ses dernières 
paroles. Il lui serra la main avec force, lui dit ; t< A 
demain, » accueillit comme un engagement le oui 
que le docteur fit entendre, et sortit du cabinet* 

Dans Tantichambre obscure, une ombre so dt^a- 
cha du mur et vint à lui. Il reconnut Robert : 

— Comment! tu m'as attendu, dit-il au jeune 
homme. Depuis tant de temps? 

— Je suis retourné auprès d'Adrienne, eL lui ai 
faitprendre,moi-même,les médicaments prescrits, . . 
La fièvre est un peu moins violente, mais la Lôtf n^usl 
pas encore dégagée. . . 

— Attendons l'effet de la nuit. 

Il saisit Robert par le bras, et s'appuyanl sur 
lui: 

— Pourquoi m'as-tu guetté ainsi? 
Celui-ci, embarrassé, garda le silence. 




LES BATAILLES DE LA VIE. 

— Allons ! reprit raliéniste. Aie donc le courage 
de ta curiosité. 

— Eh bien ! dit, d'une voix étrangléejamoureux, 
je désire apprendre de vous ce qui s'est passé au- 
jourd'hui. Ce qui trouble si gravement mon maître 
et ce qui fait tant de mal à Adrienne ? 

Ils étaient, tous les deux, dans la rue, sur le trot- 
toir, et le coupé de Talvanne stationnait devant la 
porte de Thôtel : 

— Nous allons marcher un peu, dit le docteur à 
son cocher. 

Et la voiture les suivant, ils s'engagèrent sur la 
place des Invalides. Robert observait Talvanne avec 
attention. Brusquement Taliéniste s'arrêta, regar- 
dant fixement son compagnon : 

— Si Adrienne n'était pas la fille de Rameau, 
qu'est-ce que tu dirais ? 

Ceux qui aiment ont une sorte de divination. On 
eût pu croire que Robert pressentait ce que le doc- 
teur s'apprêtait à lui demander.Ilréponditvivement, 
comme si d'ailleurs son cœur avait préparé la ré- 
ponse : 

— Eh ! que m'importe qu'elle soit la fille de Pierre 
ou de Paul, orpheline ou héritière? Pourvu qu'elle 
soit elle, cela me suffira : je l'aime! 

La figure de Talvanne s'épanouit, il serra joyeu- 
sement le bras du jeune homme sous le sien et s'é- 
cria: 



LE DOCTEUR RAMEAU. 305 

— A la bonne heure ! Parlez-moi des amoureux 
pour exprimer nettement leur pensée. Tu es un 
gentil garçon, que j'aimais bien hier, mais que, ce 
soir, j'aime encore bien davantage. Maintenant 
écoute-moi, je vais t'expliquer le mystère. 

La nuit était douce, un vent léger faisait bruire 
les feuilles des arbres et, dans le ciel, des miUiers 
d'étoiles scintillaient froides et lumineuses. Le doc- 
teur leur lança un coup d'œil pensif et murmura: 

— Ce diable de Rameau qui réclame un<^ étoile- . . 
Ce n'est pas l'étoile qui manque, hélas!... ce sont 
les yeux pour la voir ! 

Il allongea le pas, s'engagea sur le quai et, tou- 
jours suivi de sa voiture, commença le récit qu'il 
avait promis à Robert. 



XI 



Dans le cabinet de Rameau trois médecins étaient 
réunis en consultation : tous trois comptaient parmi 
les plus célèbres praticiens de l'Europe. Talvanne, 
adossé à la cheminée, à trois pas du fauteuil de son 
ami, écoutait les conclusions formulées par le pro- 
fesseur Lemarchand, spécialiste pour les maladies 
de poitrine, qui a découvert le bacille de la phtisie. 
Celui-ci parlait d'une voix lente, debout, et avec 
des gestes attristés, s'adressant, à la fois, à ses con- 
frères, pour les prendre à témoin, et au père, pour 
implorer son indulgence. 

— Mon cher ami, nous ne savons que penser. La 
maladie nous échappe . Les symptômes en sont extrê- 
mement divers... Il y avait, hier, hématocèle carac- 
térisée, avec accompagnement de péritonite... Au- 
jourd'hui, il n'y a,plus trace d'inflammation dans le 
ventre et la fièvre augmente avec troubles de la vue 
et de Touïe... En même temps, des accidents céré- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 307 

braux se manifestant et Talvanne persiste à redou- 
ter une méningite... 

Les trois consultants s'examinèrent anxieuse- 
ment. Ils s'agitèrent, comme faisant un effort pour 
sortir des ténèbres au milieu dasquelles ils se dé- 
battaient, ils soupirèrent, mais gardèrent le silence. 
Leur physionomie était lugubre. Ils se sentaient im- 
puissants et, en face de leur collègue, de leur ami, 
dont la fille, remise à leurs soins, souffrait d'un mal 
qu'ils ne savaient point définir et qui empirait d'heure 
en heure, ils éprouvaient une sorte de honte. Laisser 
mourir un m^alade vulgaire, passe encore. Mais l'u- 
nique enfant du professeur Rameau ! C'était un déni 
de capacité qui devait flétrir la Faculté tout entière. 
Et ils restaient assis devant le bureau, absorbés, si- 
nistres dans leurs vêtements noirs : la livrée du mé- 
decin, qui semble toujours porter un deuil présent 
ou futur. 

— La maladie vous échappe, dit alors Talvanne, 
parce que son siège est dans la pensée. Vous avez à 
combattre une affection produite par une commo- 
tion morale, par un saisissement violent. N'espérez 
pas la réduire par des moyens thérapeutiques or- 
dinaires... Point de ventouses, comme notre con- 
frère le proposait tout à l'heure : la perte de sang ané- 
mierait fâcheusement la malade.Pas de bains froids : 
il n'y a pas trace de fièvre typhoïde. Des calmants, 
du repos ; en un mot, le moins de médecine possible. 



308 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Ils se regardèrent tous, tant Tironie était aiguë. 
Mais Rameau enfoncé dans son fauteuil ne sour- 
cilla point. Ils se levèrent et vinrent lui serrer la 
main. Ils dirent : 

— Attendons le développement de la maladie. A 
demain matin. 

Et, comme des ombres, ils sortirent du cabinet, 
laissant Rameau et Tal vanne en présence. 

— Et voilà Télite de la science médicale moderne ! 
dit Taliéniste en haussant les épaules. Pauvre hu- 
manité, qui est tributaire de ces gaillards-là! Leurs 
malades guérissent parce qu'ils le veulent bien. Cela 
me rappelle ce que me disait ce pauvre docteur Bou- 
vey,dont j'étais l'interne à Saint-Louis : «Dans mon 
service, j'ai deux salles pleines de malades. Ceux 
qui sont dans la première, je les soigne comme on 
l'enseigne à l'école. Ceux qui sont dans la seconde, 
je leur fais boire de l'eau sucrée : il en guérit au- 
tant d'un côté que de l'autre ! » Celui-là était franc, 
il ne droguait pas 1 C'étaient toujours les médica- 
ments d'évités ! 

Il fit quelques pas du côté de la fenêtre, revint vers 
son ami, se planta devant lui, et changeant de ton : 

— Je sais bien ce qu'il lui faut, à notre malade, 
et ce qui la guérirait mieux que tous leurs remèdes. . . 

Il s'arrêta, et regardant Rameau fixement : 

— C'est ta présence. 

Et comme celui-ci restait immobile et silencieux: 






LE DOCTEUR RAMEAU. 309 

— Tu ne veux pas monter avec moi chez elle ? de- 
manda-t-il d'un ton suppliant . 

Le docteur répondit non, de la tête. La figure de 
Talvanne s assombrit et son regard s'éteignit, comme 
s'il regardait au dedans de lui-même ; il demeura ab- 
sorbé pendant quelques minutes, puis vivement : 

— Tu le devrais, quand ça ne serait que par amour- 
propre professionnel! Tu vois bien que tous ces 
grands médecins, tes rivaux, si jaloux de toi, ne sont 
pas en état de formuler un diagnostic certain... Ils 
errent, ils tâtonnent... S'ils n'avaient pas à faire à 
Adrienne, et si je ne m'y étais pas opposé, ils se se- 
raient déjà livrés à des essais de traitement qui au- 
raient mis la pauvre enfant à la torture... Toi, si tii 
voulais t'en mêler, non seulement tu découvrirais ce 
qu'ils ne savent pas voir, mais tu appliquerais la vraie 
médication... Quelle leçon à leur donner, et dans ta 
propre maison! Rameau, je t'en prie, viens... 

Ledocteurbaissalatêtesursa poitrine, pourne pas 
voir son am i , et ne répondit pas . Celui-ci laissa éch ap- 
per un geste de découragement. 

— Mon Dieu ! j'use, avec toi, de tous les moyens, 
même de la ruse, et tu restes inébranlable ! Que faut-il 
donc te dire pour t'apitoyer? Tu m'aimes pourtant, 
moi, tu aimes Robert, qui est comme un fou et qui 
mourra de chagrin si nous ne sauvons pas Adrienne. 
J e te jure qu'il n'y a que toi qui puisses la sauver. Nous 
sommes tous des ânes, il n'y a que toi qui sais ! ... Es t- 



310 LES BATAILLES DE LA VIE. 

ce possible que nous ayons, sous la main, le seul mé- 
decin qui existe au monde et qu'il nous refuse, à nous, 
ce qu'il a tant de fois accordé à des étrangers, pour de 
l'argent ! . . . Mais c'est donc vraiment de la haine qui 
tedévore le cœur?. .. Tumel'asdit, mais je ne voulais 
pas le croire. Phrases de colères, paroi es échappées à 
la lièvre, me disais-je, il se laissera fléchir. Et tu de- 
meures dur et froid comme la pierre ! Tu n'es donc pas 
de notre espèce, tu n'as donc rien d'humain? Tu me 
fais peur, h moi, qui ai passé toute ma vie auprès de 
toi, et qui ai eu la superstition de ta grandeur et de ta 
bonté ! Voyons, Rameau, mon cher et vieil ami, si tu 
voulais seulement m'accompagner jusqu'à sa cham- 
bre, si tu la revoyais, ne fût-ce qu'une seconde, tu 
aurais pitié d'elle... Nos collègues en ont eu le cœur 
bouleversé, et ils ne la connaissent pas ! Ils ne savent 
pas combien elle est douce, gentille et tendre. Une 
enfant, qui a été notre joie, que nous écoutions res- 
pirer, quand elle était petite, tant nous avions peur 
qu'elle ne fûtmalade, et tu vas la laissermourir?Car, 
je te le dis, moi, elle va mourir, et mourir de toi !... 
Entends-tu?... Elle ne demande, elle n'appelle que 
toi. Quand elle sort de son horrible sommeil, si dou- 
loureux, et qu'elle reprend sa raison, elle te cherche, 
et c'est le tourment de ne pas te voir auprès d'elle qui 
la replonge dans le délire. . . Tu la tues ! ... Si tu veux 
te débarrasser d'elle, tu as pris le bon moyen I Elle ne 
résistera pas à ta dureté. Tu n'en as pas pour long- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 311 

temps et, dans trois ou quatre jours, ce sera fini!... 
Rameau, tu me comprends bien, n'est-ce pas?... 
Fini !... Nous la clouerons dans un cercueil et on la 
descendra dans la terre. Alors nous resterons seuls \ 
Oh! non pas ensemble! Car, je t'en préviens, je te 
fuirai comme un monstre ! Tu me feras horreur. Je 
ne vivrai certainement pas avec un meurtrier.^ Et 
tu seras un meurtrier! 

Il se laissa tomber accablé, pâle, haletant, à côté 
de Rameau. Celui-ci paraissait vraiment n'avoir plus 
rien d'humain, ainsi que le lui avait reproché son 
ami. Son front, jaune comme de l'ivoire, brillait à la 
clarté de la lampe ; sa barbe blanche couvrait sa poi- 
trine, semblable à une nappe d'argent, et ses pau- 
pières, charbonnées par l'insomnie, étaientbaissées, 
comme s'il dormait. Seules ses mains, posées sur les 
bras de son f aute uil , étaient agitées par un léger trem- 
blement qui accusait une violente émotion inté- 
rieure. 

— Rameau, m'entends-tu? reprit ïalvanne. Ré- 
ponds-moi ! 

— Je t'ai laissé maître dans ma propre maison, dit 
alors le docteur, sans lever les y eu x , sans que sa figure 
perdît rien de sa froideur et de sa rigidité. Fais ce que 
tu veux, appelle qui tu veux. Décide, ordonne. Mais 
ne m'en demande pas davantage. Tu as exigé que je 
vive et je t'ai dit que tu avais eu tort. Tu vois, déjà ki 
en es presque aux regrets ! 



312 LES BATAILLES DE LA VIE. 

L'aliéniste frappa ses deux mains avec force Tune 
contre Tautre et, avec une irritation qu'il n'essayait 
pas de contenir : 

— Je ne te reconnais plus! Pensées, langage, ce 
n'est plus toi ! Un homme peut-il changer ainsi, en si 
peu de temps ! On dirait que tu j oues un horrible rôle ! 
Voyons, pour la dernière fois, cède à ma prière. Fais- 
moi la charité d'un peu de pitié pour cette enfant? 

Rameau répondit : 

— Ne réclame pas de moi ce que je n'ai point la 
force de faire ! 

Talvanne se dressa devant son ami, pâle comme 
s'il allait mourir et, avec un accent qui exprimait 
l'atroce déchirement de son cœur : 

— Tu es un mauvais homme, s'écria-t-il. Oui, un 
mauvais homme ! Tu ne me reverras plus chez toi. 
Adieu ! 

Et il sortit sans regarder derrière lui. Rameau ne 
fit pas un geste, ne dit pas un mot, pour retenir l'ami 
de toute sa vie. Mais, quand la porte se fut refermée 
sur lui, il poussa un long soupir et des larmes cou- 
lèrent de ses yeux rougis sur sa barbe de neige, 
ainsi qu'un flot amer. 

Talvanne exaspéré avait gravi l'escalier en quel- 
ques enjambées. Il avait retrouvé son agilité de 
jeune homme. On eût dit qu'il courait annoncer une 
heureuse nouvelle. Arrivé à la porte de Tapparte- 
mentd' Adrienne, il s'arrêta. Son excitationnerveuse 



LE DOCTEUR RAMEAU. 3i3 

tomba brusquement et Thorreur de sa situation lui 
apparut. Rameau refusait de tenter personnellement 
quoi que ce fût, pour celle qu'il avait chassée de son 
cœur, en un instant, et pour toujours. Et lui, Tal- 
vanne, avait pris l'engagement de le ramener au 
chevet de la malade. Comme il Tavail dit à son ami, 
Fenfant ne pensait qu'à son père, ne cherchait que 
son père, ne demandait que son père. Elle mourait 
de s'être vue repoussée par lui. La blessure dont 
les médecins constataient les ravages, sans en pou- 
voir deviner la cause, avait été faite par la main 
furieuse de Rameau brutalisant Adrienne, et elle 
était au cœur. Seul le père pouvait panser cette 
plaie et la guérir. Et il ne le voulait pas. 

Donc c'était fini et, dans les angoisses d'un délire 
sans cesse grandissant, dans les tortures d'une fièvre 
qui brûlait son cerveau, la pauvre petite, victime in- 
nocente de la faute, était condamnée à s'éteindre. 
Qu'allait répondre Talvanne, quand la malade lui 
adresserait H même question, qu'elle ne se lassait 
pas de répéter, depuis la première heure : Pourquoi 
papa ne vient-il pas? Il lui faudrait encore mentir, 
comme il avait menti pendant deux jours. 

[1 en vin! à souhaiter que sa filleule dormît de cet 
affreux sommeil plein de torpeur, et cependant hanté 
de cauchemars effrayants, qui la faisaient appeler, 
supplier et crier, comme si elle apercevait de mena- 
çantes figures, comme si elle était mêlée à des scènes 

18 



1 



314 LES BATAILLES DE LA VIE. 

de violence. Et il la reconstituait bien, la scène, il la 
connaissaitjlafigureiUne chambre, pleine de débris, 
et Rameau échevelé, écumant, terrible, voilà ce 
qu'elle voyait toujours, ce qui lui arrachait, d'une 
voix angoissée, ces paroles, toujours les mêmes : 

— Papa ! oh ! papa, pardonne-moi !... Si tu as du 
chagrin, ce n'est pas de ma faute ! . . . Papa, ne me 
fais pas de mal ! 

Et elle priait si doucement que Talvanne, en l'é- 
coutant, avait les larmes aux yeux et que Robert 
rugissait de colère et de douleur, se rongeant les 
poings dans son exaspérante inutilité. Prendre la 
souffrance de cette créature adorée, se sacrifier pour 
elle, mourir pour lui éviter une douleur : voilà ce que 
rêvaient ces deux hommes, le parrain et le fiancé. 
Et ils étaient impuissants. Tandis qu'un homme 
qui, d'un geste, d'un mot, pouvait sauver cette mar- 
tyre, s'entêtait férocement à ne pas faire ce geste, 
à ne pas dire ce mot, immobilisé, figé, pétrifié, dans 
une folie supernaturelle qui lui avait stérilisé le 
cerveau et le cœur. 

Et il n'y avait rien à tenter auprès de lui de plus 
que ce qu'avait risqué Talvanne. Nul raisonnement, 
nulle supplication, nulle violence. On aurait pris 
un pistolet, on le lui aurait mis sur le front en 
criant : « Sauve-la, ou je te tue ! » Il aurait répondu : 
« Réni soyez-vous, tuez-moi; c'est tout ce que 
je demande! » Rien! rien! L'arsenal des moyens 



LE DOCTEUR RAMEAU. 315 

humains était épuisé. 11 fallait s'en remettre à la 
Providence, et compter sur la nature. 

Hors de lui, prêt à tout, tant il souffrait de sa 
fureur concentrée, Talvanne cependant ne désespé- 
rait pas encore. Il ne savait pas d'où viendrait le se- 
cours, mais il en attendait un. Le miracle, dont il 
avaitparléàRameau, se produirait.Uncoupde foudre 
rouvrirait,dansce cœur,la source tarie de la bonté. Il 
était impossible qu'il n'arrivât pas quelque chose. Il 
ne voyait pas Adrienne morte. 

Et pourtant, elle était mourante, et il se rappelait, 
frappé durement par ce souvenir, la prédiction, déjà 
en partie réalisée , faite par Conchita devant le lit 
de mort de Munzel : « Tout ce qui a approché l'im- 
pie a été frappé... Il a tout corrompu, autour de 
lui, de son mortel pcrison. .. » Tous ils avaient suc- 
combé, comme elle l'avait dit, et maintenant c'était 
le tour de l'enfant.Il lui sembla voir la jeune femme, 
toute noire, étendant le bras, avec une flamme pro- 
phétique dans les yeux. Mais il secoua la tête et 
chassa ces pensées. Il se trouva, avec surprise, dans 
le corridor, au haut de l'escalier, devant le salon, 
dans ime obscurité complète.Il y avait,peut-être,une 
demi-heure qu'il était là. Il gagna la chambre d'A- 
drienne,*sur la pointe du pied. A sa vue, Robert, as- 
sis près de la cheminée, se leva et, sans parler, d'un 
geste l'interrogeant : 

— Impossible de le décider, répondit le docteur. 



316 LES BATAILLES DE LA VIE. 

— Et si j'y allais, moi? demanda le jeune homme. 

— Ce serait, à mon avis, inutile. Réservons, en 
tous cas, ce dernier effort pour une heure suprême. 
Après ce que je Tai contraint à écouter, que lui di- 
rais-tu qui pourrait le frapper? Non! Le coup qui 
l'atteint a brisé les liens qui l'attachaient à nous. 
Nous n'avons plus affaire à un homme. Il n'est plus 
touché par nos misères. Il n'entend plus et ne com- 
prend plus nos arguments humains. Je suis navré, 
je ne croyais pas ma vieillesse réservée à une pa- 
reille épreuve? Et Adrienne, comment est-elle? 

— Elle se plaint de violentes douleurs dans le 
cerveau et la lumière affecte cruellement sa vue... 
Elle ne peut la supporter... 

— A-t-elle eu encore des hallucinations? 

— Oui, pendant son sommeil. En se réveillant, 
toujours la même préoccupation. 

— Son père? 

— Oui. Voilà qu'il est huit heures. Vous avez 
passé ces deux nuits atiprès d'elle, vous devriez ren- 
trer chez vous, et vous reposer. Moi je veillerai avec 
Rosalie... 

— Soit! mais je ne partirai qu'à minuit. 

Il s'approcha du lit. Un souffle irrégulier et pé- 
nible sifflait, dans l'ombre des rideaux, et un mur- 
mure de vagues paroles se faisait entendre. Talvanne 
se pencha et ses yeux, s'habituant à l'obscurité, dis- 
tinguèrent les traits de sa filleule ravagés par la 



LE DOCTEUR RAMEAU. 317 

souffrance. De cette fraîcheur rosée, qui donnait tant 
d'éclat à son visage, il ne restait plus trace. Une 
pâleur, marbrée de rouge aux pommettes, s'éten- 
dait sur ses joues, et sa mâchoire, toujours con- 
tractée, se creusait émaciée. Ses lèvres, brûlées par 
la fièvre, laissaient échapper des mots, toujours les 
mêmes, qui accusaient une préoccupation inces- 
sante. Une sueur perlait à ses tempes. Ses membres 
s'agitaient sous ses draps, comme si elle était dans 
un brasier. 

Talvanne hocha la tête, poussa un soupir et vint 
s'asseoir auprès de Robert. Ils demeurèrent sihu- 
cieux à écouter le tic-tac monotone de la pendule. 
Vers huit heures et demie, la porte s'ouvrit douée- 
ment et la vieille Rosalie parut. Elle s'approcha et, 
d'une voix basse, avertit les deux hommes quelle 
leur avait fait monter à dîner dans le salon. 

— C'est le dîner de Monsieur, dit-elle avec un 
geste apitoyé. Il n'y a pas touché... 

Et comme Talvanne et Robert ne bougeaient pas : 

— Il faut prendre des forces, ajouta-t-elle triste- 
ment, vous en aurez besoin. 

Ils se levèrentet,précédés par la vieille servante, 
ils passèrent dans le salon, où, sur un guéridou, le 
couvert étaitmis.Et tristes, mortellement, ils s'a t la- 
blèrent, en face l'un de l'autre, dans cette maison uu 
ils avaient, tant de fois, dîné gais et heureux. 

Dans son cabinet, Rameau, depuis le départ Je 

18. 



318 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Tal vanne, n'avait pas fait un mouvement.il parais- 
sait ne plus vivre. Renversé sur le dossier de son 
fauteuil, il réfléchissait. La gouvernante était venue, 
plusieurs fois, le prier de manger. Elle avait voulu 
placer une table à portée de sa main. Le front du 
maître s'était creusé d'un pli plus profond, il avait 
murmuré avec impatience : « Emportez cela », et 
était retombé dans son orageuse méditation. Vêtu 
de sa grande robe noire, au milieu de ses livres, 
pensif et courbé, on eût dit le vieux Faust cherchant 
les problèmes mystérieux de l'existence humaine. 

Depuis deux jours et deux nuits, il n'avait pas 
fermé les yeux et, l'esprit cependant lucide et actif, 
il lui semblait que plus jamais il n'aurait besoin de 
sommeil. Il avait calculé, plein de joie, que le reste 
de sa vie s'userait plus vite, dans cet énervement et, 
avec une âpre application, il s'était remis à songer 
à son malheur. Peu à peu, sa pensée s'était envolée, 
au-dessus de la terre, et il avait perdu le sentiment 
du réel. 

Il se sentait emporté dans des espaces immenses, 
comme s'il eût été impalpable et aérien. Tout ce qui 
était autour de lui disparaissait et il montait tou- 
jours, soulevé par de puissantes ailes. Il s'était élevé 
ainsi jusqu'aux solitudes célestes, où les poètes font 
planer les âmes des morts et, comme Francesca et 
Paolo, enlacés dans une étreinte éternelle et san- 
glante, il avait aperçu Munzel et Conchita, plaintifs 



LE DOCTEUR RAMEAU. 3î9 

et désolés, attachés Tun à l'autre par le remords do 
leur crime. 11 ne pouvait détourner d'eux ses regards, 
et une douleur immense l'oppressait. Il voulait les 
rejoindre, mais la distance, entre eux et lui, restait 
toujours la même. Il s'acharnait à les poursuivre, ils 
fuyaient éperdus dans l'immensité déserte, et de 
longs voiles noirs flottaient funèbres derrière eux. 
Aucune fatigue et pourtant aucune trêve. Il lui sem- 
blait qu'il les chasserait ainsi, toujours, avec le sau- 
vage désir de les atteindre pour les juger et les punir. 

Des heures s'écoulèrent sans qu'il cessât d'être en 
proie à sa redoutable folie .11 oubliait la vie, le monde, 
les siens, et, perdu dans son rêve, il n'existait plus 
que par le cerveau. Rosalie entra dans son cabinet, 
il ne l'entendit pas. Elle lui parla, le suppliant de se 
coucher, de ne pas demeurer assis, toujours à la 
môme place, il ne lui répondit pas. La maison, peu 
à peu, devint silencieuse et obscure comme un tom- 
beau. -ïal vanne était parti, la nuit s'écoulait et, à 
la lueur des lampes, qui commençaient à pâlir, 
Rameau songeait toujours, les yeux fixes, le front 
baissé, la bouche menaçante. 

Deux heures sonnèrent à la pendule. Une sensa- 
tion de froid, première impression vitale que le som- 
bre penseur eût éprouvée depuis quarante-huit heu- 
res, le fit frissonner. Il jeta un regard trouble autour 
de lui, vit son feu éteint, son cabinet désert, la nuit 
profonde. Le souvenir de ses douleurs présentes lui 



320 LES BATAILLES DE XA VIE. 

revint. Une rapide vision lui montra la chambre 
blanche, dans laquelle souffrait, mourait Adrienne, 
et une douleur lancinante lui traversa le cœur 
comme un trait aigu. Il pensa qu'il n'était pas seul à 
gémir et qu'il se plongeait dans un anéantissement 
volontaire , qui n'était qu'un monstrueux égoïsme. 
Mais aussitôt un flot de colère troubla de nouveau 
son esprit. Il se révolta contre la pitié qui avait osé 
lui faire entendre sa voix. Il n'admit pas qu'une 
souffrance pût être égale à la sienne. Qu'importaient 
les autres? N'était-il pas seul, maintenant, et du fait 
même de lafaute? Quel lien la faiblesse humaine lui 
conseillait-elle de renouer? Ceux de l'infamie dont 
il était la victime ? Non ! Non ! Il ne serait pas si lâ- 
che! 

Il se leva et marcha d'un pas pesant et engourdi. 
Tout setaisait.il était isolé,matériellement aussi bien 
que moralement. Le vide, qu'il avait étendu autour 
de lui, par sa violence et sa dureté, demeurait com- 
plet. Il se sentit abandonné autant qu'il abandonnait 
lesautres.Talvanne,lui-même,n'avait-ilpasditqu'il 
ne reviendrait pas?Talvanne ! Etait-ce possible? Et 
que serait la dernière heure de Rameau, sans l'ami 
fidèle pour lui fermer les yeux? Seul, comme un pa 
ria volontaire, n'était-ce pas là ce qu'il avait voulu? 

Lentementil se dirigea vers la porte de son cabinet 
et l'ouvrit. Il marchait sans lumière : tous les coins 
de la maison lui était familiers. Son pied trouvait le 



LE DOCTEUR RAMEAU. m 

chemin sans aucun secours des veux. Il traversa le 
couloir et arriva devant Tescalier qui conduisait à 
l'appartement d'Adrienne. Le silence partout. Pas 
une allée et venue, à Tétage supérieur, qui décelât 
la veille, les soins donnés à la malade. Était-elle dé- 
laissée, elle aussi? Un frisson passa dans les veines 
de Rameau : Si tout était fini? Si elle était morte? 

Dans les ténèbres, il commença à gravir les mar- 
ches de l'escalier. Il montait, attiré par une curiosité 
qu'il ne savait plus vaincre. Devant qui allait-il se 
présenter? Qu'allait-il voir? Des gens écrasés par le 
chagrin?Un corps frêle et blême, dans un lit entouré 
de clartés funéraires. Et des soupirs et des prières, 
etdes larmes ! Ilmontait toujours .11 parvintjusqu' au 
salon qui était ouvert; il entra et, par la porte de la 
chambre entre-bâillée, il vit une mince raie de lu- 
mière, il entendit une voix sourde qui semblait psal- 
modier. Il fit un pas de plus, approcha son visage de 
l'ouverture et regarda. 

Auprès du lit, presque sous les rideaux, éclairé 
par la faible et tremblante lueur d'une veilleuse, Ro- 
bert était assis. C'était lui qui parlait, et celle à qui 
il s'adressait ne l'entendait pas. Elle était toujours 
plongée dans ce même effrayant délire, qui ne cessait, 
par courts intervalles, que pour la laisser, après, plus 
dolente et plus prostrée, dans une sûre et lente ex- 
tinction de la vie. Et, pour l'arracher à ce sommeil 
qui semblait l'avant-coureur de la mort, le fiancé lui 



( 



322 LES BATAILLES DE LA VIE. 

parlait, la priait, avec une tendresse ardente et dé- 
solée. Dans cette obscurité, au milieu de ce silence, 
c'était un spectacle à la fois touchant et sinistre que 
ccluide ce vivant,quiessayaitderéveillercette demi- 
morte par des paroles d'amour. 

D'une oreille avide, Rameau écoutait. Sûr d'être 
seul, puisque Talvanne était parti, Rosalie couchée, 
et le père obstinément enfermé dans sa haineuse ab- 
stention, Robert, penché sur la main inerte d'A- 
drienne, laissait déborder son cœur : 

— Est-ce possible que nous devions te perdre, 
toi si dduce, si bonne, et si tendre? Que sera notre 
vie, lorsque tu ne seras plus là ? Que de regrets, quel 
désespoir, pour ceux qui t'auront laissée partir ! On 
mesurera le vide que fera ton absence, on voudra te 
rappeler, te ravoir, mais tu n'entendras plus... Et il 
sera trop tard! Cependant, il suffirait d'une lueur 
de raison, au travers d'une démence inexplicable, 
pour que tu sois sauvée... Si celui que tu appelles 
sans cesse, quand tu n'es pas immobile comme en ce 
moment , consentait à venir , s'il oubliait les torts , 
dont tu n'es pas responsable, pour ne se souvenir que 
de ta grâce et de ta tendresse , tu vivrais , car tu ne 
souffres que de sa colère et tu ne mourras que de son 
abandon. Et moi, je suis condamné à assister à cette 
injustice, à supporter cette iniquité, et je ne puis rien 
pour toi I ... Tu m'aimes pourtant, mais l'amour que 
tu as pour celui qui te tue, est le plus fort ! Chère pe- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 323 

tite, ta main est brûlante de fièvre. M'entends-tu? 
Réveille-toi, ne reste pas là, toujours, à murmurer 
des mots qu'on devine... Ton père viendra... Oui, 
je le supplierai à genoux... Ton parrain n'a pas su 
lui parler. . . Il a été violent et dur ! .. . Ce n'était pas 
ainsi qu'il fallait prendre le maître... Il n'aurait pas 
résisté à des larmes... Et je Tattendrirai , moi, ou 
bien c'est qu'iln'auraplusde cœur dans la poitrine... 
Oh ! chère Adrienne, devant quoi reculerais-je pour 
te procurer un apaisement?... C'est une telle torture 
pour moi de te voir souffrir et d'être incapable de 
te soulager... Je paierais de ma vie le pouvoir de te 
sauver!... Te haïr, toi?... Pour je ne sais quelle an- 
cienne folie! Mais demain, guérie, vaillante, heu- 
reuse, tu m'abandonnerais, pour en aimer un autre, 
que je n'essaierais pas de te faire du mal. . . Je mour- 
rais de douleur et de désespoir, voilà tout, en sou- 
haitant ton bonheur et ta joie. Te haïr! Est-ce pos- 
sible? Déraison passagère. Ne nous quitte pas, sois 
patiente, attends : il te reviendra et tu n'auras pluâ 
de chagrin, nous ne verrons plus, dans tes yeux, que 
de la gaîté, et, sur ta bouche, que des sourires... 

Exalté, il pressait la main de la jeune fille dans 
ses doigts, comme s'il eût voulu lui prendre son mal 
et lui donner sa santé. Il sentit cette main s'agiter 
dans la sienne, il se soûle va et vit les yeux d' Adrienne 
ouverts dans la nuit. Elle se tourna avec effort et, 
reconnaissant son ami, elle dit : 



324 LES BATAILLES DE LA VIE. 

— C'est toi, Robert !... Parrain n'est plus là? 
Elle eut une hésitation, puis, plus que faiblement : 

— Et papa, 011 est-il? Je voudrafe bien le voir... 

— Il était là, tout à Theure, ma chérie, mais tu 
dormais, répondit le jeune homme. 

Elle eut un navrant sourire : 

— Oui, il vient pendant que je dors... Vous me 
le dites... Mais je ne le trouve jamais là, quand je 
me réveille... 

Elle se tut pendant quelques secondes, puis avec 
un accent déchirant : 

— Et cela me fait tant de peine ! Tant de peine... 
Hélas!... 

Ses yeux se troublèrent, sa tête retomba sur To- 
reiller, elle murmura plusieurs fois: hélas !... et le 
délire la reprit. 

Robert désespéré pencha son front brûlant sur la 
main qu'elle n'avait pas retirée, et Rameau l'enten- 
dit qui sanglotait. Alors, plus courbé, plus sombre, 
plus malheureux, presque effrayé, fuyant le ta- 
bleau de ces angoisses et de ces douleurs, dans l'om- 
bre, comme un coupable, le docteur redescendit, du 
même pas, l'escalier et rentra dans son cabinet. 

Il marcha : il ne pouvait plus tenir en place et 
une agitation violente bouillonnait en lui. Sa pensée 
avait pris un autre cours. Elle n'évoquait plus Con- 
chita et Munzel. Le couple adultère avait disparu, 
c'était la petite malade, dont il était si près maté- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 325 

riellement et si loin moralement, qui occupait son 
esprit. Il voyait la chambre blanche et, sous les 
rideaux qui avaient tant de fois abrité le paisible et 
riant repos de Tenfant, il entendait Thalètement d'un 
sommeil douloureux et effrayant. C'était la même 
douce créature, si tendrement aimée, dont les bai- 
sers lui remuaient le cœur, qui souffrait, et il n'es- 
sayait pas de la guérir. 

11 tenta de discuter avec lui-même. Il se dit : Que 
m'importe cette fille? je ne la connais pas. S'il ne fal- 
lait pas donner au monde des explications, devant 
lesquelles je recule, je l'aurais mise hors dechezmoi. 
Je ne l'aime pas, je ne peux l'aimer. Ce serait une 
duperie ajoutée à tant d'autres. Aimer la bâtarde de 
cette misérable et de son amant? Accepter la honte, 
l'approuver? Ah ! ah ! Il ne manquerait plus que cela ! 
Mais je serais vraiment tombé en enfance ! Allons ! 
Pas de faiblesse ! On a pu me déshonorer, je ne me 
déshonorerai pas moi-même ! 

Une voix s'éleva, au fond de lui, pour la première 
fois et timide encore, qui répondit : « Qui le saura? 
Tal vanne? Il t'a supplié d'être miséricordieux. Ro- 
bert? Il passera sa vie à te bénir. » Mais aussitôt il se 
révolta contre cette lâche conseillère , il protesta qu'i 1 
ne suivraitpas ses perfides et doucereux avis. Il vou- 
lut se cuirasser plus complètement d'indifférence, 
mais il ne put y réussir. Vainement il s'efforça de 
penser à autre chose, d'attacher son imagination à 

19 



( 



326 LES BATAILLES DE LA VIE. 

un sujet différent, toujours il était ramené à ce ta- 
bleau lamentable de la petite malade, brûlée par de 
fiévreux cauchemars, dans son lit blanc fait pour les 
songes heureux. L'obsession grandissait sans cesse, 
et d'une façon singulière. Il éprouvait un violent dé- 
sir de savoir ce qui se passait. 

Il fut sur le point de sonner, pour demander des 
nouvelles. Et ce n'était pas un retour de tendresse : 
il ne se sentait pas entraîné vers renfant.Illui sem- 
blait que, guérie, il se fût désintéressé d'elle. Mais 
elle souffrait et il se disait : Je ne pense à elle que 
parce qu'elle souffre. 11 éprouva du soulagement, 
quand il eut trouvé cette explication à son trouble. 
Il se rassit dans son fauteuil profond, aux premières 
lueurs du jour, et ouvrit la fenêtre. L'air pur lui fit 
dubien.Ilrespiradélicieusement et revint à sa table, 
sur laquelle il prit un livre. Jusqu'au déjeuner il lut 
paisiblement. 

Rosalie, avec un étonnement épouvanté, le vit 
calme, comme si rien d'anormal ne fût arrivé. Elle 
avait compté sur une détente des nerfs lassés, pour 
amener une révolution dans l'état d'esprit de son 
maître. Et soudainement, à l'heure où elle le croyait 
abattu et à la merci de son entourage, il se redressait 
plus solide et plus puissant. Elle se demanda quel 
pacte il avait conclu avec les êtres invisibles,pour pos. 
séderces ressources mystérieuses. Elle lui apporta, 
sur un plateau, son repas habituel : de la viande froide 



LE DOCTEUR RAMEAU. 3i7 

et des fruits. 11 mangea quelques bouchées et but un 
verre d'eau. Il n'avait pas encore fait entendre le son 
de sa voix quand elle se disposa à s'éloigner. Il atten- 
dit qu'elle fût à la porte, pour se décider à lui adresser 
la question qui brûlait ses lèvres : 

— Le docteur Talvanne est-il là? 
Elle répondit : 

— Oui, monsieur, il est là-haut avec Robert. 
Elle ne prononça pas le nom d^A.drienne, elle ne 

dit pas : chez votre fille. Là-haut — voilà tout. N'é- 
tait-ce pas ce qu'il voulait savoir? Elle fut t^téc 
d'ajouter : et cela va mal. Elle se retint. La figure 
de Rameau s'était contractée et, de pâle, était deve- 
nue livide. D'un geste impatient, il ordonna à la gou- 
vernante de sortir. 

Ainsi, Talvanne avait exécuté sa menace : il ne 
revenait plus chez son ami. Il était chez sa filleule, 
là-haut, mais il ne s'était pas arrêté au premier étage, 
pour serrer la main de son vieux camarade. C'était 
la première fois, depuis quarante ans. Il ressentit une 
profonde tristesse. Il avait écouté tout ce que lui avai t 
dit Talvanne, mais il n'avait pas cru à sa rancune. Il 
se dit : A présent je suis bien seul. Tout me manque 
en même temps, et je n^ puis me retenir à rien. C'est 
le vide complet et définitif. 

Il vit tout désert et désolé autour de lui. Une im- 
pression navrante s'imposa à son esprit . Il eut comme 
le vertigeet,avecungrandtrouble,ilsedemanda si le 



1 



323 LES BATAILLES DE LA VIE. 

sentiment qu'il éprouvait n'était pas de la peur. Une 
oppression inconnue lui serrait le cœur. Il était mé- 
content des autres et de lui-même. Un poids très lourd 
Fétouffait,et il eutlesoupcon que c'était un remords. 
Il s'indigna à cette pensée. Un remords de quoi? 
Qu'avait-il fait?Était-il donc coupable? Il sourit amè- 
rement : Pauvre humanité, ballottée toujours sur 
l'océandesrêves, et terrifiée par laréalité. Faiblesse, 
faiblesse et rien que faiblesse ! Un changement dans 
sa vie, une modification de ses habitudes, et lui- 
même, l'esprit fort, il perdait l'équilibre de ses fa- 
cultés. Talvanne le boudait et cette hostilité mo- 
mentanée le conduisait à broyer du noir, à ressentir 
des inquiétudes d'enfant qui craint les fantômes. 
Toute cette tristesse , toute cette mélancolie : fan- 
tômes de son imagination. Il suffirait de les regarder 
de près pour les dissiper et les anéantir. 

Il s'efforça, pendant les longues heures de cette 
journée , de se fortifier moralement. Il y mit une 
grande volonté et beaucoup de courage . Il y parvint, 
après de violents efforts. Il put passer son examen de 
conscience et se juger aussi innocent, envers les au- 
tres, que les autres avaient été coupables envers lui. 
Il compta sur l'équité naturelle de Talvanne et espéra 
que son ami lui reviendrait. Il retrouva toute sa fer- 
meté et décida qu'il avait agi comme il devait agir. 
Il reçut sesconfrères,qui seprésentaientpour lacon- 
sultation quotidienne , ne parut pas remarquer que 



LE DOCTEUR RAMEAU. 323 

Taliéniste ne les avait pas accompagnés. II parla mé- . 
decine , discuta le traitement indiqué , accepta les 
encouragements qu'on lui dominait, et joua, avec tme 
affreuse liberté d'esprit, son rôle de père. 

Mais, vers six heures, quand la nuit descendît et 
que l'ombre remplaça le jour, il fut, de nouveau, en- 
vahi par l'inquiétude. Il ne put rester immobile, et 
recommença à marcher avec agitation. Il sonna, pour 
avoir de la lumière et, comme Rosalie lui préparait 
ses lampes, il demanda pour la seconde fois : 

— Est-ce que le docteur Talvanne est là ? 

La servante le regarda, étonnée, et avec un ton de 
reproche : 

— Oh ! monsieur, depuis ce matin il n'a pas quitte 
de là-haut. 

Toujours « là-haut» , point : mademoiselle, comme 
elle disait, autrefois, cérémonieusement, ou familiè- 
rement : Adrienne. Là-haut! Rameau s'arrêta dv- 
vaut la vieille femme et s'aperçut, tout à coup, fpi« 
deux grosses larmes lui coulaient des yeux sur les 
joues. Il sentit sa respiration qui s'embarrassait dans 
sa poitrine, il demanda d'une voix tremblante : 

— Est-ce que cela va plus mal ? 

A ces mots Rosalie éclata et, bégayant d'émotion : 

— Oh! monsieur, monsieur!... Une petite que 
nous avons élevée dans la plume et le coton... Une 
princesse n'aurait pas été plus choyée !.. Et la voir 
s'en aller si misérablement. . . Mon Dieu ! est-ce quil 



1 



330 LES BATAILLES DE LA VIE. 

faudra la perdre, comme nous avons déjà perdu sa 
mère ! 

En entendant ces paroles, Rameau se rappela que 
c'était à celle qui pleurait là, devant lui, qu'il avait 
confié la tâche d'accompagner Conchita chez Mun- 
zel. Il ne vit plus en elle la fidèle servante, trem- 
blant pour la vie de l'enfant aimée, mais la com- 
plaisante infâme des amours de la femme coupable. 
Il lui jeta un regard qui la fit frissonner, et d'une yoîx 
tranchante : 

— Vous qui conduisiez la mère chez son amant, 
vous savez bien que la fille n'est pas de moi ! Quelle 
comédie jouez-vous, pour m'apitoyer? Vous étiez 
comme les autres... Vous saviez tout, n'est-ce pas? 

— Sur mon salut éternel, ce n'est qu'en mou- 
rant que la pauvre madame m'a tout dit... J'aurais 
donné ma vie pour que cela ne fût pas ! 

— Hypocrisie et mensonge! cria Rameau. Sor- 
tez d'ici!.. 

Elle recula effrayée, joignit les mains, et sup- 
pliante : 

— Mais la pauvre petite, si innocente !... 
Rameau répondit avec fureur : 

— Ce sont les gens comme vous qui m'éloignent 
d'elle ! Allez-vous-en ! 

Il fit un pas en avant, avec un air si terrible qu'elle 
n'osa pas dire un mot de plus et sortit. Quand il fut 
seul, les battements tumultueux de son cœur Tef- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 331 

frayèrent. Il se croyait redevenu plus maître de lui. 
Un mot inopportun, une demande intempestive, 
et sa violence l'avait encore emporté. Et contre qui? 
Contre la femme dont il avait été en mesure, depuis 
vingt-cinq ans,d'apprécierrinfatigabledévouement. 
Était-elle coupable d'un malheur qu'elle n'avait pu 
empêcher? Oh ! elle ne mentait pas, il le savait. 

Il retomba dans sa tristesse, en se découvrant si 
désarmé et si faible. Uù domestique lui apporta son 
dîner auquel il ne toucha pas. C'en était fait de sa su- 
périorité d'esprit qui le mettait au-dessus des com- 
promissions. En un instant, il redevint un homme 
semblable aux autres, à la meo'ci de la chaleur de 
son sang et de la sensibilité de ses nerfs. Il demeura 
sombre, la tête inclinée, roulant dans son cerveau 
d'orageuses pensées.Ilse sentait très chancelant, de- 
puis qu'il n'avait plus à craindre les assauts de Tal- 
vanne. Sa dernière révolte avait été provoquée par 
l'intervention de Rosalie . Poussé dans ses derniers re- 
tranchements, il se défendait avec énergie. Rélégué 
dans la solitude et le silence, sa résistance tombait. 
Il était fort contre les autres, point contre lui-même. 

Invinciblement, comme la veille, le besoin de 
connaître ce qui se passait dans la maison s'imposa à 
son esprit. Le tableau de la pauvre petite malade, 
ayant auprès d'elle Robert qui la suppliait de ne pas 
mourir, s'évoqua de nouveau, et la voix insidieuse 
qui lui avait déjà parlé à l'oreille, se fit encore enten- 



332 LES BATAILLES DE LA VIE. 

dre : « Contente donc ton désîr. Sors d'ici, va t'in- 
former, qui le saura? » Toujours cette hypocrite 
conseillère qui le poussait à la lâcheté ! Il s'indigna 
et, tout haut, comme s'il s'adressait à quelqu'un de 
présent et, pourtant, d'invisible, il dit : 

— Je n'irai pas ! 

Et les heures s'écoulèrent. Il entendit sonner mi- 
nuit. Le silence , autour de lui , était complet. Les 
voitures avaient cessé de rouler dans la rue. Pas un 
bruit, pas uft souffle : la solitude. On eût pu croire 
qu'un ordre avait été donné pour que le passage fût 
libre, devant lui, s'il voulait monter. Il ouvrit sa fe- 
nêtre : son front brûlait. La lune pâle et pure ar- 
gentait les massifs du jardin. Un rossignol se mit à 
vocaliser, dans les lilas, et les trilles de l'amoureux 
ailé faisaient un si violent contraste avec la sépul- 
crale tristesse qui entourait Rameau, qu'il lui sem- 
bla que l'oiseau chantait sur une tombe. Une voulut 
pas l'entendre davantage et repoussa sa fenêtre. 

Hésitant encore, il marcha de long en large, te- 
naillé par l'envie de monter. Puis, brusquement, il 
sortit. Il suivit, dans l'obscurité, le couloir, gravit 
l'escalier, arriva à l'étage supérieur,entra,sansbruit, 
dans le salon, et vit la por t^ de la chambre entre-bâil- 
lée, comme la veille. Il entendit parler, il appro- 
cha. Un homme était assis , près de la lampe , dans 
un fauteuil, mais ce n'était pas Robert, c'était Tal- 
vaniie. Le vieillard, fatigué par les veilles, brisé par 



LE DOCTEUR RAMEAU. 333 

les émotions, n'avait pu vaincre sa lassitude, et s'é- 
tait endormi. Les paroles entendues, c'était la ma- 
lade qui les prononçait, dans son inguérissable dé- 
lire, se plaignant toujours, et plus amaigrie, plus 
blême, plus dévorée par la fièvre. 

Rameau franchit le seuil de la chambre, sur la 
pointe du pied, ainsi qu'un voleur. Il alla jusqu'au 
lit et, debout, tout près de l'enfant, il osa la regarder. 
Les ravages de la maladie lui apparurent terribles, 
trahissant un affaiblissement profond, présageant 
une catastrophe prochaine. Les yeux de la douce 
créature étaient fermés, il ne vit pas leur couleur 
bleue, qui lui rappelait l'ami infâme. Ses cheveux 
blonds étaient noyés dans l'ombre, il ne vit pas leur 
ton d'or, qui criait l'adullère.I] ne distingua que la 
bouche souffrante, dont les lèvres, entre deux bai- 
sers,luiavaientdittantde tendresses. Iln'aperçutque 
les pauvres petites mains, agitées d'un tremblement 
fébrile, ces mains caressantes qui passaient, si déli- 
cieusement, dans sa barbe blanche. Il frissonna de 
regret, de douleur et de désir. Ce front pâle tentait 
sa lèvre, il eût voulu l'embrasser, comme autrefois. 
Et cependant il lui faisait horreur! 

Il se tordit les mains d'angoisse. Oh ! Le supplice, 
la malédiction, de ne pouvoir pas se laisser tomber 
à genoux, devant ce lit d'agoni e , de n'avoir pas le droit 
de l'entourer de ses bras, comme d'une barrière vi- 
vante contre lamort! Oh !Les misérables, quiavaient 

19. 



334 LES BATAILLES DE LA VIE. 

empoisonné son cœur, souillé sa pensée, détruit 
toutes ses croyances et creusé cet abîme de honte et 
de dégoût entre lui et Tenfant cpi'il avait adorée ! Un 
flot de colère monta aux lèvres de Rameau et là, en 
face de leur fille mourante, il prit les deux coupables 
à témoin de leur infamie. 

Tout àcoup,il frémit jusqu'au fond des entrailles. 
Une voix s'était élevée, disant avec un accent de joie 
inexprimable : 

— Oh ! Papa ! C'est toi ! Enfin ! 

Bouleversé, Rameau voulut faire un pas en arrière; 
mais la petite main tremblante Tavait saisi, et il en 
sentait la brûlure sur son bras. Il vit les regards 
d'Adrienne fixés sur les siens.Mais il ne pouvait juger 
si les yeux de l'enfant étaient bleus, tant ils étaient 
voilés par les larmes. Il essaya encore de se dégager, 
mais la voix s'éleva, de nouveau, plus touchante : 

— Oh ! Papa, je t'en supplie, ne me quitte pas ! 

Il s'arrêta, immobile, oppressé, les oreilles pleines 
de bourdonnements; Ses jambes brisées par l'émo- 
tion se dérobaient sous lui. La voix se fit entendre 
encore, mais plus faible, et il sembla à Rameau que 
c'était celle d'Adrienne toute petite, alors qu'elle 
était encore sa fille, et qu'il la veillait, pendant ses 
premières maladies : 

— Oh ! Papa, j'ai bien mal.. . bien mal ! Et ni par- 
rain, ni Robert, ni tes amis n'y peuvent rien... Toi ! 
oh! toi, si tu m'aimais, comme avant... 



LE DOCTEUR RAMEAU. 335 

Elle se souleva sur son coude et, avec liiie expres- 
sion déchirante : 

— Je ne voudrais pourtant pas vous quitter ! ... Je 
voudrais vivre!... Oh! Papa, toi qui as toujours 
sauvé tous tes malades, dis, est-ce que tu vas laisser 
mourir ton enfant? 

A ces mots, le cœur trop gonflé de Rameau éclata 
dans un sanglot. Il s'abattit au pied du lit, comme un 
chêne brisé par la foudre et, pleurant les seules 
bonnes larmes qu'il eût répandues depuis qu'il souf- 
frait tant, il pressa l'enfant contre sa poitrine avec 
des caresses folles, balbutiant : 

— Non ! Non ! ma chérie, ma mignonne, ma seule 
adoration sur la terre, tu ne mourras pas... Tu vi- 
vras, pour me consoler, . . . pour m'aimer ! 

Elle dit très doucement : 
. — Oh! C'est toi, maintenant... Je te retrouve... 
c'est toi!... Il ne faut plus me laisser dormir, car, 
vois-tu, j'ai de mauvais songes, oîi il me semble 
que tu me repousses et que tu me menaces. 

— Ne crains plus rien. . . Tu dormiras, mais pour 
mieux guérir. 

Il étaitdebout,redressant sa haute taille,semblant 
défier la mort, tel qu'il apparaissait au chevet des 
malades, ainsi qu'un sauveur. Adrienne lui souriait. 
Il lui posa les mains sur le front, et, au bout d'un ins- 
tant,calme, les traits détendus,comme si une volonté 
souveraine eût commandé à son mal, elle reposait. 



336 LES BATAILLES DE LA VIE. 

Il la contempla, un instant, avec une ivresse pro- 
fonde, puis, s'étant i : trurco, î! se trouva pn face de 
Talvanne qui le regardait. Rameaii leva iip. dc::^t 
pour lui commander le silence. Alors laliéniste s'ap- 
procha de son ami et, le saisissant, il l'embrassa de 
toute sa force. Les deux hommes restèrent, en face 
l'un de l'autre, la main dans la main, le visage illu- 
miné par la joie. Enfin, attirant le docteur dans lé 
salon, Talvanne, les yeux riants, lui murmura, avec 
un soupir d'allégement : 

— A présent, n'est-ce pas, je crois que je peux 
aller me ooucher? 

Rameau inclina la tête, répondit tout bas : « A 
demain » et, quittant son ami, vint se rasseoir au 
pied du lit d'Adrienne. 



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XII 



Talvanne, qui faisait d'habitude si bon marché de 
sa science médicale, s'était montré grand médecin, 
le jour où il avait déclaré à ses illustres confrères 
que le mal dont souffrait A drienne, avait son siège 
dans la pensée et que ce n'était pas avec des topiques 
plus ou moins violents qu'il fallait le combattre. A 
partir du moment où Rameau s'était installé à son 
chevet, Adrienne, qui, jusque là, semblait ne pas op- 
poser de résistance à la maladie, s'était rattachée ar- 
demment à l'existence, et, en quelques jours, avait été 
hors d'affaire. Sous le regard de son père, elle s'était 
ranimée, comme une plante frileuse aux rayons du 
soleil. Maintenant elle était en convalescence, très 
faible, très blanche, brisée encore des violences de la 
fièvre, mais jouissant délicieusement de son retour 
à la vie. 

Tant que l'enfant avait été en danger, Rameau 
ne l'avait pas quittée, la soignant avec cette clair- 



338 LES BATAILLES DE LA VIE. 

voyance géniale, qui lui avait valu son universelle 
renommée. Suivant la maladie pas à pas, il l'avait 
domptée, s'appliquant à deviner les crises, afin de 
les combattre avant aiême qu'elles eussent le temps 
d'éclater. Il avait ainsi rendu, à la santé de la jeune 
fille, sa régularité, un instant si gravement troublée, 
et il la voyait, avec bonheur, sortir de cette dange- 
reuse épreuve, plus développée et plus vigoureuse. 

Jour et nuit, il s'était prodigué avec Tal vanne, Ro- 
bert et Rosalie, admirant la discrétion avec laquelle 
ils affectaient tous de ne pas soupçonner le drame, 
qui avait bouleversé l'existence du père et compro- 
mis celle de la fille. Mais quand Adrienne, étendue 
sur une chaise longue, devant la fenêtre, n'eut plus 
besoin que de repos et de calme, le docteur rentra 
dans son cabinet et, seul en face de lui-même, s'ef- 
força de comprendre révolution qui s'était opérée 
dans ses idées. 

Rameau n'était pas de ces esprits vulgaires qui se 
résignent devant le fait accompli sans tenter d'en 
découvrir les causes et d'en mesurer la portée. En 
une seconde, il avait vu chanceler sa volonté, chan- 
ger ses résolutions et il prétendait analyser les mou- 
vements de son être qui avaient favorisé cette volte- 
face inaltendue.Il n'éprouvait aucune honte de s'être 
démenti lui-même, il ne regrettait pas sa capitula- 
tion, il en était heureux. Il avait retrouvé la pléni- 
tude de sa tendresse pour Adrienne, quoiqu'il eût la 



LE DOCTEUR RAMEAU. 339 

certitude qu'elle n'était pas sa fille. Peut-être même 
l'aimait-il davantage, comme si, par cette conquête 
morale, elle se fût emparée de lui plus solidement. 

Un très grand trouble était dans son esprit et 
toutes ses théories sur Tamativité étaient renver- 
sées. Son matérialisme était aux prises avec le pro- 
blème suivant : voici une enfant, à laquelle je ne suis 
attaché par aucun lien de la chair, que je devrais 
haïr, car elle est la preuve matérielle de mon mal- 
heur et de ma honte, et une force inconnue et pour- 
tant invincible me lie à elle. Est-ce donc l'habitude 
de l'aimer, cette occupation constante que j'ai prise 
d'elle depuis sa naissance? Alors je chérirais en elle 
ma propre bonté, et je lui saurais gré des soins que 
je lui ai prodigués? Un si banal attachement, fondé 
sur des raisons si basses, aurait-il pu résister à l'hor- 
reur de la révélation qui m'a été faite, à la colère 
qu'elle m'a inspirée? Non ! 

Et il demeurait pensif, en face de celte énigme 
d'un amour pour ainsi dire imposé à son cœur, par 
un pouvoir inexpliqué et contre l'autorité duquel 
il ne pouvait réagir. Il eut un sentiment d'inquié- 
tude. Il lui sembla que l'édifice de ses convictions 
tremblait sur sa base. Arrivé au déclin de la vie, i e- 
tiré des luttes, fort de son inébranlable foi, il avait 
cru posséder une sécurité intellectuelle absolue. Il 
était sûr d'avoir tout expérimenté, tout examiné, 
tout jugé, dans le domaine de l'homme. Il s'imagi- 



( 



340 LES BATAILLES DE LA VIE. 

nait donc pouvoir s'arrêter, comme un voyageur au 
haut d'une colline lentement et laborieusement gra- 
vie, jeter un regard paisible sur le chemin suivi et 
se reposer dans une quiétude complète. 

Et voilà que, subitement, les bornes du territoire 
parcouru s'éloignaient, les horizons reculaient, à 
perte de vue, et Rameau se trouvait, avec stupeur, 
devant une étendue beaucoup plus vaste que tout ce 
qu'il avait exploré. Ou plutôt, ces espaces, qui s'é- 
largissaient à ses yeux, comme si un voile se fût 
tout à coup déchiré, il commençait à le compren- 
dre, ces espaces n'étaient pas insoupçonnés par lui, 
mais il en avait volontairement détourné ses re- 
gards pour ne pas les voir. Le champ du matéria- 
lisme était sa possession, sa conquête et, arrivé au 
but, brusquelnent, comme Moïse sur le mont Nébo, 
il apercevait toute une contrée nouvelle, terre pro- 
mise dont il avait nié l'existence et qui se déroulaif 
devdnt lui, monde du spiritualisme, mille fois plus 
fécond et plus resplendissant que tout ce qu'il avait 
admiré jusqu'alo?s. 

Avec un frémissement d'initiation inattendue, il 
en eut la vision radieuse et sublime. C'était bien le 
pays où la beauté était plus chaste, la vertu plus 
douce, et l'amour plus pur. Admirable pays de l'i- 
déal, où le bonheur durait éternel et où, dans la 
tranquille lumière, le doute disparaissait, comme un 
nuage dissipé par le soleil. Rameau, ébloui par les 



LE DOCTEUR RAMEAU. 341 

clartés qui pénétraient en lui, essaya de se dérober à 
leurs flammes. Il voulut fuir, redescendre dans son 
ombre. L'immensité, au travers de laquelle il se sen- 
tait emporté, lui fit peur, il aspira à la terre. Il fit 
un effort pour rentrer dans Tordre des faits maté- 
riels. Il se calma, se reprit, et, certain qu'il n'était 
victime d'aucun sortilège, affermissant sa raison, il 
essaya de discuter. 

S'il admettait un principe supérieur à la matière, 
il était donc conduit à reconnaître ce qu'il avait nié 
de toutes les forces de son orgueil humain : l'exis- 
tence d'une âme. Il se mit à rire amèrement. Une 
âme? Où était-elle? Dans quelle partie du corps se 
logeait-elle? De quel organe était-elle le moteur? 
Était-ce dans son cerveau qu'elle résidait? Était-ce 
son cœur qu'elle mettait en mouvement? Allons ! II 
savait bien que c'était impossible ! Son âme, c'était 
son intelligence, l'ensemble de ses idées, dévelop- 
pées et acquises par le travail, le perfectionnement 
de ses instincts physiques, grandis et épurés jusqu'à 
devenir des qualitésmorales. L'âme? C'était la mise 
en mouvement de son libre arbitre et de sa volonté. 
Pas autre chose? 

Et cependant, avec stupeur, il se rappelait que sa 
volonté était de haïr Adrienne ; que, livré à son libre 
arbitre, il se fût détourné d'elle avec horreur, et que 
pourtant une force, qu'il n'avait point su définir, 
mais à laquelle il obéissait malgré lui, l'avait conduit* 



I 



342 LES BATAILLES DE LA VIE. 

au chevet de l'enfant issue de la faute, et lui avait im- 
posé la compassion, pour le jeter enfin, tremblant et 
pénétré de tendresse, aux pieds de celle qu'il devait et 
qu'il voulait haïr. EtilTaimait. Ce n'avaitpas été une 
surprise d'un instant,une seconde d'attendrissement 
provoqué par un ébranlement des nerfs, mais un 
élan de miséricorde, profond et durable, comme un 
flot vivifiant largement répandu. Il l'aimttit et, il le 
sentait bien, toute sa vie il continuerait de l'aimer. 

Quelle puissance supérieure avait donc ouvert 
cette source sacrée qui rafraîchissait sa pensée? A 
quelle force,latente enlui, cette puissance s'était-elle 
adressée? Oh! Qu'on l'appelât son intelligence ou 
son âme, elle existait, elle brûlait, impalpable et di- 
vine, et ce n'était ni le hasard des éléments, ni la 
science des hommes qui avait pu la créer. 

Enlevé de nouveau en plein ciel. Rameau ne vou- 
lut plus en descendre. Il sentit déborder en lui un 
enthousiasme inconnu, s'allumer une ivresse déli- 
cieuse. Il lui sembla que son front brûlait, comme si 
sa pensée s'exaltait et tout son être s'emplissait d'une 
joie surhumaine. Toutes ses convictions anciennes, 
il les jugea fausses, toutes ses doctrines lui apparu- 
rent vaines. Autour de lui, il ne vit plus que des dé- 
combres stériles, et des ruinés poudreuses. La certi- 
tude d'un être supérieur, principe de toute grandeur, 
de toute pitié et de tout amour lui apparut. Avec 
un cri d'ineffable bonheur, il confessa son aveu- 



LE DOCTEUR RAMEAU. 343 

glement, et ouvrit ses yeux à la nouvelle lumière. 



Deux mois plus tard, par un beau jour de la fin 
dejuillet, l'église Sainle-CIolilde était pleine de tout 
ce que Paris comptait d'artistes et de savants, venus 
pour assister au mariage de W Adrienne Rameau 
et du docteur Robert Servant. La foule, écrasée dans 
la nef et les bas côtés, refluait jusque dans la rue. 
Par la grande porte, restée ouverte, on apercevait 
le chœur resplendissant de clartés, et on entendait 
les derniers accords de la marche nuptiale. 

Le cortège achevait d'entrer et, précédée par les 
deux suisses, frappant les dalles du manche de leur 
hallebarde, la fiancée au bras de son père traversait 
la nef, au milieu d'un murmure caressant longue- 
ment prolongé. Son teint rosé et ses cheveux blonds 
transparaissaient sous la blancheur de son voile. 
Elle marchait gracieuse et lente, les yeux baissés 
dans un recueillement grave, sans entendre aucune 
des louanges que méritait sa beauté. Rameau, très 
pâle, mais souriant et l'air heureux, allait comme 
au triomphe, portant haut sa belle tête couronnée 
de cheveux blancs. Derrière lui, Talvanne et Ro- 
bert, et la longue file de parents et d'amis, saluant 
sur leur parcours, entre les rangées des chaises, 
les figures de connaissance. Et, jetant avec un éclat 
joyeux ses pompeuses harmonies, l'orgue qui chan- 



344 LES BATAILLES DE LA VIE. 

tait, exaltait les cœurs, comme les fleurs partout 
répandues, les cierges étoilant l'obscurité, éblouis- 
saient les yeux. 

Arrivés à leurs sièges d'apparat, les mariés se pla- 
cèrent et la céré monie commença. En face du chœur, 
côte à côte, un peu séparés de leur famille, glo- 
rieusement assis sur des fauteuils dorés, ils étaient 
déjà unis dans une méditation recueillie. Le prêtre 
à Fautel lisait les textes sacrés, et le silence s'était 
fait profond sous la voûte, troublé seulement par le 
roulement des voitures et le murmure étouffé des 
curieux dans la rue. 

' Tal vanne, assis auprès de Rameau, comme un 
frère, regardait avec complaisance le jeune couple, 
admirait la beauté de la femme et la gracieuse tour- 
nure du mari. Et, pensant à tout ce qu'il avait*fallu 
d'efforts pour obtenir qu'ils fussent heureux, il bé- 
nissait la Providence qui avait souverainement ma- 
nifesté sa volonté. Après tant d'épreuves, on était 
au port, et on avait assez souffert : c'était fini il ne 
devait plus y avoir, dans l'avenir, que de la tranquil- 
lité et dé la joie. 

Au même instant, le prêtre, à pas mesurés, des- 
cendit de l'autel pour unir les jeunes époux. Le 
voile d'Adrienne relevé laissait voir son visage in- 
cliné dans une fervente prière .A la question : Prenez- 
vous pour époux... elle répondit un : oui, très dis- 
tinct, et son regard, un peu détourné, se fixa sur 



LE DOCTEUR HAMEAU. 345 

son père, pour lui offrir tout le bonheur qui s'épa- 
nouissait en elle. 

Ce bleu regard exprimait une tendresse si pro- 
fonde que le cœur de Rameau eut une palpitation 
exquise. En même temps, le soleil, illuminant les 
vitraux du chœur, vint caresser de ses rayons la tête 
blonde d'Adrienne et Téclaira comme d'une gloire 
d'or. Elle apparût ainsi, transfigurée, presque iso- 
lée dans une lumière divine, semblable à une jeune 
sainte descendue au milieu des hommes. Rameau, 
malgré ces yeux d'azur et ces blonds cheveux, ne 
vit plus en elle l'enfant issue de la faute, mais un 
ange qui lui avait été envoyé pour le consoler de 
ses tourments. Tout ce qui restait d'amer et de dou- 
loureux en lui, se fondit dans une extase délicieuse, 
et, plein d'une humble reconnaissance, il se courba. 
Talvanne, entendant Rameau parler tout bas, se 
pencha pour écouter, et il distingua ces mots mur- 
murés avec ferveur : 

— Mon Dieu !... Mon Dieu !... 

C'était l'athée qui priait. 



FIN. 



Paris. — Typographie Georges Chamerot, 19, rue des Saints-Pères. — 2331i. 




1 



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